Pour honorer la mémoire du Chirurgien, Marie a pris la décision de retourner en Afrique. Les enfants et ses amies du quartier ont tenté de l’en dissuader, mais elle a prétendu que c’était une nécessité. Un hommage qu’il fallait rendre à tout ce que ce dernier avait fait. À l’aéroport, les yeux de Marie sont couverts d’un voile bleuté. La responsabilité de l’emmener se recueillir au pays incombe à Hamadi. Il a emprunté de l’argent pour payer le trajet en avion. Marie est fière et majestueuse quand elle sort les billets un peu pliés de son sac en cuir usé. Lui a l’impression d’être redevenu un gosse. Le châle qu’elle porte est le même que celui du départ, quand ils avaient tenté leur chance des années plus tôt. Dans la file d’embarquement, elle est excitée, vive comme une gamine – Hamadi a un peu honte mais reste attendri. Quand l’avion décolle, sa mère lui parle de sa tante, la sœur de son père, celle chez qui ils vont résider. Cette dernière a gardé une maison au bord de la mer, mais pas sans que sa réputation se tache d’opprobre : on dit que sa famille à elle a survécu en collaborant. Hamadi fait mine de s’endormir pour ne pas écouter les cancans. S’il doit supporter ce voyage, qu’il appréhende sans se l’avouer, autant y aller l’esprit ouvert.
La chaleur le prend à la gorge à la sortie de l’avion, comme une poussée d’eau chaude contre son visage. Hamadi n’a aucun souvenir de cet air chaud, tout lui semble loin, neuf. Marie resserre le fichu autour de ses cheveux naturels, blancs et frisés. Elle ne veut pas prendre de taxi pour aller chez la tante, elle veut retrouver le bus bringuebalant qu’elle avait l’habitude de prendre pour s’évader des quartiers blancs et calmes quand le Chirurgien travaillait. Lorsque le bus se met en route et crache des bouffées de pétrole, Hamadi regarde le paysage par la vitre renfoncée. Les manguiers sont toujours là, le bord de mer lessivé par le vent aussi, il se dit que le voyage s’annonce plus agréable que prévu. Marie, elle, porte sa jeunesse en transparence. Elle semble plus heureuse qu’il ne l’a vue depuis des semaines, depuis que le Chirurgien est mort.
Cet état de grâce prend vite fin. Au milieu du chemin, devant un stand de fruits recouvert de mouches bruissantes, une police militaire arrête le bus. Deux types flanqués d’armes s’approchent pour faire un contrôle sans qu’on ne leur dise si cela est courant ou quelles en sont les raisons. Un homme à la peau luisante leur prend leurs passeports. Sans parler, il les regarde et presse les carnets de cuir entre son pouce et sa paume, à l’arrière du bus, deux femmes continuent de caqueter. Hamadi est surpris : les types n’ont pas l’air de chercher quoi que ce soit, pourtant, ils ne lui ont pas encore rendu ses papiers ou ceux de sa mère et ne semblent pas disposés à le faire. Même quand Marie ouvre son portefeuille avec une main et que les billets dérapent et se collent à la sueur de sa paume, il ne saisit pas. Soudain, quand elle déploie le bras pour tendre l’argent au policier qui s’accoude contre la barre en fer, il comprend et lui attrape le poignet avec un geste brusque, dur : hors de question de gâcher l’argent qu’ils n’ont pas. Il gonfle les muscles de son cou et se relève sur le siège en cuir vert usé. Le flic s’avance, caresse sans subtilité l’arme automatique qui rebondit sur sa hanche, l’air visiblement amusé. Hamadi remarque l’absence de peur du militaire. Le chauffeur se retourne, il ne veut pas de problème. Même la femme de la rangée de derrière, qui tient nonchalamment le poignet de sa fille, leur dit de payer. Hamadi se lève, plein de haine. Il pense à son père, sa mère, à son statut, à tout ce qu’il se doit de protéger. Puis, il pense à son genou. À la pression qui le ferait facilement craquer, à cette faiblesse physique qui lui rappelle la vulnérabilité et la promesse qu’il a faite à Aminata. Les deux militaires qui se tiennent encore en dehors du véhicule s’avancent vers le marchepied. Sous la main qui tient encore le poignet de sa mère, Hamadi sent un tressaillement. Un roulis doux, régulier. Sans s’en rendre compte, Marie pleure. Hamadi relâche sa poigne. Silencieux sous les rires des flics qui se moquent, goguenards, de la poigne tremblante qui leur tend leur dû, il tourne la tête pour ne pas être témoin de l’humiliation de sa mère. La femme de derrière secoue la tête, les deux vieilles au fond parlent de ces étrangers, qui viennent avec leurs passeports chatoyants et permettent à leur avarice de ralentir le trafic. Marie pleure encore un peu. Elle aimerait leur dire qu’avant, c’était elle, la plus belle femme d’Afrique.
La tante les accueille entre deux rangées de domestiques. Sa maison est grise, la piscine est devant, pour que ceux qui passent dans la rue puissent mieux voir le sol de marbre et d’or. Marie la complimente sur sa coiffure, Hamadi se tait. Après des effusions qu’il trouve très peu sincères, la tante leur fait faire le tour du propriétaire. Elle précise qu’elle choisit les bonnes avec soin et s’enorgueillit de leur donner du travail. Le regard de Marie s’attarde sur le marbre de l’entrée et sur les fleurs lascives qui pendent des vases. Dans la maison, le bruit se tait. Elle retrouve ce qu’elle a perdu sans que ce luxe ne lui appartienne. Elle marche dans la vaste maison comme si elle n’était jamais partie.
Le voyage ne dure pas longtemps. Ils ne vont pas visiter Conakry et Marie vient simplement faire son deuil en regardant la mer. À aucun moment pendant le séjour elle ne voit les affronts venimeux de la tante, qui sont pour Hamadi des sources répétées de frustration. Elle ne voit pas la haine sur les traits de celle qui ne supporte pas que la beauté survive à la perte. Trois jours après leur arrivée, Hamadi, distrait, se lève et débarrasse son assiette une fois son repas terminé. Alors, sa tante et son mari se fendent d’un rire gras, tonitruant et décomplexé. « Mais regarde le garçon, il lave comme une bonne ! » singe la tante, à peine capable de respirer. Les mains dans l’eau couvertes de savon, Hamadi se sent comme une attraction ridicule et grotesque. Il décide qu’il ne retournera jamais en Afrique. Il décide qu’il préfère être étranger ailleurs.
Le reste du voyage défile sans que personne n’ait envie de quoi que ce soit. On reste près de la piscine, aussi peu à l’aise que dans un club de vacances pour balthazars. Marie ne parle pas de l’incident, et Hamadi rumine dans son coin. Sur le chemin pour aller à l’aéroport, dans un taxi qui bave son pot d’échappement, il est soulagé. Ils rentrent à Paris pour trouver l’appartement de Bobigny et le rire insouciant d’Aminata. Dans sa chambre, Hamadi pense au voyage, à la mort de son père, aux années qui ont filé. Il se dit qu’il faudra faire mieux pour aider sa mère. Que cette dernière est tout ce qu’il lui reste pour ne pas se retrouver seul et perdu à la tête de cette famille qu’il n’a pour l’instant jamais réussi à aimer dignement. Il s’en veut, mais il a encore une chance. Il n’a pas tout perdu, puisqu’il lui reste du temps.