Un mois passe ainsi et Hamadi tient. La famille lui donne des forces que la vie engloutit. Tant qu’Aminata est là, il honore le pacte. À l’aise avec son engagement moral tant qu’il peut compter sur une béquille. Bien sûr, il a envie de boire – mais il a envie qu’Aminata soit fière de lui avant tout. Au bout de trente jours de visites quotidiennes, leur rapport est devenu enchanté. Il se sent fort, bien. Physiquement, il a récupéré. Il n’a plus mal au ventre. Le nouveau copain d’Aminata lui propose un week-end dans un chalet en Autriche. Elle appelle Fati, lui demande si elle pourra s’occuper de l’aîné pendant son absence. Sa sœur accepte, affirme qu’elle l’appellera, qu’au besoin elle viendra le voir. Aminata en parle à Hamadi qui l’incite à partir. Depuis un mois, il n’a pas touché à un verre d’alcool : il se sent confiant. Aminata part le cœur léger. Les premiers jours se passent bien, il assume, va au travail, trime sous les ordres de Marc, un connard de petit chef qui ne sait diriger sans harceler. Mais Hamadi tient, et sa fierté de tenir l’aide à continuer. Quand il rentre le soir, les frères restent impassibles. Normalement, Aminata le félicite tous les jours. Là, rien. Pas une reconnaissance, la même indifférence et des repas en commun où tout le monde est sur son téléphone, puisqu’Hamadi est sorti d’affaire, pas besoin de traitement de faveur.
Un soir, il rentre fatigué. Le mois de juillet est doux, sucré. Les terrasses des cafés, à l’entrée du métro, en sortant du travail, sont autant de pièges alléchants. Il se pose à un troquet, commande un café. Il a juste envie de souffler. À côté de lui, une table d’étudiants commande une giraphe de bière. Aminata lui manque, il se sent incroyablement seul. Encore une fois, il se retrouve sans personne à appeler, sans repères, sans famille. Il pourrait la déranger, il pourrait, théoriquement. Mais autour de lui, il ne sent que des fragments. Pas de clan, pas d’entourage. Pas de racine. Une sorte de dérive, qui sans être déchirante, résonne jusqu’à l’intérieur de ses os comme une longue note de vague à l’âme constante. L’odeur amère de l’IPA, ce breuvage de balthazars qui sent fort, flotte avec les restes de pots d’échappement et le parfum au jasmin d’une jeune femme qui vient de passer. Il réfléchit, regarde autour de lui. Il n’aurait peut-être pas dû se poser, pas une bonne idée que de se laisser penser. Il se décide à commander une bière – un demi seulement. Dans ce quartier, personne ne le connaît. On ne le saura pas. Une bière ne peut pas avoir tant d’effet, se dit-il, surtout chez un ancien alcoolique habitué à de grosses quantités. Il rentrera sans rien dire, personne ne verra rien. La première gorgée de bière est un nuage mousseux incroyable. Au bout de quelques temps, il ressent l’onde chaude du soulagement. Un déferlement lent familier, qui lui revient comme un vieil ami. Il termine la bière, décide qu’on l’a peu servi. Il reprend un demi. Deux heures plus tard, il se met en chemin vers Bobigny. Il a bu l’équivalent de quatre pintes, et son abstinence l’a rendu intolérant à de grosses quantités d’alcool. En arrivant à l’appartement, il se force à marcher droit. Il pousse la porte, fonce vers sa chambre. Les frères, eux, ne remarquent rien.
Le lendemain, il s’arrête dans le même bar, sort plus tôt du travail. Puis le jour après ça. Boire dans un autre quartier est sa solution miracle. Les frères admettent qu’il a rechuté au bout d’une semaine. Aminata, restée un peu à Vienne alors que son amant est en voyage pour le travail, n’est pas mise au courant. La situation part en escalade aussi vite qu’elle s’est calmée. Pour Adama surtout, elle est insupportable. Sans le dire, il avait cru à la guérison, même s’il s’en voulait de ne pas être celui pour lequel Hamadi voulait aller mieux. Le voir se gâcher encore le rend malade. Il ne peut pas comprendre, il ne veut pas comprendre. Voir son frère autant en souffrance le rend fou. Il l’aime trop pour pouvoir l’aider. Exactement dix jours après le départ d’Aminata, la veille de son retour, une dispute éclate entre les frères. Leurs voix retentissent dans tout le bloc. Puisqu’il ne sait pas le faire avec douceur, Adama essaye, une dernière fois, d’aider son frère. De la seule manière qu’il connaît.
Quand Hamadi rentre le dimanche, bourré et incapable d’articuler, Adama explose. Hamadi n’a pas réussi à ouvrir la porte lui-même. L’ombre jaune de la lampe du couloir décharné de l’immeuble et ses membres engourdis par l’alcool immobilisent ses mains. Elles tremblent. Pendant quelques minutes, il essaye d’introduire la clé dans la serrure ; la rencontre des métaux crisse, la pointe de la clé glisse contre la porte, il raye le bois. Adama lui ouvre la porte et commence à hurler. Il beugle pour les heures qu’il a passées à veiller dans la peur que le frère ne revienne pas, et parce qu’il n’a pas pu s’empêcher de vouloir que ça se produise. Il gueule, et quand il gueule son dos se voûte et sa poitrine se creuse, il sort la douleur et la honte, essaye de les expirer comme on recrache une bouffée d’air pleine de cendres. Les muscles de ses épaules se tendent, son cou est épais, le sang frappe contre les parois de ses veines. Il aboie à pleine bouche, sa salive coule comme de l’écume au bord de ses lèvres. Ses dents pourries par négligence, jaunies par les clopes sans filtres pointent à chaque attaque.
« Ferme ta sale gueule Hamadi. Si tu réponds je te défonce. Dans la famille on n’est pas des chiens. On n’est pas des traîtres dans des corps de chien. Je te préviens, ferme ta sale gueule ou je te défonce. Arrête de promettre des choses que tu ne tiens pas. Va mieux ou meurs, arrête. » Hamadi s’assied sur la chaise pliante de la cuisine, la mousse bleue se contracte sous son poids. Il ne sait plus l’heure qu’il est. Il baisse la tête pour cacher son haleine de gnôle et de menthe, persuadé qu’il a réussi à masquer sa rechute. Il gratte dans sa poche droite les chewing-gums sucrés qu’il utilise pour rafraîchir l’odeur d’alcool dans son souffle. « Ici, on n’est pas des fils de chien. Ici, on est droits. Ici, on est des hommes. Pas des gamins putain, t’as presque cinquante ans. On ne tapine pas ici, on est dignes. » Hamadi ne parle pas. Il n’a pas répondu, il n’a pas relevé les contradictions et les ordres désespérés de son frère. Il est resté assis la tête basse. Il pense lentement, ralenti par l’alcool. Quand Adama lui crie de fermer sa gueule mais de lui répondre, il ne fait que lever la tête. Il s’est résigné à être traité comme un chien. Il s’applique à en devenir un. Sa respiration est bruyante comme celle d’une bête encombrante, il tourne la tête de droite à gauche.
Adossé au mur à l’autre bout de la pièce, Yero les regarde, silencieux. Calme, attentif, il caresse la montre ancienne qu’il a au poignet et joue avec les ficelles en coton de son gilet. Il n’interviendra pas, seulement au plus critique de l’urgence. Il a essayé d’aider son frère. Il n’essaiera plus, sauf s’il le faut vraiment. Hamadi ne veut pas être celui qui fait exploser la famille. Il veut s’éteindre, partir. Son cerveau est confus. Il s’en veut de ne pas avoir tenu sa promesse, mais il avait trop mal. Il se penche en avant pour tousser. « Un traître dans un corps de lâche, Hamadi, répète Adama, qui ne réussit pas à s’arrêter. » Il le crie plus fort parce qu’il sait que dans l’appartement sombre où les cloisons sont des rideaux plastifiés, dans le trois pièces dénudé par les années où l’on a vendu les meubles achetés par les parents, personne ne viendra lui dire d’arrêter. Il peut gueuler, frapper, crever, on ne viendra pas l’aider. On ne viendra pas le chercher. Les voisins sont accrochés à se casser les ongles à leurs propres enfers, les autres rient de ceux qui parlent trop fort tard dans la nuit.
Hamadi n’avait pas le droit de chuter. Il était le plus beau, celui à qui on avait tout donné. Quand il s’était mis dans la situation du Bois, tout le monde l’avait aidé. Avec lui, on pensait enfin être sorti d’affaire. Adama a lui aussi des ennuis, lui aussi besoin de soutien, mais pour son frère il est là. Hamadi ne lui rend pas, Hamadi ne rend rien, Hamadi va mal. « Tu étais l’espoir d’une famille, espèce de chien, l’espoir de tes parents, et t’es pas capable de vouloir rester en vie. » Dans sa colère, Adama montre sa peur. L’impuissance devant ce frère qui sombre, l’espoir que ses cris le réveilleront.
Hamadi se tait, et puis, doucement, comme vient la nausée, sa colère monte. Il hait le chien qu’il est devenu, ressent la tristesse d’Adama comme une agression. Il hait ce chenil où il vit, ses deux frères tout aussi canins que lui. Il hait le plus jeune des frères et sa gueule carrée, qui attaque grogne et mord, et son corps fin hérissé de muscles secs, son habitude de sauter à la gorge de ceux qui l’approchent quand il a peur. Une sale bête battue, aux jambes maigres et aux yeux qui tombent. Un cul de portée. Il hait le frère du milieu, et son corps massif, son mutisme calme et menaçant. Il envie ce pouvoir qu’a désormais Yero, parce qu’il est le plus grand, le plus fort. Hamadi balbutie, répond à son tour. Qu’on le laisse tranquille. L’alcool, à ce moment-là, c’est le mieux dans sa vie, il se défend, injuste. Il boit parce qu’il aime ça. Il aime la chaleur et le sommeil, l’oubli. En acceptant d’être une bête, et considéré comme tel, il n’a pas à penser à l’homme qu’il est devenu. Il fait l’apologie de la boisson, et dit qu’avec une famille de cons pareils, il n’a jamais eu le choix.
Le premier coup d’Adama le surprend. Ses cris sont devenus un bruit blanc qu’il n’écoutait plus. Il tombe de la chaise, son coude cogne le sol, trop ivre pour avoir mal. Le frère s’arrête, il hésite, se décide à embrasser la violence. Il le frappe encore, pour qu’il ne parle pas, pour ne pas qu’il se relève, pour ne pas avoir à soutenir son regard étonné. Yero n’a pas besoin de parler pour arrêter les coups de son frère, il ne fait que se lever. Adama recule, il se frotte les phalanges, tremble. Sur le sol, Hamadi tousse, il cherche un appui avec le dos de son bras. Ils ne viendront pas l’aider, il se relève en se blessant les mains. Il glisse dans le sang épais qui coule de sa bouche, et s’ouvre la paume sur la canine qu’il a perdue. Le sang se mêle au sang, il ne pleure pas. La rage a débordé de ses poumons, il braille appuyé sur la table, le menton couvert de merde. « Fils de chien ! Vous êtes des fils de chien ! » Et l’insulte se retourne contre les accusateurs, sans originalité. Il pointe vers les frères un long doigt fin. « Fils de chien, je vais vous fracasser ! » Sa voix est grave, comme un cri de guerre bouffé de désespoir. « Fils de chien, je vais vous buter, vous éclater vos gueules. » Ses yeux sont gigantesques. Il se tait, les narines larges, immobiles, la bouche ouverte, qui goutte du sang. Les deux autres regardent ce corps qui souffre et se tord, cage thoracique disloquée par la férocité, souffrance qui explose les os et se fracasse dans les chairs. Yero réalise à quel point Hamadi a maigri. Ridiculement frêle, il gonfle la poitrine, carcasse ruinée par son propre désamour. Si Adama se rue sur lui pour le frapper encore, c’est à cause de ces yeux brûlants de mort. Il le cogne au visage, pour éteindre la folie. Il le cogne pour le mettre à terre, pour ne pas avoir à l’affronter. Quand il tombe pour la deuxième fois, il ne se relève pas. Il s’endort sur le sol de la cuisine, remue légèrement.
Le lendemain matin, il se réveille la joue contre le carrelage. Ses boyaux contractés par le retrait de l’alcool. Il lave. Les frères sont partis ailleurs. Une nausée le prend bas dans le ventre alors qu’il est penché sur le seau en plastique vert. Il déploie ses longues, belles mains sombres, et couvre son visage. Des larmes coulent le long de ses phalanges. Il se rassure de l’odeur du sel. Dans l’appartement, les hurlements, les grognements et les cris vibrent encore. Liés par la terre, l’effroi et le sang, leurs douleurs sont greffées sur le même corps. La bête à trois têtes a fait de l’enfer son foyer. Rendue folle par les plaies qu’elle ne peut pas lécher, elle se blesse quand elle mord, fratricide, le troisième de ses visages, son organe, sa gangrène.
Après cet épisode, le silence s’installe entre les frères. Les sœurs ont appris la violence, Aminata a accouru au chevet d’Hamadi qui l’a rejetée. Il a trop honte, trop honte de s’être battu avec sa propre famille parce qu’ils ne supportaient pas son échec. Il a peur aussi, de ne jamais pouvoir arrêter. Il se dit qu’il veut lécher ses blessures dans son coin. Il crèche chez Georges qui accepte de s’engueuler avec sa femme pour aider son pote. Pour autant, il n’est pas ravi d’accueillir tous les soirs un Hamadi ivre mort qui rentre en chantant ou en pleurant. Il appelle Fati pour la rassurer, Aminata aussi. Mais au bout d’un mois, il est décidé qu’il retournera au domicile des frères. Il est décidé qu’on l’aidera plus tard. Pour l’instant, personne n’a la force de faire plus que de l’héberger.
Quand il rentre à l’appartement, il reprend sa chambre décrépie. Depuis longtemps, les nuits n’existent plus. Son sommeil clignote au milieu de l’obscurité. Quand les rues sont marine, ses yeux sont ouverts et secs. La télévision jette sur le lit improvisé une ombre fantomatique qui s’étend avec le bourdonnement métallique des vieilles machines. La lumière spectrale se pose sur sa peau sans la toucher, elle blanchit ses ongles, meurt dans le noir incertain de l’appartement. Sans s’estomper, elle disparaît. Sa demi-conscience s’épuise sans qu’il réussisse à dormir, se couche pour se réveiller aux sons des rires factices des programmes de la nuit. Il ne revit pas quand la lumière du jour passe les rideaux trop fins. Le manque de sommeil le rend malade, des nausées au goût sec, minéral, qui lui remontent dans le nez. La dispute avec les frères est loin. Allongé sur le flanc, il tâte le trou mou laissé par la dent perdue. La fenêtre est ouverte. Les barres de logements sont posées sur le sol comme des déchets, les plus hautes sont lointaines, près de la gare, elles épaississent la nuit et s’enroulent dans un silence mat, déchiqueté de bruits épars. Inégales, elles forment une jungle sombre et bleuie d’arbres de ciment rectangulaires aux cimes écorchées et aux tronc percés de dizaines d’yeux prêts à crier leurs lumières jaunes.
Une pluie fine coule sur la fenêtre et humidifie le ciment des immeubles, bruine imperceptible qui se transforme en gouttes éparses. Elle ne lave pas, elle étend sur le sol une flaque souillée, elle ne touche pas Hamadi. Lentement, il se détend en regardant la nuit. La mélancolie déferle à l’intérieur de son ventre et recouvre tout, c’est le silence en surface. La vague a été gigantesque : des années d’espoirs, des rêves, une certitude de s’en sortir qui s’explose contre une vérité. La mort des parents et la cruauté des frères, son manque de courage, ses échecs, le mauvais départ. Il allume une autre cigarette et va chercher au fond de sa poche la rondeur froide et régulière du bouchon de bouteille qu’il garde toujours dans sa doublure, et le desserre entre deux doigts. Il boit pour calmer la douleur et chasser les rivages heureux de Conakry, ce temps fantasmé où tout était possible.