Prométhée

Dans l’ambulance, il s’est réveillé seul. Il a vu trois uniformes bleu et rouge, des coupes en brosse, des types blancs et trapus qui lui parlaient lentement. Il a vomi puis leur a dit son nom. Il a demandé à partir, arraché un mouvement pour se redresser mais une grosse main l’a plaqué au brancard, alors, il a commencé à gueuler. Ils lui ont dit de se calmer, d’arrêter, de ne pas faire l’enfant. Il a maugréé encore un peu et il s’est rendormi. Ils sont arrivés à l’hôpital. Ses yeux sont à demi fermés, les portes s’ouvrent, l’entrée est large. Le couloir, vert.

Quand il a refusé l’examen en réclamant Aminata, le vieil infirmier barbu a secoué la tête pour faire taire ceux qui voulaient utiliser la force. Il leur a expliqué qu’il allait se débattre et qu’il allait falloir l’attacher, que tout le monde était fatigué et que ça n’en valait pas la peine. L’infirmier est doux et résigné. Il calme son collègue qui n’a pas dormi et n’a pas choisi d’être là, celui qui déteste les poivrots presque autant qu’il déteste les Noirs. Dégoûté, il détourne le regard pour ne plus voir l’homme sur le brancard, à qui on a retiré ses vêtements mais qui n’est pas nu. Parce que sa maigreur est laide, qu’il n’a plus de corps mais un tronc étroit et déformé, noueux de souffrance, des bras longs qu’il ne maîtrise pas et une poitrine concave, douloureusement creuse. Les côtes, les clavicules sont proéminentes sous la peau desséchée, et la rondeur des os, comme une contradiction opulente dans ce désert de chair. Son squelette se dessine sous sa peau, fait déborder les yeux des orbites et les dents des gencives, un simulacre de vie grotesque. Relevé, il ressemble à un épouvantail famélique ; on voudrait lui peler la peau pour découvrir le faste jaune de ses ossements. Le vieil infirmier ose le regarder, les autres s’occupent pour ne pas avoir à le faire. L’aide-soignante blonde se dit qu’il serait plus beau mort.

 

Un médecin vient voir la famille, Georges reste avec eux et écoute la discussion. Le praticien leur présente la situation, s’attarde sur le mal-être de leur frère. Il dit qu’il faut réfléchir à une solution, qu’Hamadi est clairement endommagé par son style de vie. Aïssa lui explique que son frère ne veut pas se soigner – ils ont essayé, mais il refuse. Il boit et se laisse mourir. Alors, le docteur leur explique qu’ils peuvent, s’ils veulent vraiment, le forcer à accepter les soins. Il leur propose de placer Hamadi pendant quelques semaines dans un centre ouvert, une unité psychiatrique qui lui permettrait de se remettre un peu, de lâcher l’alcool, de respirer. Ils prennent une décision unanime ; même Arthur, depuis la Suisse, ne semble pas s’y opposer. Ils demandent les papiers et les signent, acceptent de se faire haïr d’Hamadi si c’est pour lui donner une chance en plus.

Il entre en psychiatrie le lendemain. Les deux premières semaines, il n’a pas le droit aux visites. La troisième, seule Aminata vient le voir. Elle lui donne des nouvelles du dehors, enthousiasmée, presque heureuse. Elle refuse de ne plus y croire, et se rend à l’hôpital tous les jours, immanquablement. Lui est morne, il ne répond pas à ses questions, il l’ignore, lui en veut toujours. Blessée, elle tolère pourtant ce frère qu’elle aime assez pour accepter son attitude. Cet emprisonnement, cette trahison de sa famille, Hamadi est entièrement contre. Pourtant, il est là. Sobre, entouré, vivant. De nouveau en sursis. Le séjour dure un mois, petit à petit, l’alcool se retire de son sang, mais les soins distraits des psychologues et les piqûres des infirmières ne l’aident pas. Il n’attend que de sortir. Quand on lui donne enfin la permission de rentrer chez lui, on lui indique qu’il faudra qu’il suive un parcours de soins précis : des rendez-vous réguliers chez un spécialiste, un suivi psychologique, des médicaments contre l’acidité des intestins. Il remballe ses affaires, laisse les photos qu’Aminata a apportées et se dirige vers la porte. Incapable de reconnaître que, si violent qu’il soit, cet enfermement a réussi à guérir ses terreurs nocturnes et ses obsessions de mort. Devant l’hôpital, Georges l’attend. Dans la voiture il est ému, solennel. Il essaye de réveiller son ami terne et renfrogné en lui parlant de la suite, il se tait quand il sent qu’il le doit. Il le dépose à l’appartement des frères en lui disant de le contacter dès que possible. Avant qu’Hamadi descende, il sort une enveloppe de la boîte à gants. Dedans, quelques milliers d’euros en liquide. La Fraternité s’est cotisée : pour lui donner un nouveau départ, le dépanner. Lui offrir un peu de temps et de disponibilité d’esprit, ou, si on en croit un mot sarcastique d’Arthur ajouté au chèque, pour lui permettre d’acheter des pompes décentes et pas des baskets de mendiant. Hamadi n’a pas besoin de dire merci. Il regarde son ami de toujours, son frère venu comme ambassadeur de la Fraternité et, sans mots, il lui dit le soulagement de l’avoir dans sa vie – d’avoir ces camarades qui jamais ne l’ont laissé, qui l’ont accepté sans se laisser décourager par ses échecs ou ses humeurs.

Il monte, même cage d’escalier, des retours qui s’enchaînent comme des défaites successives qui se terminent toujours au bloc 27, même destination, comme s’il n’avait pas bougé depuis son arrivée. L’appartement des frères est calme et vide. Un mot sur la table lui indique de faire comme chez lui – doux rappel qu’il n’y est déjà plus. Plus tard, Aminata débarque et apporte des clémentines en racontant comment elle a décidé de partir de son dernier job de barmaid dans une boîte de nuit. Elle parle d’organiser ses vingt-trois ans – quand elle mange les fruits, elle les pèle lentement à la manière de Marie.