Chapitre 4

La réunion de rentrée des jeunes enseignants était terminée. Julien fut l’un des derniers à en sortir. Après la fraîcheur climatisée de la salle, l’air chaud le saisit comme un gant humide. À l’angle de la rue, un panneau publicitaire annonçait déjà trente-trois degrés. La météo avait prévu une journée torride. Elle ne s’était pas trompée.

Dans la cour du centre de formation, tous commentaient la matinée. Sophie Giettaz avait beaucoup plu. Elle tranchait parmi ses collègues masculins. Jeune, abordable. C’était rassurant. Face à tant d’enthousiasme, Julien préféra garder pour lui la remarque de son directeur : « Elle risque d’être exigeante ! ». À quoi bon casser l’ambiance ? Il verrait bien le moment venu. D’autant qu’il n’avait pas à se plaindre. Son lieu de stage correspondait à ses vœux. Il avait un but, avait travaillé dur pour l’atteindre. Ça commençait à payer.

Quelqu’un proposa de partir à la plage. Natacha et sa colocataire Athéna s’approchèrent de lui.

— Tu viens avec nous ?

Il accepta. Un moyen comme un autre de se fondre dans le groupe.

Julien avait recherché Natacha sur les réseaux sociaux. Ce qu’il avait vu sur son mur Facebook lui avait donné envie d’en savoir plus ; il l’avait demandée comme amie. Elle l’avait aussitôt accepté avant de proposer qu’ils se retrouvent au café du Jardin, le bar de leur adolescence. Celui-ci avait été rénové. Lumière tamisée, banquettes taupe, tables en verre, clim… Une rénovation qui avait facilité leurs retrouvailles.

— Ça a vachement changé ! s’était-il exclamé en entrant.

— Toi, tu n’as pas changé, avait plaisanté Natacha. Toujours aussi roux, toujours aussi grand ! Et moi qui espérais t’avoir un peu rattrapé... Mais non !

La glace était rompue, le ton donné : parler de tout et de rien, anciens camarades, anecdotes d’enfance… Des choses légères, sans conséquence.

« Tout est aseptisé ici, avait-il pensé. Même nous. On évite ce qui blesse. Et surtout la mort de Jade. »

Il attendait autre chose de cette rencontre. Comme si elle le sentait, Natacha avait touché doucement son bras.

— Jade me manque encore, tu sais.

— Ah oui ? avait-il rétorqué. Tu n’es même pas venue à son enterrement ! Toute la classe de troisième était là. Sauf toi.

— Ne sois pas injuste. Tu sais qu’on venait de déménager à Bayonne… Que maman ne pouvait pas… Mamie est venue.

« Oui, pensa Julien, madame Barrieu était là. » Elle, qui avait martyrisé Jade toute une année ! Comme si sa présence pouvait effacer les humiliations, les oreilles tirées et les remarques assassines ! Qu’est-ce qu’elle croyait ? Qu’il avait oublié ? Ça l’avait mis en rage de voir cette vieille sorcière entrer dans l’église. Une rage qui lui avait permis de tenir tout au long de la cérémonie. Une rage qui le tenaillait encore.

« Mais Natacha n’y est pour rien, se dit-il, en voyant les yeux de la jeune fille s’embuer. Elle n’est pas comme sa grand-mère. Et Jade l’adorait. »

Natacha avait raison ; il était injuste. Il s’était radouci, lui avait tendu un mouchoir. D’une voix mal assurée, elle avait demandé :

— Tu ne m’en veux plus ?

Non. À elle, il avait pardonné.

 

***

 

Élise Giettaz était déçue. Sophie lui avait promis qu’après sa réunion, elles iraient voir l’océan. Passer un bon moment ensemble et échapper à la chaleur lourde de la ville, Élise s’en était réjouie toute la matinée. Et voilà que Sophie l’appelait pour lui dire que ce n’était plus possible, qu’il fallait qu’elle se procure une tenue adaptée à sa fonction. Quand Élise lui avait proposé de l’accompagner dans les boutiques, celle-ci avait refusé, lui suggérant d’aller seule à la plage.

Seule. Élise ne supportait plus de l’être. Elle s’asseyait en terrasse et buvait un café. Seule. Elle enviait ceux qui arrivaient en bande ou ceux qui attendaient quelqu’un. Ses amis lui manquaient. Sa maison de Savoie également. C’était plus dur encore qu’elle ne l’avait imaginé. Mais elle avait choisi. Il fallait assumer.

 

***

 

Après la plage, Julien et les deux filles se rendirent sur le port de Capbreton. Natacha voulait acheter du poisson.

— On va organiser un dîner-surprise pour Mamie. Elle adore ça. Julien, tu restes manger avec nous ?

— C’est gentil, mais une autre fois, répondit-il, tout en pensant que pour rien au monde il ne mettrait les pieds chez madame Barrieu.

 

***

 

Pendant que Natacha se garait dans le haut de la rue d’Aulan, Athéna insista une dernière fois.

— C’est sûr, tu ne restes pas ? Un colin au four, c’est super bon !

« Manger avec la vieille sorcière, même au champagne, non merci ! » pensa-t-il en s’éloignant d’un pas rapide. Il passait le coin de la rue des Maraîchers quand Natacha le rappela.

— Julien, attends ! J’ai beau sonner, Mamie ne répond pas.

Il fit demi-tour en maugréant qu’il devait bien y avoir une clé de secours. Natacha farfouilla sous un pot. La clé était là.

— Une cachette à peine prévisible, ironisa-t-il.

Athéna se mit à rire. Un rire insouciant, subitement interrompu par le spectacle qu’offrait la porte entrebâillée. Au bas des escaliers, bras gauche replié en un angle étrange, main droite tendue vers un stylo, Marguerite Barrieu fixait le plafond, comme elle avait autrefois fixé les élèves récalcitrants.

Natacha se précipita en hurlant « Mamie, Mamie ! » Julien la retint et la poussa vers le perron. Elle n’avait pas à voir ça. Alertés par les cris, des voisins apparurent dans les jardins. Athéna appela les secours. Agrippée à Julien, Natacha sanglotait. Des sanglots durs et douloureux qui la secouaient tout entière.

Il l’étreignit et lui caressa le dos mais ne versa pas de larmes. Ce qui se passerait ensuite, il l’avait déjà vécu. Deux fois. Pour la mort de sa sœur puis celle de son père. L’arrivée des pompiers, sirène hurlante, leur départ, dans un silence assourdissant, signifiant que plus rien ne pressait. Que tout était fini. C’est ce qu’ils avaient dit à sa mère « C’est fini, madame. Nous ne pouvons plus rien. » Julien avait été sidéré. Puis la douleur était venue. Et la colère.

Athéna et Julien restèrent avec Natacha jusqu’à l’arrivée de la mère de la jeune fille. Ils ne pouvaient rien faire de plus.

Athéna avait besoin de boire quelque chose de fort et pas envie d’être seule. Elle proposa à Julien de l’accompagner. Il accepta. Se retrouver face à lui-même dans un appartement vide, il n’y tenait pas plus que ça.

Place de la Fontaine Chaude, les terrasses étaient pleines. Ils eurent du mal à trouver une table. Chacun voulait profiter de ce beau soir d’été. Musique, rires et odeurs de nourriture s’élevaient. Ce retour à la légèreté était à la fois étrange et réconfortant.

— Pauvre femme, mourir comme ça, toute seule, c’est affreux, murmura Athéna en s’asseyant lourdement.

Julien ne répondit pas. Face à la mort, on était toujours seul, c’était une de ses rares certitudes. Une certitude douloureusement acquise.

— Mais vu que cinquante pour cent des accidents domestiques sont mortels chez les personnes âgées, continuait la jeune fille, on s’étonne moins. Même si c’est toujours aussi triste. Et si tu te demandes d’où je tiens ça, sache que je suis fille d’infirmiers, nourrie à chaque repas de ce genre d’informations, et que j’adore les faits divers.

Julien la regarda avec étonnement.

— C’est à la fois drôle et tragique, un fait divers, argumenta-t-elle. Par exemple, le gars qui a une envie tellement pressante qu’il s’arrête pisser n’importe où au bord de la route, ouvre sa braguette sans rien regarder et tombe quatre mètres plus bas, qu’est-ce que tu veux, moi, ça m’éclate. La vie, la mort, comme un film burlesque. Voilà c’est dit, j’assume. Maintenant tu connais tout sur moi, parle-moi de toi.

— Bof, grâce à Natacha tu dois savoir presque tout ce qu’il y a à savoir…

— Et pour le reste, tu n’as pas envie. Ok, je n’insiste pas.

« Elle est vraiment cool, pensa-t-il, cash et marrante. À la voir, avec ses petites tenues classiques et ses cheveux bien lissés, on ne dirait pas. »

— Natacha, tu l’as connue où ? poursuivit-il, en entamant sa coupe glacée. Au lycée ou à la fac ?

— En première, quand je suis arrivée à Dax. Elle, elle y revenait. On était dans la même classe. Je l’ai repérée dès le premier jour. Elle avait l’air vraiment sympa. Je me suis assise à côté d’elle le lendemain et je l’ai adorée tout de suite. On dit que les contraires s’attirent, c’est cliché. Mais dans notre cas, ça a vraiment été ça. On ne s’est pas quittées. Et on a eu le concours d’instit, en même temps !

Julien sourit. Athéna, blonde, grande, mince et directe, Natacha, petite, brune, un peu ronde, compensant sa discrétion et sa timidité par des tenues colorées et des boucles d’oreilles extravagantes. Si différentes. Pourtant entre elles, s’était nouée une solide amitié. Une amitié qui avait résisté au temps. Il les envia. Lui n’avait jamais eu de véritables amis. Sa sœur et les copains du foot, ça lui avait suffi. Après la mort de Jade, il s’était cantonné à des relations superficielles. On perdait trop à s’attacher.

— On s’est toujours soutenues, continua Athéna. Quand ma mère a eu son cancer ou quand le père de Natacha est parti, on était là l’une pour l’autre.

« Peut-être qu’on n’y perd pas tant que ça », songea Julien. Et, tout à coup, il eut envie de faire partie de leur petit cercle. Une pensée positive qui l’étonna, la première peut-être, depuis qu’il était revenu à Dax.

— Le père de Natacha est parti ? Elle ne me l’a pas dit.

— Elle n’en parle jamais. Tu sais comme elle est secrète. Quand ils ont déménagé à Bayonne, son père a rencontré une femme bizarre à la fin d’une conférence. Une sorte de gourou. Il s’est laissé embobiner, il l’a suivie. Maintenant il est dans une secte. Il a coupé tous les ponts avec sa famille. Natacha en souffre encore beaucoup.

Oubliant sa glace, Julien écoutait. Certaines choses s’éclairaient.

— La mort de sa grand-mère, c’est un nouveau coup dur pour elle. Elle était si heureuse de partager ses premières impressions d’instit avec elle. Elle l’adorait. C’est elle qui s’est occupée de Natacha quand elle est revenue à Dax. Sa mère ne pouvait plus rien gérer… Dépression.

— Je savais pas…

— Normal, ça fait longtemps que tu es parti. Mais c’était bien que tu sois là aujourd’hui. Un ami d’enfance, c’est hyper précieux. Oh ! Ta glace ! ajouta-t-elle, passant du coq à l’âne.

Il baissa les yeux. Sa glace avait fondu.

— C’est ma faute ! Je suis tellement bavarde. Tu en veux une autre ?

Non. Il allait courir. Il ne devait pas se laisser aller.

 

***

 

Sophie Giettaz déballa ses achats avec l’empressement d’une gamine. Élise ne voulait pas la contrarier, il lui fut pourtant difficile de feindre l’enthousiasme.

« Ce tailleur gris terne ! Et cette coupe ! pensa-t-elle. Elle croit être classique alors qu’elle est seulement fade. Si au moins elle avait pris un chemisier qui tranchait... Un vert anis ou un bel orangé. Sportive comme elle est, avec ce corps superbe, elle pourrait… C’est de ma faute, conclut Élise avec amertume, j’ai laissé mes parents l’élever. Ou plutôt, ils ne m’en ont pas jugée capable. »