Chapitre 5

Le téléphone sonnait. Monsieur Bordères pesta en voyant le numéro qui s’affichait sur l’écran. Il pesta encore plus en raccrochant. Il n’aimait pas se lever tôt et encore moins être mis au pied du mur.

 

***

 

Radio en sourdine, volets ouverts sur le jour encore pâle, Sophie Giettaz finissait son petit-déjeuner en lisant ses mails. Un démarrage en douceur qu’elle savourait d’ordinaire. Mais en ce matin de rentrée, son visage fin, sauvé de la banalité par un menton volontaire et des yeux mordorés, était tout sauf serein.

Un nouveau poste. Une nouvelle vie. Voilà ce qu’elle s’était dit en arrivant à Dax. Elle se savait déterminée et endurante. Elle réussirait.

« Je n’aurais jamais cru que ce serait aussi dur », pensa-t-elle, en balayant d’un regard las la cuisine à demi installée.

Elle avait eu une nuit difficile. Peu de sommeil et beaucoup de questions. Saurait-elle faire face, demain ? Tiendrait-elle le coup ? Serait-elle à la hauteur ?

Et maintenant, sa tasse posée dans l’évier, elle tournait devant sa glace. Tailleur, talons, cheveux bien lissés. Le miroir lui renvoyait l’image d’une étrangère. Tant pis. Elle se devait d’être parfaite. Tout était bon pour ne pas revivre l’humiliation de la journée de rentrée des stagiaires, quand l’inspectrice d’Académie l’avait convoquée d’un geste impérieux puis l’avait renvoyée d’un cinglant : « Vous représentez l’institution, soignez votre image ».

Elle s’était aussitôt ruée dans des boutiques chics et trop chères. Sous l’œil acéré de vendeuses hautaines, elle avait essayé puis s’était laissé imposer un tailleur pantalon gris terne qu’elle regrettait déjà et une paire de chaussures transformant chaque pas en haute prise de risques. Sophie avait du mal à juger ce qui lui allait. Elle en connaissait la cause. Le regard d’un père lui avait fait défaut. Son manque d’assurance chronique en était l’un des symptômes, l’autre était ce besoin maladif de se prouver qu’elle pouvait réussir. Ce besoin qui l’avait poussée à passer le difficile concours d’inspecteur de l’Éducation nationale. Si en compagnie, elle prétendait que c’était l’aspect financier qui l’y avait incitée – un meilleur salaire, des responsabilités, une des rares perspectives d’évolution de carrière – elle ne pouvait se mentir à elle-même : pour exister il lui fallait se dépasser. Et se dépasser la propulsait dans des situations qu’elle ne maîtrisait pas. Naissait alors l’impérieuse nécessité de se rassurer. En se dépassant plus encore. Un cercle vicieux qui lui avait valu deux divorces.

— Prends un amant, ma chérie, répétait sa mère.

Peut-être, mais elle n’en avait ni le temps ni l’occasion.

Au retour de son déprimant marathon dans les boutiques, elle avait trouvé l’appartement dans la pénombre, persiennes tirées. Assise dans son fauteuil, véritable reproche vivant, Élise fixait le vide, un recueil de poésie à ses pieds. Cette façon de la culpabiliser pour une sortie ratée, avait mis Sophie en rage. Une rage que dès l’enfance elle avait dû apprendre à contenir. Combien de fois, petite, la maladie de sa mère ne l’avait-elle pas privée d’une sortie longtemps attendue ?

Repoussant ses pensées noires, elle jeta un dernier regard au miroir. Sa nouvelle coupe, un carré plongeant, lui donnait du caractère. Elle mettait en valeur son nez droit et ses yeux noisette. Sans être belle, elle n’était pas si mal que ça. Pas si mal que ça, mais seule. Qui pouvait résister à la cohabitation avec Élise ? Qui à part elle ? Elle qui n’avait pas eu le choix. Elle n’avait pas d’enfants et, ça, c’était son choix. Elle n’avait rien voulu garder de ses deux maris. Parfois, elle le regrettait. Porter le nom du deuxième, ça l’aurait démarquée de sa mère. Elle ajusta sa veste. Ce tailleur gris si cher ne la flattait vraiment pas. Trop strict, trop austère. Trop apprêté. C’est ce que lui avait dit Élise quand elle avait déballé ses achats.

— Cette couleur ! Ce gris terne…

Elle ne s’était pas attendue à mieux. Sa mère n’aimait que les couleurs chaudes, les motifs ethniques et les vêtements en forme de sac : sarouels, tuniques et jupons. Comme si elle ne voyait pas son âge.

— Ce n’est pas comme ça que tu trouveras un nouveau fiancé.

C’était la nouvelle marotte d’Élise. Elle n’avait pas besoin d’un homme dans sa vie. Elle avait d’autres projets.

— Tu sais dans les écoles… avait-elle rétorqué sèchement.

— … Il n’y a pas beaucoup d’hommes, je sais. Mais peut-être quelques directeurs. Comme celui que tu dois voir tout à l’heure. Monsieur Bordure.

— Bordères.

— Bordure, Bordères, c’est pareil... Trente ans de MGEN, autant à la CAMIF. Une cinquantaine d’années. Jean repassé, chemise de lin et blazer. C’est ce qu’il te faut. Mais avant de céder, observe ses oreilles. Toute notre personnalité est résumée dans nos oreilles.

Sophie avait soupiré et retenu des mots cinglants. Cette panoplie New-Age dont s’entourait sa mère, numérologie, tarot et Yi-King, c’était insupportable ! Mais son Bordères était plus vrai que le vrai. À croire qu’elle l’avait rencontré !

Repoussant l’idée qu’elle se sentait déguisée, Sophie tourna sur elle-même encore une fois et scruta la glace. Plus grande, mieux habillée, mieux coiffée, elle avait l’allure attendue.

Quant à l’autorité, la fonction y pourvoirait.