Chapitre 25

Biddegain et Berthelin quittèrent l’hôtel de police à neuf heures. Berthelin conduisait ; Biddegain somnolait. À la sortie de la rocade montoise, la fine bruine qui les poursuivait depuis leur départ se transforma en bourrasques cinglantes. La jeune femme frissonna et monta le chauffage.

Les pins succédaient aux pins, l’eau ruisselait sur l’habitacle. Les rares maisons et leurs airials semblaient définitivement engloutis.

— Quelle horreur ces bleds, grommela Berthelin quand ils s’engagèrent dans la rue principale de Créon d’Armagnac. Comment peut-on vivre là ?

L’école tout en longueur était coincée entre un parking trop grand et une supérette minuscule. Les bâtiments ne respiraient ni l’opulence ni la joie de vivre. Sous le préau, deux jeunes femmes, presque encore des jeunes filles, tentaient tant bien que mal de contenir l’énergie d’une vingtaine de gamins énervés par la pluie. Le portail grinça, elles se retournèrent.

— Mademoiselle Muchuit ! s’exclama Biddegain surpris.

Natacha sursauta.

— Commissaire, que faites-vous là ? demanda Athéna.

— Je viens consulter les archives de l’école. Peut-être pouvez-vous m’aider ?

Elles s’excusèrent. Elles venaient de commencer leur deuxième stage en responsabilité, elles n’étaient arrivées que lundi.

— La directrice, alors, soupira Berthelin.

Elle était en classe. Pour qu’ils puissent parler tranquillement, il fallait que l’une d’elles aille surveiller ses élèves. Natacha choisit de rester sous le préau, Athéna guida Biddegain vers l’intérieur.

La classe sentait le fuel et l’humidité. Le poêle à mazout ceinturé de grilles de protection dispensait une faible chaleur. Les affichages se décollaient et les faux-plafonds étaient décorés d’auréoles brunâtres. Seules les tables et les chaises étaient neuves, leur design contemporain contrastant violemment avec le reste des lieux.

La directrice suivit leurs regards et haussa les épaules avec résignation. Elle était aussi jeune que les deux stagiaires. Elle expliqua qu’elle était la remplaçante de la remplaçante de la maîtresse titulaire. L’une était en congé maternité, l’autre avait une bronchite. Elle était arrivée en même temps que ses deux collègues et ne connaissait pas l’école. Les archives ? Il fallait qu’ils s’adressent à la mairie.

La secrétaire de mairie n’était guère plus âgée que les maîtresses. « À elles quatre, elles avaient quoi ? Même pas cent ans », pensa Biddegain qui se sentit vieux.

— Les archives de l’école ? Elles ont été détruites dans un sinistre. Un dégât des eaux pendant les vacances qui les a transformées en pâte à papier. Tout est perdu. Quel dommage que vous soyez venus pour rien. Vous auriez dû téléphoner. Si vous pouvez attendre, je vais essayer de trouver quelqu’un pour répondre à vos questions.

Ils attendirent. Biddegain tenta d’imaginer la vie de Louis dans ce village reculé. À vingt ans que pouvait-on y faire d’autre que du rugby ? Berthelin se plongea dans des prospectus vantant l’armagnac.

La jeune femme revint. Madame Bouthiers, la sœur de l’ancienne cantinière, saurait les renseigner. Elle leur tendit un plan sommaire : direction Notre-Dame des Cyclistes, à droite juste après la chapelle, un chemin gravillonné qui finissait en chemin de terre. C’était le premier airial sur la gauche. Ils ne pouvaient pas se tromper.

Ils se trompèrent pourtant. Lorsqu’ils arrivèrent enfin, la matinée était bien entamée. À peine avaient-ils claqué les portières, que la porte s’ouvrit. Madame Bouthiers les attendait.

C’était une belle femme, encore bien charpentée. Ses cheveux étaient blancs et son visage parcheminé, mais derrière les lunettes à double foyer, ses yeux châtains pétillaient. Elle devait avoir dans les quatre-vingts ans. Biddegain songea un instant à son père, plus racorni d’amertume chaque année, plus replié sur lui-même, attendant la mort dans un silence aussi rude que l’avait été son existence. « La vie a épargné cette femme-là », pensa-t-il.

Tendant leur carte professionnelle, ils se présentèrent.

— Monsieur le Commissaire, Madame… Elle s’effaça pour les laisser entrer dans la cuisine. Excusez le désordre, ajouta-t-elle en avançant des chaises.

Biddegain jeta un coup d’œil autour de lui et sourit. Quoiqu’ancienne et sombre la pièce rutilait. Pas une miette sur la toile cirée, pas une tache sur le sol lavé de frais. Sur le buffet luisant de cire, des tasses en porcelaine, filet d’or sur fond blanc, tenaient compagnie à une cafetière électrique qui glougloutait. Ouf, pensa-t-il, ils échappaient au café réchauffé.

Elle les débarrassa de leurs manteaux mouillés.

— Vous prendrez bien un peu de café ?

Ils acceptèrent avec plaisir.

— Jolies tasses, commenta Berthelin en prenant la sienne.

— Elles ne datent pas d’hier. Ce sont celles de mon mariage. Je ne les sors pas souvent. À mon âge, on ne voit plus grand monde.

Maugréant après ses rhumatismes, elle se pencha pour ouvrir le buffet et fit apparaître un saladier de merveilles. Biddegain en savoura une avant de poser la première question. Berthelin prit sa tablette.

— Madame Bouthiers, la secrétaire de mairie vous a expliqué la raison de notre venue. Nous cherchons des renseignements sur les enseignants de l’école dans les années 70. Je sais que ce n’est pas évident, il y a quarante ans de ça, mais …

— J’ai bonne mémoire, vous savez. Je l’entretiens, je fais des mots fléchés tous les jours. Et puis, comment oublier ces années-là ?

Son visage se contracta en une telle expression de souffrance que Berthelin lui proposa de s’installer dans le fauteuil qui trônait devant la télé.

— Non, répondit-elle. Le relax c’est pour le soir, pour « Les chiffres et les lettres ». C’est de penser à la mort de monsieur Bordères qui me fait mal. On en a parlé dans le journal. Quand je l’ai lu, je me suis dit que vous viendriez enquêter.

— Pourquoi ? l’interrompit le commissaire. Si vous saviez quelque chose, vous auriez dû nous contacter.

— Mais à la télé…

— Oh, à la télé, commenta Berthelin, c’est arrangé pour tenir en cinquante minutes. Nous il nous faut plus de temps.

— N’empêche, du temps vous en avez mis pour venir jusqu’ici…

C’était une vieille dame obstinée. « Peut-être fallait-il l’être pour vivre vieux. Le devenait-on en vieillissant ? » songea Biddegain. Il reprit d’un ton plus sec :

— Vous connaissiez donc Louis Bordères. Vous le connaissiez bien ?

Elle sourit.

— Bien sûr. C’est un village ici. Tout le monde connaît tout le monde. C’était un bon jeune homme. Qui avait fait des études mais qui savait rester simple. Il venait de la campagne. Il était comme nous. Il était apprécié. Le maire lui aurait bien marié sa fille. Pour qu’il reste…

— Mais vous, insista-t-il, vous le connaissiez personnellement ?

— Non, pas autant que ma sœur qui était cantinière à l’école. Mais j’en entendais parler. Je le croisais à la sortie des classes. On se saluait, on parlait des enfants.

— Vos enfants l’ont eu ?

— Mes neveux. Moi je n’ai pas eu d’enfants. On a parlé d’adopter et puis mon mari est mort. Je me suis occupée de mes neveux. Je les gardais le soir et j’aidais aux devoirs.

« La vie ne l’avait donc pas épargnée », se dit le commissaire.

— Vous aviez donc des contacts avec lui. Qu’en pensiez-vous ?

Elle réfléchit.

— Il aimait les enfants mais il se mettait vite en colère. Il était débutant, il voulait y arriver. Pour ceux qui ne comprenaient pas, il avait la claque facile.

— Les parents ne disaient rien ? intervint Berthelin.

— Les parents ? Ils trouvaient ça normal, il fallait se faire obéir. Un jour, il a assis le Paul Landabure, un garnement de première, en haut de l’armoire et il l’a oublié jusqu’à la sortie. Personne n’a rien dit. Et le Paul, il en rigole encore, même si à l’époque, il n’avait pas dû être fier…

— Et avec les adultes ?

— Je vous l’ai dit. Il était apprécié. Peut-être parce que le dernier qui parlait avait raison. Il était jeune, il n’osait pas contredire. Il allait dans le sens des autres. Toujours comme le directeur, comme le maire, comme le cantonnier.

« Cette femme est fine », se dit Biddegain. Il aurait fait le même portrait de Bordères, un suiveur, quelqu’un qui voulait être aimé et qui taisait ses opinions, sauf avec des plus faibles.

— Le directeur, c’était monsieur Andrieux ?

— Oui. Il était jeune lui aussi. Il avait à peine un peu plus d’expérience. Deux ou trois ans, c’est tout.

— Il était apprécié, lui ? demanda Berthelin.

— Si monsieur Bordères plaisait parce qu’il était discret, monsieur Andrieux plaisait parce qu’il était dynamique, et qu’il aimait le rugby. Il avait monté une équipe avec le cantonnier. Une petite équipe qui marchait bien. Le village suivait, c’était prétexte à faire la fête. Il aimait ça faire la fête, monsieur Andrieux.

— Vos neveux l’ont eu ?

— L’aînée. Le deuxième était chez monsieur Bordères et le petit chez Roland.

— Roland ?

— Le troisième maître.

Biddegain manqua s’étrangler. Trois maîtres ! Sur les photos trouvées par Martine, il n’y avait que Louis et Andrieux. La vieille femme se méprit sur son étonnement.

— Créon, c’était un gros bourg avant, vous savez. Il y en avait des enfants ! Ils étaient même quatre instituteurs.

Berthelin griffonna avec ardeur.

— Quatre ?

— Quatre avec madame. Enfin, les gosses l’appelaient madame mais c’était mademoiselle, elle s’est mariée quand elle a quitté le village. Donc, madame avait la maternelle, Monsieur Bordères et monsieur Andrieux les grands, Roland ceux qui apprenaient à lire. Il disait aux enfants de l’appeler Roland. Jamais monsieur.

— Pourquoi ?

— Oh c’était un original. Un hippie, on disait au bourg. Il est arrivé à la même rentrée que monsieur Bordères. Mais lui, il n’a pas plu. Cheveux longs, barbe, sandales même quand il pleuvait et gilet en peau de chèvre. L’instituteur, à l’époque, ça devait être un notable, un modèle. Alors celui-là ! Vous imaginez.

— Il était jeune ?

— Il n’avait pas cette excuse-là. Il avait dans les trente ans. Il n’était pas d’ici. Il venait de Toulouse, je crois. D’une grande ville en tout cas.

Biddegain haussa les sourcils.

— À qui il n’a pas plu ? Aux parents ou à ses collègues ?

— Les parents ont très vite parlé de retirer leurs enfants de l’école, de les mettre chez les curés. Le maire était fou de rage. On venait d’ouvrir une classe. Ses collègues, je ne sais pas. Les seuls qui l’adoraient c’était les enfants. Il savait y faire avec eux.

— Et votre sœur ? Elle était à l’école. Elle en pensait quoi ?

— Oh ma sœur… C’est pas compliqué. Elle l’a détesté dès le premier jour. Je ne veux pas en dire du mal, c’est ma sœur, mais elle était butée.

— Était ?

— Elle est morte, cinq ans après, la pauvre. Un cancer. À la fin, elle était toute maigre, toute transparente. Et pourtant c’était une force, ma sœur. Elle aimait cuisiner, manger. Maman lui disait « la gueule c’est ce qui te perdra, Lili. » Elle avait raison, c’est ce qui l’a perdue. Un cancer de l’estomac. Sous toute cette graisse, qu’elle avait, le docteur, il l’a vu trop tard.

Biddegain toussota.

— Mais pourquoi le détestait-elle ce Roland ?

— Parce qu’il était végétarien, qu’il ne mangeait pas à la cantine, qu’il s’amenait son repas. Et ça pour ma sœur, c’était…

— L’injure suprême, souffla Berthelin qui comprenait tout à fait.

— Oui. Elle s’est sentie méprisée et après, elle s’est butée. Et pas en silence. Tout le village en a profité.

La vieille femme s’interrompit, se leva et mit une bûche dans le poêle.

« Elle hésite, pensa Biddegain. Elle ne sait pas si elle doit parler. Respect du clan ou respect de la loiC’est un conflit vieux comme le monde ». Il fit un signe discret à Berthelin pour qu’elle prenne le relais.

— Ça a dû être une année difficile pour votre sœur. Confier son enfant à quelqu’un que l’on n’apprécie pas et qui ne reconnaît pas votre travail…

Du coin de l’œil, Biddegain vit le dos se raidir, le geste s’arrêter. La bûche roula à terre. Sylvie avait tapé dans le mille.

— Elle avait besoin d’être aimée et d’être vue, ma sœur. En disant du mal, elle existait. Elle n’était pas méchante, elle ne se rendait pas compte. Elle l’a bien regretté après…mais c’était trop tard.

— Pourquoi ?

— Il était mort. Il s’est pendu. Sous le préau.

La vieille femme se retourna. Ses yeux étaient rouges et ses traits las.

— C’est elle, ma sœur, qui l’a trouvé. Elle ne s’en est jamais remise. Juste avant de mourir, elle en parlait encore. Elle se demandait si ça lui serait pardonné là-haut. Elle n’avait pas voulu ça.

— Il avait laissé un mot, une lettre ? Quelque chose qui explique son geste ?

— Non, rien. Mais on savait tous pourquoi. C’était à cause de la pétition.

— Une pétition ? reprit Biddegain. Pour qu’il quitte le village ? Monsieur Bordères l’avait signée ?

— Presque tout le monde l’avait signée. Enfin tous ceux qui comptaient dans le bourg. Monsieur Bordères, il n’était pas chaud au départ mais les autres l’ont tanné. Qu’est-ce que vous vouliez qu’il fasse ? Pauvre jeune, il pleurait en annonçant aux élèves que maître Roland ne viendrait plus. Mon neveu en a parlé longtemps. C’était la première fois qu’il voyait un homme pleurer.

— Les autres l’ont tanné. Quels autres ?

— Ses collègues, le cantonnier, ma sœur …

— Le cantonnier, c’était Georges Hontanx ?

— Oui. Un malfaisant de première, celui-là.

Berthelin n’insista pas. Le commissaire l’approuva en silence. Il valait mieux se centrer sur Louis.

— La pétition, que disait-elle ?

— Je ne sais pas, je n’ai pas voulu la lire. L’académie a tout de même fait venir un inspecteur. De Mont-de-Marsan. La preuve que ça n’était pas rien.

— Et après ?

— Après ? Après, il s’est pendu. Voilà. Une remplaçante a été nommée. Elle portait des tailleurs et des talons. Tout est rentré dans l’ordre. Peu à peu, les enfants n’ont plus parlé de Roland. L’année suivante, les deux maîtres et mademoiselle sont partis. La remplaçante est restée, elle a épousé Hontanx. Vous savez tout. Tout ce que je sais.

La vieille dame commença à ramasser les tasses. Ils comprirent qu’elle ne dirait rien de plus. Ils la remercièrent, notèrent l’adresse et le numéro des neveux et nièces, puis prirent congé.

La pluie avait cessé. Sous la lumière oblique, l’airial se peuplait de fantômes. « Le spectre de ce Roland avait-il longtemps hanté Louis ? » se demanda Biddegain prenant le volant.

Leurs portables vibrèrent comme ils rejoignaient la route principale. La jeune femme décrocha la première. Il entendit Vignolles brailler quelque chose d’incompréhensible. Quand elle se tourna vers lui, elle était blême.

— Andrieux est mort. Sa femme est remontée dans la chambre après votre rencontre, tout était fini.

Il jura violemment. Le seul lien avec la mort de Louis venait de leur claquer entre les doigts. « Quel métier de merde on fait, pensa-t-il. Un homme est mort. J’ai privé sa femme des derniers instants avec lui et je n’en éprouve que du dépit pour l’enquête. »

C’était ça leur boulot, il le savait. Étouffer les émotions, les remplacer par des recherches minutieuses. Gratter sous l’apparence. Permettre que justice soit rendue. Mais depuis la mort de Louis, les émotions ne se laissaient plus contenir si facilement. De vieux souvenirs, dérangés comme des rats dans un grenier, montraient le bout de leur museau. Pour la première fois de sa carrière, l’une des victimes n’était pas un inconnu mais un ami. Un ami d’enfance.

Cette pensée lui fit l’effet d’un direct à l’estomac. Il eut à peine le temps de se garer sur le bas-côté avant de rendre tripes et boyaux. Berthelin lui essuya le front doucement, murmurant ce qu’elle répétait à ses enfants quand ils étaient malades « Ça va aller, Gaby, ça va aller… »