Chapitre 49

Julien était heureux de retrouver ses collègues. Ils l’avaient soutenu pendant son congé de maladie. Visites, chocolats, dessins des élèves. « Tu es notre héros », avait déclaré le directeur avec un léger sourire. Ce matin, autour de la photocopieuse, ils avaient parlé encore et encore de Sophie Giettaz. Ils la connaissaient tous. Et ils n’avaient rien vu, rien pressenti. Julien les avait laissé parler. Même s’il avait failli mourir - elle avait tout de même voulu le tuer - il pouvait la comprendre. N’avait-il pas passé le concours dans le même but qu’elle ? Atteindre quelqu’un. Venger un être cher. Aurait-il pu faire comme elle ? Aller jusqu’au bout ? Cette question, il se l’était posée en boucle pendant sa convalescence. Et il ne savait toujours pas. En tout cas, il était soulagé de ne pas l’avoir fait. De ne pas avoir eu à le faire.

Andrieux était mort. Sa mère lui avait raconté comment. « Il y a une justice », avait-elle conclu. Un semblant, du moins. Elle semblait en tirer de l’apaisement. Tant mieux.

Depuis, lui aussi se sentait plus léger. Tout avait été dit. Plus rien ne pesait entre eux.

La cloche sonna. Ses élèves l’attendaient, magnifiquement rangés sous le préau.

— Bonjour monsieur, s’exclamèrent-ils en chœur.

Gaétan, qui portait sur son visage la misère d’un enfant mal aimé, saisit sa main au passage.

— Je suis content que tu sois là, maître.

— Moi aussi, Gaétan. Moi aussi.

Et il était sincère. Ce métier, qu’il avait choisi pour de mauvaises raisons, il était en train de l’aimer.

 

***

 

— Le patron qui nous quitte pour tenir un gîte... Ça va marcher un truc pareil ?

Martineau préparait le café en maugréant. Il détestait les changements. Vignolles lui grommela d’arrêter de faire sa pleureuse. La vie continuait et le boulot aussi. Berthelin les interrompit. Elle savait que, sous ses airs bravaches, Vignolles était sans doute le plus affecté. C’était usant, tout de même, leurs chamailleries de gosse. Comme si ce n’était pas assez pénible sans Biddegain.

— Il n’y a pas de gâteaux ? claironna Frank.

Non. Il n’y en avait pas. Elle n’avait pas eu le courage.

 

***

 

Biddegain ne savait que penser. Générosité naturelle ? Fidélité à une amitié ancienne ? Il salua in petto le courage de Notz. Accueillir Élise après une épreuve pareille...

— C’est bien d’être venu, déclara le médecin en lui ouvrant la porte.

Biddegain n’eut pas le cœur de lui dire qu’il avait longtemps hésité. Affronter la situation ou fuir ? Il avait choisi d’affronter. Mais la boule au ventre.

— Comment est-elle ?

— Encore sous le choc et sous antidépresseurs. Presque mutique. Ce sera un moment difficile.

Le commissaire opina. Il avait cherché bien des entrées en matière. Aucune ne lui convenait. C’était ce qui l’effrayait. Que lui dire ? L’envie de partir le taraudait.

Notz dut le sentir. D’une pression sur l’épaule, il le guida vers le jardin.

— Suivez-moi. Elle occupe mon studio d’été.

La baie vitrée en surplomb donnait sur la forêt. Les pins s’étendaient jusqu’à l’horizon.

« Par temps clair, on verrait presque l’océan », pensa Biddegain avant d’apercevoir Élise, recroquevillée dans un fauteuil, tournant le dos à la lumière.

Hésitant, il s’avança vers elle.

— Gaby, murmura-t-elle en se levant.

Ses longs cheveux avaient été coupés court. Des mèches blanches les striaient comme les rides striaient son visage. Ses vêtements pendaient sur son corps amaigri. Il saisit ses mains glacées et les serra entre les siennes. Que pouvait-il faire d’autre ? Tout était consommé. Les mots ne servaient à rien.

— Sophie ? Elle a souffert ?

D’une voix étranglée, il l’assura que non. Le choc avait été violent et l’explosion quasi instantanée. En vérité, il n’en savait rien.

— Tant mieux. Tant mieux.

Elle s’agrippa à lui. Il referma son bras sur ses épaules. Sous ses doigts la clavicule saillait. Il pensa à un oiseau. Elle pleura longtemps ainsi et il la laissa faire, lui tapotant doucement le dos. Quand il la sentit se détendre, il la ramena à son fauteuil et tendit un livre.

— Je crois qu’il vous appartient.

Elle ouvrit le recueil et le regarda, incrédule.

— Hölderlin. Le livre de Roland. Je lui avais offert. Il l’avait dans sa classe. Où l’avez-vous retrouvé ?

Il aurait pu lui dire la vérité. Lui dire que Louis Bordères l’avait certainement emprunté - une litote pour ne pas dire volé - après la mort de Roland. Lui dire que la veille, il avait eu un coup de blues, des bouffées d’angoisse et de chagrin. Un peu de poésie serait peut-être salutaire, avait-il pensé. Il avait commencé le recueil trouvé chez Louis, lu les notes laissées par le lecteur précédent. Cette écriture élégante et anguleuse, il l’avait déjà vue quelque part. Soudain, il l’avait reconnue. C’était celle de Roland.

Il préféra se taire, de toute façon, elle ne l’écoutait plus. Du plat de la main, elle caressait la couverture usée. Il ouvrit discrètement la porte. Comme il franchissait le seuil, la voix d’Élise s’éleva dans la pièce. Il se retourna. Elle lisait. Il s’arrêta pour écouter.

— L’amour nous courbe tous… tous de force nous courbe la douleur…

Les vers d’Hölderlin l’accompagnèrent tout au long du trajet vers Lescun. À mi-montée, il s’arrêta. Le parapet avait été réparé. Du drame, rien ne paraissait plus. Il se pencha et scruta le ravin. « Qu’espères-tu trouver ? » se demanda-t-il. Le rapport de gendarmerie a été formel : du corps de la victime, nulle trace. Ni dans l’habitacle, ni aux alentours.

Il se détourna. Cette enquête n’était plus la sienne. La neige avait tout effacé.