Chapitre 8
ADAM
Adam resta silencieux et garda Mercy bien serrée dans ses bras : ça l’ancrait, et ainsi il ne risquait pas de grogner après les gentils agents de police.
Il évitait néanmoins de regarder son visage parce qu’il avait déjà du mal avec le vacarme et toute cette foule, alors la vue du bleu qui mangeait la joue de Mercy n’arrangerait pas les choses. Son instinct ne cessait de l’avertir avec insistance que quelque chose clochait, et cela depuis qu’il avait vu le bureau atterrir sur la chaussée et qu’il n’avait pas su tout de suite si elle y avait survécu. Il s’était arrêté de respirer. La simple pensée d’un monde sans Mercy…
Bon, ça non plus ça ne l’aidait pas à rester calme. Il avait l’impression que l’ennemi l’observait, que personne n’était en sécurité. C’était simplement les séquelles de son combat pour échapper aux griffes de ses kidnappeurs et de son intervention dans le combat de Mercy quelques dizaines de minutes auparavant. Il avait toujours eu ce sentiment d’être sans cesse sur la brèche, même avant de devenir un loup-garou.
Adam refusa poliment de répondre aux questions innocentes que Tony tenta de lui poser pendant que Sylvia s’arrangeait avec ses voisins. Le policier finit par abandonner. C’était un bon flic, ce Tony, et il savait qu’ils cachaient quelque chose. Mais Adam s’était soigneusement lavé dans la douche de l’exploitation vinicole inachevée en attendant l’arrivée d’Elizaveta. Il savait que les seules souillures restant de sa tuerie étaient invisibles, et il savait comment les dissimuler, même aux yeux d’un bon flic.
Tony ramassa une feuille qui s’était attaquée à sa chaussure et l’examina. Une facture d’électricité, aperçut Adam, mentionnant des impayés. Tony la serra dans son poing.
Le fait que Tony soit amoureux de Sylvia n’était un secret pour personne, pas plus que le refus ferme qu’elle lui avait opposé. Mais, à en croire Jesse, cela s’était produit plusieurs années auparavant, juste après la mort du mari de Sylvia. Tony avait respecté sa volonté et s’était mis en retrait, ce qui était la meilleure chose à faire. Mais, toujours selon Jesse, quelqu’un devrait lui botter le cul pour qu’il tente de nouveau sa chance.
Ou bien, à en juger par l’expression de Tony lorsqu’il enfonça la facture dans sa poche, un fae devrait détruire la maison de Sylvia, menacer ses enfants et laisser ses factures impayées flotter aux quatre vents. Sylvia était forte, intelligente et pouvait survivre par elle-même : elle n’avait nul besoin d’un prince charmant courant à sa rescousse. Mais un homme tel que lui pouvait avoir envie de faire tout ce qui était en son pouvoir pour la protéger, malgré tout.
Adam regarda Mercy pour voir si elle avait remarqué le geste de Tony, mais, dès qu’elle se rendit compte qu’il avait le regard posé sur elle, elle lui consacra toute son attention en souriant.
Ses lèvres étaient soulignées d’un trait noir qui tournait au gris vers le centre de la bouche. Si cela avait été du maquillage, l’effet aurait été intéressant avec son teint. Mais il savait, étant donné la manière dont l’argent lui avait brûlé la peau lorsqu’il l’avait embrassée, que ce n’était pas un nouveau rouge à lèvres. Il était aussi certain que l’argent qui imprégnait ses lèvres était lié à la façon dont elle avait extrait la substance de son corps à travers leur lien de couple. Il espérait simplement qu’elle n’avait pas d’autres séquelles graves. Ça signifiait peut-être qu’ils ne pourraient plus s’embrasser sans qu’il ait des cloques pendant tout le reste de leur vie, mais il pourrait s’y habituer s’il n’y avait rien de plus sérieux.
Il y avait quantité de choses dont il faudrait s’inquiéter demain. Mais pour le moment, ça suffirait. Il attendit que Sylvia soit bien montée dans la voiture de Tony. Puis, quand il considéra que tous ceux dont il se sentait responsable étaient bien en sécurité, il décida qu’il était temps de partir.
Il embrassa Mercy sur la tempe et dit :
— Attends ici.
Puis il partit retrouver ses employés au pas de course. Il trouva les deux Corolla de même modèle, celle dans laquelle il était arrivé et l’autre avec l’équipe de surveillance chargée de Mercy, garées près de la benne à ordures. Il demanda à l’homme qui l’avait conduit jusqu’ici de lui donner les clés de la voiture et de repartir avec les deux autres. En réunissant les trois hommes, il avait gagné un véhicule pour emmener Mercy chez Kyle. Il ouvrit la portière et aperçut, en se mettant sur le siège passager, une paire de chaussures qui appartenait à Mercy ainsi qu’une chaussette en dessous de la benne.
Il perçut l’odeur de Mercy, de la mort, d’un fae… et d’un loup-garou inconnu. C’est cette dernière qui lui arracha un grondement. Il avait oublié que Mercy était arrivée avec un loup-garou envoyé en renfort par Bran. Un loup-garou qui se rendait bizarrement discret.
Il semblait que quelque chose s’était passé en plus de ce à quoi il avait assisté.
Il récupéra la chaussette et les chaussures et ramena la voiture là où il avait laissé Mercy. Elle l’attendait bien sagement, et lui fit un signe joyeux de la main en le voyant arriver. Près d’elle, les yeux baissés, se tenait le fils de Zee. Maintenant qu’il n’avait plus de public devant qui faire bonne figure, il semblait inquiet.
Adam se gara, et Tad se tourna vers lui :
— Ça vous dérange si je viens avec vous ? demanda-t-il en lançant un regard contrarié à Mercy.
Tous ces bleus ne remplissaient pas Adam de joie non plus.
— Avant que tout ça arrive, j’étais censé ramener les enfants chez Kyle quand Mercy reviendrait, poursuivit Tad.
— D’accord, répondit Adam.
Même si Tad ne l’avait pas demandé, Adam aurait insisté pour le ramener. Il était hors de question qu’il laisse l’un des siens en position de vulnérabilité, et Tad appartenait à Mercy, et donc à Adam. Il lança un regard à Mercy et dit :
— Je vais conduire.
Il savait qu’il avait l’air aussi amoché qu’il l’était en réalité. Il s’était vu dans le miroir de la salle de bains après sa douche, et Mercy était plus douée que la moyenne pour lire sur les visages. Même la barbe naissante qu’il arborait ne suffirait pas à camoufler tous les dégâts.
Il attendit la réponse de Mercy. Il aimait bien leurs disputes, parce que très peu de gens osaient se disputer avec lui. Mercy était capable d’argumenter jusqu’à ce qu’elle remporte la victoire, qu’il la convainque que c’était lui qui avait raison, ou qu’il soit clair qu’elle ne gagnerait pas la partie même si elle était persuadée d’être dans son bon droit. Si ça la contrariait assez, elle trouvait un moyen de se venger : cette fichue épave de Golf était toujours perchée sur une seule roue dans le jardin, juste sous la fenêtre de leur chambre. Il commençait à bien aimer ça, non pas la Golf lépreuse – elle le rendait dingue – mais le fait qu’elle soit si impliquée qu’elle trouve que l’effort en valait la chandelle.
C’était une bataille qu’il ne perdrait pas, même s’il n’était probablement pas vraiment en état de conduire. Sa concentration était dans le même état lamentable que son humeur. Rien de tel que le manque de sommeil et la fatigue de la bataille pour alimenter une bonne vieille crise de folie routière. Mais il n’y avait pas moyen qu’il relâche suffisamment la tension pour laisser quelqu’un d’autre prendre le volant, même pas Mercy qui était pourtant une bonne conductrice.
Au lieu de protester, Mercy se contenta de s’installer sur le siège passager en souriant sans un mot. Étrangement, ça l’agaça bien plus que si elle avait essayé d’argumenter.
Mais il se mordit la langue parce qu’il aurait l’air d’un idiot s’il se mettait à lui hurler dessus pour ne pas avoir discuté ses ordres. Tad monta à l’arrière et boucla sa ceinture.
Adam sortit du parking, et Tad dit :
— Nous devrions récupérer l’autre loup-garou du côté du lycée. Il faut tourner sur la Dixième.
— Pourquoi s’est-il enfui ? demanda Adam avant de regarder encore en direction de Mercy.
— Il craignait que sa présence ne fasse que compliquer les choses.
Dans le rétroviseur, Adam remarqua que Tad pianotait nerveusement du bout des doigts en observant Mercy comme s’il était inquiet à son sujet.
— Qui a été tué près de la benne ?
— L’autre moitié de l’équipe de faes qui a tenté d’enlever Jesse, répondit Mercy d’un ton détaché, comme si elle parlait de sa liste de courses. Elle m’a sauté dessus quand nous nous sommes garés, et Asil l’a tuée. Le temps que je me dise que ce serait une bonne idée d’en parler à la police, les gamins étaient déjà partis en voiture avec le cadavre dans le coffre.
Adam faillit piler. À une autre occasion, l’idée d’un cadavre dans le coffre de la voiture des enfants l’aurait profondément contrarié, mais cela passa presque inaperçu après le nom d’Asil.
— Bran a envoyé le Maure ?
— Asil, acquiesça Mercy, et Adam sut qu’il n’avait pas mal entendu. Il a dit que c’était Charles qui l’envoyait, mais il parlait devant l’agent Armstrong du Cantrip.
Armstrong devait être l’agent fédéral qu’il avait trouvé chez Kyle, celui qui avait essayé de le convaincre d’attendre là-bas quand Adam avait voulu partir à la recherche de Mercy.
Celle-ci avait raison, c’était Bran qui avait envoyé le Maure pour assurer la protection de Mercy et Jesse. Le Maure, qui était tellement fou que son propre fils l’avait envoyé à Bran pour que celui-ci l’achève. Sauf que Bran, pour des raisons qui lui appartenaient, avait décidé de ne pas le faire.
Asil. Peut-être avait-il guéri de sa folie.
— Il a empêché cet enfoiré de ne faire qu’une bouchée de moi, dit Tad. J’avais affaire à plus fort que moi, et c’est un doux euphémisme. J’aurais peut-être été capable de retarder assez le spriggand pour permettre à Jesse et Gabriel de s’échapper avec les filles, mais tout juste, et il aurait fallu que je sorte tout ce que j’avais dans le ventre pour y arriver.
Il poursuivit en regardant d’un air sombre par la fenêtre :
— Et je n’en aurais pas eu suffisamment dans le ventre. Alors, heureusement qu’Asil est arrivé.
L’université avait changé Tad. C’était censé être le cas, Adam le savait. Mais en examinant Tad dans le rétroviseur un peu plus longtemps qu’il n’était raisonnable en conduisant, Adam avait peur qu’il ait acquis le genre d’expérience qu’un oisillon avait quand on le poussait du haut d’une falaise – au lieu de la branche la plus basse de l’arbre – et qu’il avait perdu des plumes dans la chute.
Adam aussi avait grandi de cette manière.
Le Maure les attendait, appuyé contre un lampadaire, avec une expression d’ennui profond. Adam n’avait jamais rencontré Asil, mais il avait effectivement l’air mauresque, animal et dangereux. Qui d’autre cela aurait-il pu être ? Il ne portait aucune marque du combat, même s’il était difficile de discerner un bleu à cette distance. Les gens le regardaient depuis leur voiture en le dépassant, principalement, se dit Adam, parce qu’il ne portait qu’une chemise d’été. Il fallait un œil plus exercé que la moyenne pour voir exactement ce qu’était Asil.
Il gara la Corolla contre le trottoir et croisa brièvement le regard d’Asil. Le vieux loup lui adressa un sourire plein de compassion, et Adam se surprit à le lui retourner. Le trajet allait être difficile. Probablement plus pour Adam, qui était toujours tendu comme une corde de violon à la suite des meurtres de la matinée. Mais si la moitié des histoires qu’Adam avait entendues étaient vraies, Asil oscillait de manière précaire entre l’humain et la bête, et il ne serait pas non plus facile pour lui de se retrouver coincé dans une voiture avec un autre loup dominant.
Asil ouvrit la portière derrière Mercy et se glissa sur la banquette arrière. Dès que la porte se referma, l’envie de sauter à la gorge du loup inconnu saisit Adam, qui serra plus fort le volant. Il ne fallait pas qu’il conduise dans cet état. Mais sans l’objectif d’atteindre la maison de Kyle en un seul morceau, il était certain de commettre un acte regrettable.
— Adam, fit Tad en s’éclaircissant la voix, parce qu’il avait senti sans l’ombre d’un doute l’atmosphère s’alourdir dans la voiture, il faut qu’on passe par chez mon père avant d’aller où que ce soit.
— Pourquoi ?
Cela sortit plus comme un grondement que comme un véritable mot. Adam devait réduire au minimum le temps passé dans cette voiture avec l’autre loup, et ça ne cadrait pas avec un détour imprévu. La présence d’Asil lui faisait l’effet d’une démangeaison entre les deux omoplates.
— Parce que cette foutue épée n’était pas le seul artefact fae avec lequel Sliver et Spice se baladaient, et que Mercy se comporte bizarrement.
Oui, rugit la bête qui vivait dans son cœur. Il y a quelque chose qui cloche chez Mercy. J’ai essayé de te le dire, mais tu pensais que c’était seulement dû au combat. Mais ce n’est pas le cas. C’est comme ce qui s’est produit l’autre fois, quand on a échoué à la protéger.
Adam tourna le regard vers Mercy, qui le lui rendit avec de grands yeux et un demi-sourire.
— Je vais bien, dit-elle, ce qu’elle n’aurait jamais dit, si ça avait été le cas, en tout cas pas avec ce ton-là.
Elle aurait plutôt dû être en train de se disputer avec Tad ou d’émettre des remarques sarcastiques à propos d’inconnus.
— Frotte-toi le nez, lui demanda Tad.
Elle se frotta le nez.
— Tapote-toi le genou.
Elle s’exécuta de nouveau.
— Tousse deux fois.
Elle mit la main devant sa bouche et toussa.
— Vous avez déjà vu Mercy obéir à trois ordres à la suite sans discuter ?
N’étant pas doté du don de double vue ou de la capacité d’entendre la bête intérieure d’Adam, Tad pensait devoir le convaincre.
— Pas même quand c’est Bran qui lui donne des ordres, acquiesça Adam en appuyant sur l’accélérateur.
Si la tension avait été forte auparavant, ça n’était rien comparé à la situation présente… et ça n’avait rien à voir avec le Maure.
Adam voulait tuer quelqu’un, n’importe qui si ça voulait dire que Mercy redeviendrait normale. Le volant gémit entre ses doigts. Il se força à desserrer les poings et se concentra pour ne pas perdre le contrôle de lui-même.
L’autre loup-garou faisait de son mieux pour lui faciliter la tâche en gardant le silence le regard braqué sur sa fenêtre pour éviter de croiser celui d’Adam. Adam appréciait l’attention et faisait son possible pour lui rendre la politesse autant que faire se pouvait avec la vague de colère qui menaçait de l’aveugler.
— Qu’est-ce qu’ils ont utilisé ? Et que peut-on y faire ?
Il parlait les dents serrées, luttant pour garder sa forme humaine et rouler droit. Il serra encore les mains, et quelque chose sembla céder dans le volant. Quand cela ne sembla pas affecter sa capacité à braquer, Adam décida de ne pas y prêter plus d’attention.
— J’ignore comment on peut l’aider, admit Tad. Mais mon père le saura. Il ne peut plus utiliser de téléphone : Mercy l’a appelé hier, et les hautes sphères ont donc décidé de le priver de ce privilège. Mais j’ai un moyen de le contacter à la maison.
OK. Zee était un ami. Adam inspira profondément et tenta de convaincre son loup que se métamorphoser maintenant était véritablement une très mauvaise idée.
— Qu’est-ce qu’elle a ?
Il ne connaissait rien à la magie fae, mais ne pouvait s’empêcher de demander. Peut-être était-ce quelque chose qui finirait par s’estomper.
— Un artefact. Des menottes en os, expliqua Tad. C’est censé rendre les prisonniers dociles. Avant qu’Asil la tue, est-ce que Spice t’a mis des menottes, Mercy ?
— Juste une, pépia joyeusement Mercy. Mais je me suis changée en coyote et je l’ai enlevée. Asil a mis les menottes dans le coffre avec le cadavre.
— Si c’est bien le cas, intervint Asil, pourquoi est-ce que ça ne s’est manifesté qu’après la bataille ? Elle n’était pas précisément docile quand elle s’est jetée sur le fae dans l’appartement.
— Je ne sais pas, admit Tad. Peut-être parce qu’il n’y a eu qu’une seule menotte. Peut-être parce qu’elle ne l’a pas portée très longtemps. Mais vous le voyez, Adam, n’est-ce pas ? Il m’a fallu un moment pour être sûr.
— Oui.
Sa bête l’avait tout de suite remarqué et avait réagi frénétiquement, mais Adam avait refusé de voir ce qui clochait.
La maison de Zee se trouvait à moins de deux kilomètres du lycée de Kennewick, une petite demeure victorienne nichée dans un petit ensemble de maisons datant du temps où Kennewick était un micronœud de transport faisant le lien entre le fleuve et la voie ferrée. La maison aurait eu besoin d’un petit coup de peinture et de quelques travaux sur le porche. Le jardin était minuscule, comme c’était souvent le cas à l’époque où l’usage des chevaux signifiait que la distance entre les maisons avait une plus grande importance. Le jardin et la maison étaient ceints d’une grille en fer forgé dont la finesse semblait parfaitement appropriée au logis d’un fae qui avait reçu le baiser du fer.
Adam posa la main sur l’épaule de Mercy et ouvrit la marche vers l’entrée de la maison. Même à travers son sweat-shirt, il pouvait sentir l’argent qui courait dans ses veines.
Tad tourna la poignée sans déverrouiller la porte, mais Adam eut le sentiment qu’il l’avait déverrouillée d’une autre manière. Mercy aurait pu le dire, parce qu’elle sentait bien mieux la magie que lui.
La maison de Zee contenait peu de meubles, et des meubles pas très raffinés malgré les ornements victoriens de la maison tels les lustres et les lambris. Dans le salon, il y avait un canapé et un fauteuil assortis qui semblaient confortablement usés. Une télé à écran plat ornait le mur entre deux bibliothèques intégrées remplies de livres de poche. Un tapis fait main adoucissait le sol en bois massif.
À droite, une porte ouvrait sur une cuisine-salle à manger avec une table pour deux datant des années 1950 qui avait passé le stade du vieillot et était devenu vintage. Sur le mur près de la table se trouvait une grande photo d’un jeune homme à l’air sérieux qui ressemblait beaucoup à Tad. Il portait un costume et était accompagné d’une jolie femme en tenue de mariée avec une coiffure bouffante comme c’était à la mode plusieurs décennies plus tôt. Son sourire radieux éclairait la pièce, même en ne provenant que d’une photographie.
Mercy ralentit un instant devant la photo.
— Viens, Mercy, lui dit Tad, et elle obéit aussitôt.
— C’est bon, on a compris, gronda Adam, incapable de réprimer sa colère, même si ce n’était pas la faute de Tad. Ça suffit.
Asil n’avait pas prononcé un mot, se contentant d’observer les événements. Il ne protesta pas quand Adam ralentit pour éviter d’avoir l’autre loup derrière lui.
Tad leur fit emprunter l’escalier étroit et raide typiquement victorien qui menait au premier étage, puis les mena le long d’un couloir. Au bout de celui-ci se trouvait une demi-porte de cinquante centimètres sur soixante-quinze, le genre qui aurait pu ouvrir sur un panier à linge ou une desserte. Comme elle se trouvait près de la salle de bains, Adam aurait parié sur le panier à linge.
Tad saisit la poignée et ferma les yeux. Mercy tressaillit et se rapprocha d’Adam en regardant fixement le sol, cherchant à s’éloigner du mur. Adam pouvait sentir son malaise, et il passa un bras autour de ses épaules. Ses sentiments se lisaient clairement sur son visage, or Mercy aurait refusé de montrer sa peur si elle avait eu le choix. Elle observait le mur comme s’il y avait un monstre en train de ramper à l’intérieur.
— Ils ne se sont pas contentés de la rendre docile, fit remarquer Adam.
— Non, reconnut Tad, la main toujours sur la poignée. Je pense que ça lui vole son libre arbitre. Ainsi, elle est disposée à répondre aux questions, obéir aux ordres… et ne cache pas sa peur si quelque chose l’effraie. Tout va bien, Mercy, ajouta-t-il en la voyant s’éloigner encore de lui. C’est de l’ancienne magie, mais elle me connaît, et elle ne fera de mal à personne ici et maintenant.
— Soigneusement formulé pour un fae qui n’a pas l’obligation de dire la vérité, dit Asil.
Tad se tourna vers le loup et lui répondit calmement :
— Je suis toujours prudent avec la vérité. C’est une chose puissante qui mérite le respect.
— Bien sûr, répondit Asil, quand vous serez plus vieux, vous aussi vous vous retrouverez à supposer que personne sauf vous n’a cure des choses importantes. Je ne voulais pas vous offenser : vous m’avez simplement surpris.
— Qu’est-ce que tu vois ? demanda Adam à Mercy, qui regardait quelque chose que lui n’arrivait pas à percevoir.
— De la magie, lui répondit-elle, de la vieille magie fae qui remonte de la cave vers la main de Tad comme un chat qui attend une friandise.
Elle contempla Tad et parut un instant plus fae que lui.
— Elle t’aime bien, mais n’est pas très contente de nous voir.
Tad lui sourit d’un air rassurant.
— Elle saura se tenir.
Le bouton de porte en verre laiteux tourna de lui-même, ce qui déplut à Adam autant que la description que venait de lui faire Mercy. Il n’avait pas la capacité de sentir la magie, à moins qu’elle soit très forte, et il n’aimait pas ce qu’il ne pouvait pas percevoir.
Quand Tad éloigna sa main de la porte, celle-ci s’ouvrit sur des marches en bois sombre encore plus étroites et raides que celles qu’ils venaient de gravir. Elles formaient un escalier en colimaçon qui s’insérait dans l’étroit placard à linge et ne s’élevait que sur quatre marches avant de tourner.
Tad s’avança, et Adam entendit le bois brut du haut de la porte s’accrocher dans le tissu de sa chemise. Asil lui emboîta le pas, et Adam poussa Mercy devant lui dès que les pieds du vieux loup disparurent dans l’escalier.
Le passage était étroit, même pour Mercy qui se cogna le genou et cessa d’avancer en faisant la grimace.
— Ça va ? lui demanda-t-il, la main posée sur sa cheville.
— Non, répondit-elle d’un ton indifférent. Pas vraiment. C’était le genou que j’ai amoché dans l’accident, et il y a un fantôme.
— Un fantôme ?
Il savait que Mercy pouvait voir les fantômes, mais elle ne le lui disait pas, en général, lorsqu’elle en apercevait un. Elle lui avait expliqué une fois que la plupart des fantômes n’étaient que de tristes souvenirs et que ceux qui étaient presque vivants le supportaient mieux s’ils ignoraient qu’elle pouvait percevoir leur présence. Adam s’était dit qu’il y avait quelque chose d’important dans tout cela, mais n’avait pas essayé d’en savoir plus.
— Moui, répondit Mercy. Juste devant moi. Je crois que c’est celle qui regarde parfois par la fenêtre de la salle à manger de Zee.
Adam ne voyait rien, en dehors du dos de Mercy à cause de ce maudit escalier en colimaçon, mais il aurait probablement été incapable de voir un fantôme même dans une large pièce.
— Tu peux la faire bouger ? demanda-t-il.
— Je crois que c’est une répéteuse, dit Mercy sur un ton hésitant.
Un fantôme répéteur, elle le lui avait expliqué, était un fantôme qui ne réagissait pas à l’environnement et se contentait de répéter la même action inlassablement, toujours au même endroit le plus souvent, et parfois à la même heure de la journée. C’était plus une empreinte que la réminiscence d’une véritable personne.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle pleure.
La voix de Mercy s’affermit, et elle sembla un peu plus elle-même.
— C’est ce qu’elle fait aussi à la fenêtre. Je me demande si elle était aussi pleurnicharde de son vivant.
Adam avait conscience d’entendre Tad et Asil discuter quelque part au-dessus d’eux, mais son attention était concentrée sur Mercy, et il ne put réagir assez rapidement lorsque Tad dit :
— Mercy, qu’est-ce qui vous retient ? Allez, montez !
Elle gravit les marches sans plus prêter attention au fantôme. Il était trop tard pour intervenir, alors Adam se contenta de la suivre. Il ne vit rien d’inhabituel, ne sentit même pas un frisson, mais quand il arriva en haut ce fut pour trouver une Mercy tremblante et les lèvres pincées.
— Mercy, ça va ? s’inquiéta-t-il.
Elle le regarda en secouant la tête d’un air solennel.
— J’avais tort. Ce n’était pas une répéteuse. (Elle se frotta les mains l’une contre l’autre et regarda par-dessus son épaule.) Mais elle ne peut pas entrer ici.
— Qui ça ? demanda Asil.
— Qu’est-ce que ça change que ça n’ait pas été une répéteuse ?
La mine de Mercy ne plaisait pas à Adam : elle était trop pâle, et la sueur perlait à son front.
— Ça signifie qu’elle a essayé de s’accrocher à moi, soupira Mercy en serrant ses bras contre sa poitrine et en sautillant sur place.
— Qui ça ? répéta Asil.
— Une minute ! rugit Adam, mais il parvint à ne pas regarder Asil et à éviter une escalade regrettable.
Un grondement d’avertissement fit vibrer la poitrine du vieux loup.
— Désolé, fit Adam au prix d’un effort visible. Mercy, je peux faire quelque chose ?
Elle secoua la tête.
— Non. Ça va. C’est simplement que ça ne m’était jamais arrivé. Elle s’est accrochée à moi, et je n’arrivais pas à lui dire de partir. (Elle réprima un frisson.) Mais Zee a protégé cette pièce avec des barrières magiques, et elle n’a pas pu me suivre.
Elle avait couru un danger en présence d’Adam, et celui-ci n’avait rien pu faire. Il l’avait laissée garder ses distances parce qu’elle n’était pas très friande de câlins en public, et dans son état ce n’était de toute façon pas conseillé. Mais quand elle se mit à claquer des dents, il l’attira dans ses bras. Elle avait la peau glacée et se laissa aller contre lui. Elle était tout en muscles et en os… et serait terriblement offensée si elle devinait qu’Adam la pensait fragile. Mais sans son immense force de caractère, elle était tellement… petite.
Elle cessa de grelotter presque immédiatement. Elle regarda par-dessus l’épaule d’Adam et répondit à Asil.
— C’était un fantôme. Je l’ai parfois vu traîner dans la maison.
— Notre maison est hantée ? s’exclama Tad d’un air surpris.
— Elle ne vous dérange pas, répliqua Mercy sur un ton défensif.
Elle s’éloigna un peu, et Adam relâcha son étreinte.
— Je vous l’aurais dit, si elle vous avait posé un problème.
Jugeant que la crise avait été évitée de justesse, Adam regarda autour de lui. Ils se trouvaient dans une pièce longue et juste assez large pour se tenir à trois de front. Le sol était couvert de plusieurs couches de tapis persans qui semblaient valoir une petite fortune. Des bibliothèques dépareillées couvraient l’un des murs en longueur, certaines en bois ouvragé à la main tout droit sorties d’un musée, d’autres seulement constituées de parpaings et de planches en bois brut. Les deux étagères supérieures de chacune de ces bibliothèques supportaient une sélection d’objets en métal non peint. Les autres étaient remplies de toutes sortes d’armes tranchantes. Les livres, qui étaient nombreux, étaient empilés sur le sol à l’autre bout de la pièce. Le mur qui faisait face à la porte par laquelle ils étaient entrés était complètement occupé par un énorme miroir.
— Tu peux fermer la porte, Mercy ? demanda Tad en s’avançant vers le miroir. Je n’active pas le miroir tant qu’elle est ouverte.
Adam atteignit la porte avant que Mercy puisse faire un geste et referma le battant au nez du fantôme. Le fait qu’elle continue à obéir aveuglément aux ordres ne lui plaisait décidément pas, même s’il était persuadé que Tad n’avait pas voulu exploiter cela. Il savait que donner des ordres à Asil ou à Adam dans les circonstances actuelles n’était pas la meilleure des idées, et avait donc fait appel à Mercy.
Mercy effleura la porte fermée.
— Il y a une sorte de magie, murmura-t-elle.
— Des protections, confirma Tad sans se détourner du miroir. Pratique pour éloigner fantômes et espions.
Il toqua trois fois sur le miroir et dit :
— Spiegel spieg’le finde, Vaters Bild und Stimme,
in der Tiefe Deiner Sinne, seiner Worte seiner Form,
meiner Worte meiner Form, führe, leite, führ’ zusammen,
deiner Wahrheit Bindeglied,
verbinde unsere Wirklichkeiten,
Wesen und Natur im Lied !
— Miroir, mon beau miroir, murmura Asil quand Tad eut terminé.
— Chut, fit Tad, ce n’est pas ce miroir-là. Il a été cassé, et bon débarras. Ne donnons pas de mauvaises idées à celui-ci, par pitié.
Adam ne sut dire s’il était vraiment sérieux.
Après quelques minutes pendant lesquelles le miroir ne fit rien de plus intéressant que de refléter les personnes présentes dans la pièce, Asil commença à examiner les objets sur les étagères, mais en gardant les mains dans les poches. Cela lui donnait une bonne excuse pour tourner le dos à Adam, ce que ce dernier appréciait à sa juste valeur.
Mercy s’accroupit pour mieux voir les livres. La plupart étaient de vieux ouvrages en allemand. Mais Adam remarqua la présence de quelques romans policiers plus récents, et ce qui ressemblait bien à une collection complète en poche de comics Doc Savage numérotés de 1 à 96. Mercy tendit la main vers un vieux grimoire, et l’instinct d’Adam le poussa à lui saisir la main.
— Ce n’est pas prudent de fouiller dans les affaires d’un vieux fae grincheux, lui rappela-t-il.
— Mais c’est ce grimoire qui veut que je le touche, expliqua-t-elle d’un ton naïf.
— Raison de plus pour ne pas le faire, insista Adam en gardant sa main prisonnière.
Un prisonnier docile, pensa-t-il, est censé obéir à tous les ordres qu’on lui donne, qui que soit ce « on »… même s’il s’agit d’un objet. Il se demanda si le fantôme lui aurait posé autant de problèmes si elle avait eu tout son libre arbitre. Il jeta un coup d’œil en direction du miroir, mais il continuait à bêtement refléter la pièce.
— Tad, que se passe-t-il ?
— Chut, répondit le jeune homme. Pas si fort. On pourrait nous entendre de l’autre côté du miroir. Il arrivera dès qu’il le pourra.
— Il y a beaucoup de métal dans cette tanière de fae, constata Asil à mi-voix. Et tant de magie que j’ai le nez qui me démange.
— Zee est forgeron, répondit Mercy sur le même ton en s’appuyant contre Adam. Il a reçu le baiser du fer. Siebolt Adelbertsmiter.
— Le Forgeron Noir de Drontheim ? s’étrangla à moitié Asil, la mine soudain tendue.
— C’est lui, acquiesça Tad en détournant le regard du miroir parce que Asil était plus intéressant.
Enfin, c’était la raison pour laquelle Adam regardait le vieux loup. Heureusement, ce dernier avait le regard braqué sur Tad.
— Votre père, c’est Loan Maclibhuin, le Forgeron Noir de Drontheim ? insista Asil en se tournant vers Adam, mais en baissant le regard juste au dernier moment. Vous êtes vraiment certain de vouloir contacter Maclibhuin ? Vous savez vraiment qui c’est ?
— Il s’est adouci en prenant de l’âge, l’assura Mercy avant qu’Adam puisse ouvrir la bouche, et sa voix semblait normale. Il ne tue plus les gens qui l’agacent. Il ne fabrique plus d’armes dingues qui causeront inévitablement plus de problèmes qu’elles n’en résoudront, tout ça parce qu’il était dans un mauvais jour et avait envie de détruire une civilisation ou deux.
Tad réprima un ricanement.
— Il apprécie Mercy. Il nous aidera.
Soudain épuisé, aussi bien par le contrôle absolu qu’il exerçait sur lui-même que par les événements de ces derniers jours, Adam s’assit en tailleur sur le tapis et attira Mercy sur ses genoux, là où elle ne courait aucun risque.
Celle-ci poussa un couinement de surprise, mais ne se débattit pas. Il lui dit :
— Impossible de savoir combien de temps cela va prendre au vieux fae pour nous répondre. C’est idiot de rester debout. Tu as mal au genou.
Il avait remarqué qu’elle évitait de s’appuyer dessus.
— L’accident, puis le coup que je me suis donné sur la marche, lui expliqua-t-elle en se détendant dans ses bras. Mais c’est surtout ma joue qui me fait mal. Tomber du deuxième étage n’a pas arrangé les choses.
— Attendez un instant, dit Tad en se ruant dans l’escalier et en refermant la porte derrière lui.
— Il nous a laissés seuls au cœur du pouvoir de son père, constata Asil.
— Parce que je vous tuerais si vous vous permettiez quoi que ce soit, répondit Adam d’un ton léger. Tad sait qu’il peut compter sur Mercy et moi. Et si vous pensez qu’ici se trouve le cœur du pouvoir de Zee, vous vous trompez cruellement. C’est une cachette comme il en a probablement une cinquantaine aux quatre coins du monde. C’est un vieux fae complètement paranoïaque.
Adam comprenait la paranoïa. C’était un attribut utile quand on voulait protéger les gens qu’on aimait.
Asil ne répondit rien, ce qui était probablement la meilleure des choses à faire. Il leur fallait plus d’espace avant de pouvoir vraiment coexister sans problème. Tad revint en gravissant les marches quatre à quatre, équipé d’un jeu de cartes et d’une valisette à jetons de poker.
Mercy prit une brusque inspiration, et Adam l’interrogea du regard. Elle n’aimait rien de plus que se plaindre des particularités des loups-garous auprès de témoins compatissants. Il avait toujours trouvé ça mignon… et utile. Il attendit quelques instants, mais elle ne dit rien.
Adam posa la main sur sa joue et la força gentiment à regarder en direction de Tad. Il vaudrait mieux que ce soit elle qui lui explique la situation. Tant qu’Adam et Asil n’auraient pas été présentés l’un à l’autre dans les règles, sur le territoire d’Adam, selon un protocole bien établi pour éviter les effusions de sang, il serait trop facile d’offenser Asil. Adam et lui avaient mis toute leur énergie dans le fait de ne pas se préoccuper l’un de l’autre jusqu’à présent.
— Mercy, tu peux expliquer à Tad pourquoi ce serait une mauvaise idée de jouer au poker ? lui demanda-t-il.
— Asil et Adam ne se connaissent pas, expliqua-t-elle gentiment. Et même si c’était le cas… le poker n’est pas vraiment un bon jeu pour des loups-garous. (Elle réfléchit un instant.) Ou plutôt, c’est un jeu trop adapté à leur état d’esprit. On se retrouverait avec des cadavres sur les bras.
Tad consulta les deux loups-garous du regard.
— Une belote ? suggéra-t-il. Ou un pouilleux. Un rami ! Je sais que vous jouez au rami parce que c’est Warren qui m’a appris à jouer quand j’étais petit.
— Dis-lui, répéta Adam à Mercy.
— Pas de jeu entre deux loups dominants tant qu’ils ne se connaissent pas et n’ont pas établi fermement leur ordre de dominance. Il y a eu une histoire de partie d’échecs sanglante dans la meute du Marrok quand j’avais six ou sept ans. Bran y a mis fin, mais pas avant que l’un des loups se prenne une pioche dans le mollet.
Elle continua à instruire Tad sur le même ton indifférent.
— Adam et Warren pourraient jouer ensemble, par exemple, parce que, même si ce sont deux loups dominants, Adam est de manière incontestable à leurs yeux le plus dominant des deux. Perdre une partie ne fera aucune différence. Mais pas pour Darryl et Warren qui sont respectivement second et troisième dans la hiérarchie de la meute. Ils jouent à LTDTPBECD lors des parties de jeu en réseau de la meute, mais dans le même camp, toujours dans le même camp.
Tad considéra Mercy d’un air interrogateur.
— Pas de poker. Pas de rami. Et surtout pas d’échecs si on veut éviter de se retrouver avec une pioche dans le mollet. Mais j’ignorais que tu jouais à LTDTPBECD.
— Chez les loups-garous, confirma Mercy d’un air solennel, on ne plaisante pas avec les jeux.
Elle était tellement mignonne qu’Adam sentit son cœur se serrer. Mais c’était aussi une joueuse redoutable à LTDTPBECD. La meute les forçait à jouer dans des équipes opposées pour avoir une chance de gagner.
— Ça fait un bon moment que j’ai jeté mon Mille Bornes, commenta Tad d’un ton sarcastique. Du coup, je vais me faire un petit solitaire et vous laisser vous tourner les pouces.
Épuisé, inquiet et d’humeur maussade, Adam s’appuya contre le mur et ferma à moitié les yeux, un vieux truc de soldat. Il n’était ni totalement éveillé, ni vraiment endormi. Mais le moindre bruit, le moindre changement dans la lumière, le moindre effluve saurait le tirer de ce demi-sommeil.
Tad s’assit devant le miroir et disposa ses cartes pour une partie de solitaire. Il en fit trois à la suite et perdit à chaque fois : Tad ne trichait jamais.
Asil semblait satisfait de pouvoir étudier les petits jouets de Zee tant que ça le gardait à distance respectable d’Adam. Le Maure ne ressemblait pas vraiment à ce à quoi s’attendait Adam. Bien moins fou – et aussi bien plus expert dans cette danse qui permettait à chacun de rester en vie dans une pièce fermée avec deux loups dominants qui ne se connaissaient pas – que sa réputation l’aurait laissé supposer. Bran savait en général ce qu’il faisait, et cela semblait encore être le cas concernant sa décision d’envoyer Asil à la rescousse.
Mercy ne dormait pas, se contentant de rester tranquillement assise sur ses genoux. Elle aimait les câlins lorsqu’ils étaient seuls. Il décida d’en profiter parce que ça calmait un peu la bête en lui. Le loup était persuadé que tant qu’il la tenait dans ses bras, personne ne pourrait la toucher.
Et Adam non plus ne le pourrait pas. Pas pendant un moment.
Mercy posa la main sur la joue d’Adam, et il sentit l’argent lui picoter la peau. Il ne réagit pas, parce qu’il avait plus besoin de son contact qu’il ne craignait la brûlure… et après tout, c’est elle qui s’était sacrifiée pour lui, pas vrai ? Peut-être qu’une partie de son absence de réaction était due à la culpabilité, au sentiment qu’il méritait de souffrir parce qu’il lui avait fait courir un danger.
Elle se pencha de nouveau en avant pour lire les titres des livres. Il rouvrit les yeux pour s’assurer qu’elle n’essaierait pas d’atteindre le livre qui l’avait déjà appelée.
Zee avait posé un manuel universitaire de métallurgie à côté d’un grimoire à la reliure de cuir et au titre indéchiffrable, entre la dorure à moitié effacée et la police de caractères gothiques. Et, juste hors de portée de main, se trouvait le petit volume avec une reliure en lin et dont la couverture tordue l’avait fascinée un peu plus tôt. Mercy se tortilla quelques instants avant de s’immobiliser en ôtant précipitamment ses mains du visage d’Adam.
— Je t’ai brûlé, murmura-t-elle, horrifiée.
Tad leva les yeux d’une nouvelle partie, et même Asil jeta un coup d’œil dans leur direction, avant de consacrer de nouveau son attention aux jouets faes sur les étagères.
— Je suis un loup-garou, la rassura gentiment Adam. Ça ne me tuera pas.
Elle lui lança un regard perplexe, et il referma les yeux.
— Ça va, Mercy. C’est déjà cicatrisé.
Il voulait lui dire de ne pas s’inquiéter, mais peut-être qu’elle lui obéirait. Non pas parce qu’elle aurait choisi de suivre son conseil, mais à cause de ce maudit artefact fae qui la rendait obéissante. Une Mercy obéissante parce que dépouillée de son libre arbitre… C’était une abomination.
Elle se roula en boule en rangeant les mains à un endroit où elles ne risquaient pas de le toucher accidentellement et ferma aussi les yeux… Il le savait parce que les siens à lui étaient presque clos, mais pas tout à fait.
« C’est pour mieux te voir, mon enfant, dit le Grand Méchant Loup. »
Il vit aussi autre chose. Adam avait l’habitude de repérer la position des éléments de son environnement : une sorte de conscience totale de la situation. Ça lui avait sauvé la peau à de nombreuses reprises. Et il était particulièrement attentif à tout ce qui pouvait tenir lieu d’arme.
L’une des armes blanches sur une étagère avait bougé. Il ne la vit pas en plein mouvement, mais quand ils étaient arrivés, elle se trouvait à l’arrière de l’étagère inférieure de la bibliothèque près du miroir. À présent, elle était au milieu de l’étagère et près de tomber du bord.
Il se demanda si elle n’était pas en train de pourchasser Asil, aussi lentement que ce fût.
C’était un couteau de chasse à la lame sombre à peine piquetée de rouille. La poignée avait une forme de bois de cerf. Quand il ferma un peu plus les yeux, et tourna la tête de manière que le couteau soit à la limite de son champ de vision, il vit que la lame était ornée de runes sur toute sa longueur. Mais dès qu’il regardait directement, les runes disparaissaient.
Comme Adam prenait bien soin de ne pas regarder directement la lame, il remarqua que quelque chose semblait se produire dans le miroir.
Ses coins s’obscurcissaient et, peu à peu, il cessa de refléter la pièce et ressembla plus à une énorme photo d’un épais rideau de soie grise qu’à un miroir. Adam leva la tête pour voir plus clairement. Dès que l’obscurité gagna tout le miroir, une rose de givre s’épanouit en son centre, comme s’il faisait très froid et que quelqu’un soufflait dessus avec une haleine tiède et humide. La glace forma une brume aux allures de toile d’araignée cristalline sur toute la surface du miroir.
Quand elle atteignit les bords, une ligne plus sombre se dessina au centre du miroir, et des mains aux longs doigts sombres et aux paumes calleuses sortirent de la surface de verre et écartèrent les deux pans de gris, envoyant quelques flocons de neige voleter sur un des tapis.
Zee sortit du miroir. Tad leva les yeux et rassembla ses cartes alors que sa partie était loin d’être terminée. Asil plissa les paupières et adopta une posture défensive, jambes écartées, prêt à tout. Mercy tourna la tête et dit :
— Hé, salut Zee. Ça faisait longtemps.
Le Zee qui était sorti du miroir n’était pas celui dont Adam avait l’habitude. Disparu le glamour qu’il avait réservé au monde extérieur. Ce n’était plus le vieil homme maigrichon et dégarni : son véritable visage aux traits acérés était à la fois sans âge et vénérable, et sa peau avait la couleur du chêne fumé. Son corps avait la musculature d’un homme qui avait passé sa vie devant les flammes d’une forge à plier le métal à sa volonté, de larges épaules et des muscles saillants qui étaient le fruit d’un travail acharné.
— Mercedes, dit-il, qu’as-tu fait à tes lèvres ?
Mercy porta les doigts à sa bouche mais ne répondit pas. Adam trouva que c’était bon signe.
La chevelure d’or blanc de Zee formait comme une cascade de blé pâle sur ses épaules. Il portait, de manière incongrue, un jean noir, une chemise à carreaux grise avec une tache d’huile de moteur sur le poignet, et ses vieilles bottes coquées.
Asil retroussa les lèvres et gronda doucement.
— Paix, petit loup, rétorqua Zee de la manière grincheuse et impatiente qui était la sienne. Cela fait bien longtemps que je n’ai plus chassé les membres de ton espèce. Et dans mon souvenir, tu t’en es sorti avec les honneurs. Pas de quoi tenir rigueur à quiconque.
Le vieux fae se tourna vers Tad, qui avait posé le jeu de cartes sur la valisette de jetons avant de se relever.
— Qu’y a-t-il de si grave pour que tu m’appelles, Tad ?
— À peu près tout, reconnut Tad. Je suis vraiment heureux de te voir. Je ne sais pas exactement par où commencer.
— Si ça peut aider, dit Zee, j’en suis resté au moment où quelqu’un avait apparemment enlevé toute la meute. Aux dernières nouvelles, Mercy t’avait envoyé surveiller Jesse et Gabriel pendant qu’elle allait voir comment allait Kyle. Je vois que tu es parvenue à secourir au moins l’un des loups, Mercy.
— Adam s’est secouru lui-même, lui répondit Mercy. Et pour mes lèvres, c’est à cause de l’argent.
Zee se rapprocha d’elle, les sourcils froncés. Adam se releva et entraîna Mercy avec lui, réticent à laisser cet étranger avec les yeux et la voix de Zee l’approcher alors qu’il était en position de vulnérabilité.
— L’argent ?
Mercy expliqua comment Coyote lui avait dit de changer les règles du jeu, et comment elle avait donc bu l’argent qui se trouvait dans le corps d’Adam. Ce dernier avait bien l’intention d’échanger quelques mots avec Coyote la prochaine fois qu’il le verrait… non que ça serve à grand-chose. Mercy revint ensuite en arrière pour expliquer comment Stefan l’avait aidée à secourir Kyle, et raconta tout le reste jusqu’au moment où elle avait escorté Asil jusqu’à chez Sylvia.
— Et j’ai donc demandé à Jesse et Gabriel d’emmener les petites chez Kyle, conclut Mercy.
— Dans la voiture de Marsilia, qui a à présent un gros trou dans la carrosserie ainsi qu’un cadavre dans le coffre, résuma Zee.
— Ça semble pire que ça ne l’est en réalité, lui assura-t-elle.
— Non, la contredit Adam, c’est aussi affreux que ça en a l’air.
— Tu connais ces assassins ? demanda Zee à Tad.
— C’étaient Sliver et Spice.
Tad s’adossa contre la bibliothèque à côté de lui et attrapa le couteau de chasse juste avant qu’il tombe par terre. Il le considéra d’un œil perplexe et le remit dans le coin d’où il était parti.
— Reste là, toi, lui dit-il.
Zee sourit, et ressembla soudain beaucoup plus au Zee qu’Adam connaissait.
— Je te souhaite meilleure chance que moi avec lui, ricana-t-il en désignant le couteau. Il n’aime pas rester en place quand il se passe des trucs intéressants. Comment sais-tu qu’il s’agissait de Sliver et Spice ? Ils sont tous deux très doués pour cacher qui ils sont.
— Voilà, répondit Tad en lui tendant le petit morceau de métal qu’était devenue à présent l’épée du fae. C’est à toi. Sliver l’a utilisée contre Asil, qui l’a combattu avec une batte de base-ball. Et Sliver a dû laisser tomber son glamour pour pouvoir tenir la route.
Il y avait une pointe d’admiration inconditionnelle dans la voix de Tad.
— Le Maure n’a pas besoin d’une vulgaire lame magique pour triompher du Mal, murmura Mercy, s’attirant un regard intrigué d’Adam.
Zee prit l’objet des mains de Tad et, dans les siennes, il se transforma de nouveau en lame. Mais cette fois-ci, elle était noire comme la nuit et seulement longue d’une soixantaine de centimètres.
— Bien sûr que non, dit Zee, un peu surpris qu’Asil ait triomphé de l’une de ses lames.
Mais il se dérida soudain, et il ajouta :
— En même temps, il m’a tenu tête trois semaines durant, en plein hiver, dans les Alpes. Il est logique qu’un spriggand n’ait eu aucune chance, même avec une arme telle que celle-ci.
— Sliver s’est enfui, dit Tad, mais pas avant qu’Adam apparaisse de nulle part et lui subtilise l’épée.
— Ce n’est pas pour ça que tu m’as appelé, fit remarquer Zee.
Il ne regardait pas Mercy, mais Adam sentait que son attention était dirigée sur elle.
— En effet, admit Tad. Mercy, touche-toi les orteils et tourne sur toi-même trois fois.
Adam comprenait pourquoi Tad devait faire cela, mais il ne put réprimer un gémissement contrarié.
— Arrête de lui donner des ordres, prévint-il Tad.
Il n’était pas en colère, pas après Tad, en tout cas. Mais son obéissance béate donnait envie à son loup de sortir de son corps. La dernière fois qu’elle s’était retrouvée engluée dans ce type de magie, on l’avait violée, et lui comme son loup s’en souvenaient parfaitement.
— Paix et Quiétude, aussi connu sous le nom de Don de la reine des fées, constata Zee d’un air contemplatif qui fit penser à Adam qu’il n’était pas le seul que la docilité de Mercy dérangeait. J’avais entendu dire que cet artefact avait refait surface. Sliver et Spice sont partis avec ?
Adam bloqua Mercy avant qu’elle finisse son deuxième tour.
— Tu n’as plus à lui obéir, Mercy. Arrête.
— Non, répondit Asil. Les menottes sont dans le coffre, avec le cadavre de la femme qui est très probablement Spice. (Il grimaça.) C’est à cause du groupe qu’elle s’appelle comme ça ?
Tad ne put s’empêcher de sourire.
— À moins qu’elles aient déjà été là il y a quelques siècles, non.
— Sliver est seul ? demanda Zee, ressemblant un instant à un loup en chasse. Intéressant.
Puis il regarda de nouveau Mercy, et l’inhumanité disparut de son visage.
— Voler le libre arbitre de quelqu’un a toujours été un talent fae rare et difficile d’accès, expliqua Zee. C’est un sort qui fonctionne mieux sur ceux qui sont endormis, ou ceux qui sont heureux.
Mercy frissonna comme si elle avait encore froid.
— Je n’aime pas être docile.
Adam la serra contre lui et souhaita être capable de revenir en arrière pour tuer la femme qui lui avait fait ça avant qu’elle puisse lui faire du mal. Il souhaita au moins pouvoir la protéger de ces souvenirs, parce que si tout cela lui faisait se remémorer l’expérience, ce devait être la même chose pour elle. Il s’étrangla de rage… et Mercy lui tapota le bras d’un geste rassurant.
Zee croisa son regard et hocha la tête d’un air grave, et Adam sut qu’il n’était pas le seul mécontent qu’un tel sort ait encore frappé Mercy.
— Paix et Quiétude a été conçu comme un cadeau à une reine des fées qui avait amené dans sa cour le fils de la mauvaise fae.
Ils avaient déjà eu affaire à une reine des fées. Ce n’était pas vraiment des reines dans le sens humain du terme, mais elles avaient un don qui leur permettait de réduire humains et faes en esclavage. Un peu comme la reine des abeilles, elles entretenaient des cours qui avaient pour but aussi bien de les nourrir que de les divertir. Ce n’était pas le genre de fae qu’Adam préférait.
— Elle n’a pas survécu longtemps, poursuivit Zee, parce que les menottes ne fonctionnent qu’un temps limité sur les faes, même si l’effet peut être plus permanent sur les humains.
Zee prit le menton de Mercy dans la main et planta son regard dans le sien.
— Celle qui a offert les menottes à la reine des fées voulait le retour de son fils. Une fois la reine morte, tous les humains et les faes de sa cour sont retournés à leur ancienne vie.
Sans le glamour, ses yeux gris ardoise étaient plus brillants, d’une couleur plus étrange qu’habituellement.
— Prends garde aux cadeaux d’un fae, murmura Mercy.
— Et aux Grecs porteurs de présents, enchaîna Zee sans hésiter.
— Comment peut-on briser le sort ? demanda Adam. La mort de la femme n’a pas semblé régler le problème.
— Un baiser d’amour véritable, répondit Mercy, même si c’était à Zee qu’Adam s’adressait. Mais je ne peux pas embrasser Adam parce que ça lui fait mal. Trop d’argent.
Un baiser ?
Adam consulta Zee du regard, et celui-ci haussa les épaules.
— Eh bien, le baiser de quelqu’un qui vous aime sincèrement est un remède efficace contre nombre d’effets de la magie fae.
Très bien alors. Adam prit Mercy par le menton et l’embrassa. Il l’avait déjà embrassée chez Sylvia. Mais cette fois-ci, il ne se laissa pas distraire par la brûlure de l’argent.
Il imagina sa Mercy dans son esprit. Mercy apportant une assiette de cookies à son voisin dans l’espoir que ça lui fasse du bien après que sa femme l’avait quitté. Mercy qui lui montrait les dents, parce que ses tentatives de la protéger l’agaçaient prodigieusement. Mercy enlevant les roues de la maudite épave dans le jardin parce qu’elle était en colère après lui. Mercy tirant sur Henry avant que ce lâche de loup ne défie Adam alors qu’il était blessé.
Et ses lèvres se couvrirent de cloques avant de se mettre à saigner.
Il accepta la douleur et la repoussa derrière lui, ne permettant à son corps de ressentir que la chaleur et la douceur de celui de Mercy. Il inspira par le nez et laissa son odeur l’envahir. Ça, c’était sa Mercy, et il la désirait, aussi bien son esprit, que son corps et son âme, elle était à lui. Et lui à elle. Leur baiser devint plus brûlant, et il la serra encore plus fort contre lui en laissant la chaleur de leur étreinte s’épanouir dans son corps dans l’espoir que ça la réchaufferait, elle.
Elle retourna son baiser, et son corps se détendit, merveilleuse équipière dans cet exercice comme dans tant d’autres. Elle s’emboîtait parfaitement avec lui, toute de muscles avec juste une touche de douceur, avec son odeur d’huile de vidange, de savon industriel à l’orange et de Mercy.
Puis tous les muscles de son corps se tendirent, et elle se mit à se débattre. Il la tint encore un peu contre lui, savourant son opposition, qui signifiait que le sort avait été levé. Mais Mercy savait comment se dégager de l’étreinte de quelqu’un de plus grand et de plus fort qu’elle. Le fait qu’il ne veuille pas lui faire de mal lui était plus utile à elle que sa force ne l’était à lui. Elle tourna les poignets pour se dégager et s’éloigna vivement de lui.
— Bon sang, bon sang, Adam ! s’exclama-t-elle avec rage pendant qu’Adam reprenait son souffle. Ne me laisse plus jamais te faire mal ainsi ! Ça fait combien de temps que tu n’as pas mangé ? Je peux voir tes côtes. Tu as dû perdre dix kilos en deux jours. Trop de métamorphoses, pas assez de nourriture, et devoir te guérir à chaque fois que tu me touches ça n’aide pas vraiment. Et là, tu me laisses te blesser, espèce de stupide, stupide…
Elle était si furieuse que ses mots restaient bloqués dans sa gorge.
— Ou tu peux aussi essayer de lui faire faire quelque chose absolument contre sa volonté, commenta Zee d’un ton nonchalant. Ça marche encore plus souvent que les baisers d’amour véritable, sur ce genre de magie.