Chapitre 12
Mon groupe se pelotonna dans le coin de la cave. Enfin, moi, en tout cas. Asil paraissait s’ennuyer. Honey ne quittait pas Frost des yeux. Hao rôdait comme une ombre, exercice auquel il excellait malgré sa corpulence. Marsilia ? Marsilia était prête à l’action.
J’étais sur le point de combattre des vampires, et je ne m’appelais pas Buffy. J’étais tellement dans la merde.
— Vous avez vu sa magie ? me demanda Marsilia à mi-voix. C’est moi qui ai dit à Stefan de vous demander de l’observer attentivement.
— J’ai vu.
— Votre travail consistera à l’empêcher de l’utiliser. De quelque manière que ce soit. Les changeurs sont immunisés contre la magie vampirique, même celle qui trouve ses origines dans la sorcellerie.
Elle paraissait bien plus confiante que je ne l’étais.
— Vous n’avez pas semblé avoir beaucoup de difficultés à l’arrêter.
Elle fit la grimace.
— En effet. Mais il n’a pas vraiment donné son maximum… et il a exagéré sa réaction lorsque la magie s’est rompue. Il essaie de me faire sentir un peu trop en confiance.
Par-dessus son épaule elle regarda Frost qui discutait avec Wulfe. Ce dernier observait Marsilia en ne semblant prêter aucune attention à ce que Frost lui disait. Il remarqua que je le regardais et me fit un clin d’œil.
— C’est une tactique typique de Frost, dit Hao en regardant ses mains.
Celles-ci étaient couvertes de suie, et sa chemise dorée portait des traînées noirâtres. La tenue sombre de Marsilia était impeccable. Quant à moi, je préférais ne pas savoir à quoi je ressemblais. Ma mère adoptive disait toujours que j’aurais trouvé le moyen de me salir dans une piscine, et l’âge n’avait pas vraiment arrangé les choses.
— Seuls quelques témoins de ses précédentes batailles ont accepté de me parler. Certains se trouvaient dans le même état que Shamus. (Il ne regarda pas le vampire enchaîné, mais je sentis son attention se focaliser sur lui.) Shamus était un guitariste de talent, et adorait la poésie de Tennyson. Il était capable d’en citer à longueur de temps.
— Pourquoi n’y a-t-il pas d’autres vampires ? demandai-je. Il n’a pas tous les essaims à sa botte, n’est-ce pas ? N’y a-t-il aucun autre vampire puissant qui essaie de l’arrêter ? Pourquoi êtes-vous les seuls présents Hao et vous ?
— Les vampires ne sont pas très doués pour collaborer, pas plus que les Alphas en fait. Et les maîtres qui se trouvent plus à l’est pensent que Frost a atteint les limites de ce qu’il peut contrôler. Une illusion que Frost a tout fait pour entretenir, répondit Hao.
— Et la plupart trouvent que le projet de Frost de révéler l’existence des vampires et de leur permettre de se nourrir quand ils le désirent est la meilleure idée dont ils aient jamais entendu parler. Des imbéciles. Je déteste les imbéciles.
— Vous ne semblez pas très pressée de faire des plans de bataille, intervint Asil. Et il ne vous reste que deux minutes.
Marsilia le dévisagea, et un bref instant je vis de nouveau le désir faire luire son regard.
Hao s’inclina devant Asil.
— Marsilia et moi avons tant discuté de tout cela que nos plans sont déjà prêts. Elle affrontera Frost. Je m’occuperai de Wulfe et de Shamus. Madame Hauptman sera chargée d’empêcher Frost de nous envoûter l’un ou l’autre. Peut-être que Frost sera trop occupé pour tenter un de ses sales tours, et la… compagne de votre Alpha pourra se contenter de nous encourager du bord du ring.
Il allait vraiment falloir que je me trouve un rang différent de « compagne de l’Alpha ». Dans la meute, j’étais simplement Mercy, mais si on continuait à m’appeler la compagne de l’Alpha, j’allais finir par flanquer des baffes. On aurait dit le nom d’une tactique aux échecs.
— Mais il est plus probable qu’il ait plus d’un tour dans son sac, reconnut Marsilia. Il savait en arrivant ici qu’il avait échoué à faire tuer Mercy.
— Il a piégé tout un tas de fantômes dans les environs, lui précisai-je.
Je me souvins soudain de Peter caressant la fourrure de Honey. Les fantômes capables d’interagir physiquement avec le monde des vivants étaient très rares.
— Ils pourraient poser un problème, conclus-je.
— Les fantômes ne représentent pas une menace, décréta Marsilia d’un air insouciant. Ils ne font que gémir en effrayant les imbéciles.
— Les fantômes capables de lancer des pierres ou autres débris sont un problème, insistai-je. Et il y a aussi cette tueuse fae morte mais qui bouge encore beaucoup. S’il l’a ressuscitée, c’est dans le but de lui faire accomplir une tâche précise. Si c’est vraiment un zombie, alors les règles du combat, telles que je les comprends, lui permettent de faire appel à elle. Les zombies ne sont pas des créatures vivantes, ce sont des cadavres animés, dépourvus de libre arbitre ou de pensées personnelles. Un zombie ne serait qu’une manifestation de ses pouvoirs, non ?
— Occupez-vous des fantômes, alors, dit Marsilia. Et essayez de l’empêcher de prendre le contrôle de nos actes. Nous nous chargerons de la bataille elle-même.
Hao fit rouler ses épaules pour les détendre avec un sourire. J’avais tort. Il souriait quand il était heureux.
— Ça devrait être un combat intéressant.
Quand le combat commença, je me trouvais à environ cinq mètres derrière les deux vampires, avec pour instruction de rester aussi loin que possible de l’action. J’avais mal au genou, ma joue me lançait, et j’étais plus terrifiée que jamais.
— Seigneur, murmurai-je avec sincérité.
J’avais arrêté de m’inquiéter qu’on m’entende prier depuis bien longtemps. Quand on vit avec des loups-garous, le concept de conversation privée est inexistant, même avec Dieu.
— S’il te plaît, ne me renvoie pas sur une chaise roulante. Si on pouvait aussi éviter les fractures, ça serait super, mais je ne m’attends pas non plus à ce que tu passes totalement l’éponge sur ma stupidité.
Puis, avec encore plus de sincérité, j’ajoutai :
— Mais, quoi qu’il se passe, ne laisse pas ce vampire sortir d’ici sur ses deux jambes. S’il gagne, ça n’est pas une bonne chose. Toute aide que tu pourras nous apporter sera appréciée. Amen.
Stefan m’entendit. Il ne regarda pas vers moi, mais je le vis secouer la tête avec un petit sourire.
— Allez-y, dit-il avant de reculer vers le mur contre lequel les spectateurs avaient été autorisés à s’installer.
Il se posta près d’Asil et de Honey, ce que j’appréciai : s’il m’arrivait quelque chose, je savais qu’il ferait de son mieux pour sortir les loups de là. Non qu’Asil eût vraiment besoin d’aide.
Les vampires sont très bruyants lors de leurs combats. J’ignore pour quelle raison cela me surprit. J’ai déjà combattu à plusieurs reprises, et ça fait toujours pas mal de boucan. Peut-être était-ce parce que les combats de loups avaient tendance à être plus silencieux, un silence imposé par la nécessité de rester discrets. Même si le public est au courant de l’existence des loups-garous, les combats publics sont toujours interdits.
Ma tâche consistait à observer Frost, et c’est bien ce que j’avais l’intention de faire. La cave était le cercle de combat, m’avait expliqué Hao. Je ne pouvais en sortir sans abandonner ma place dans la bataille. Ça ne signifiait pas que j’échapperais au combat. Ça voulait dire que Stefan devrait me tuer. C’était pour cette raison que le maître de Cérémonie devait être puissant. C’était à lui de s’assurer du respect des règles et de déclarer le vainqueur.
Je trouvai un perchoir sur une partie effondrée de la cloison, le dos contre le mur extérieur. Frost n’essaierait probablement pas de grand coup immédiatement. Contrairement aux combats humains, ou même lycanthropes, les batailles vampiriques pouvaient durer très longtemps. Ne pas avoir besoin de respirer ou d’épargner son cœur, cela signifiait qu’un vampire serait toujours en pleine forme là où un loup-garou aurait déjà perdu connaissance. Il en fallait beaucoup pour faire perdre connaissance à un vampire.
La suie dérangée par les violentes actions des combattants flottait en un miasme obscur d’une trentaine de centimètres de haut. Il était difficile de garder sa stabilité, car seule une partie du sol était carrelée. Même Marsilia trébuchait parfois.
Je fus soudain très reconnaissante envers Asil d’avoir pensé à me donner un manteau. Une fois immobile, je m’étais rapidement refroidie. Je fourrai les mains dans mes poches et sentis l’épée magique de Zee. Entendant encore les avertissements de Tad retentir dans mon esprit, je me décidai à ne la sortir qu’en cas de situation catastrophique. Mais ça me permettait d’occuper mes mains… et de penser à autre chose qu’à la terreur qui m’animait.
L’action était si rapide qu’il m’était impossible de la suivre d’un œil distrait, et j’étais de toute façon chargée de surveiller Frost. Mais j’aperçus quand même la manière dont Hao combattait, et regrettai que mon sensei ne puisse assister à ça.
Je dois admettre que c’est Shamus qui attira mon attention le premier. Les vampires ont en général l’air plutôt humain. Je n’ai vu leur véritable visage, celui du monstre qui vit en eux, que quelques rares fois. Et une seule m’aurait amplement suffi. Mais Shamus, lui, avait gardé ce visage monstrueux bien visible.
Ses yeux luisaient, non pas comme une lampe de poche, plutôt comme une guirlande de Noël lumineuse, ou les yeux d’un siamois dans l’obscurité – si les yeux des chats étaient réellement illuminés au lieu de refléter la lumière environnante. Chez un chat, c’était plutôt cool… Mais chez un vampire, c’était simplement flippant. Ses lèvres étaient tellement retroussées qu’on aurait dit que son visage n’était qu’un support à ses énormes crocs et à son regard faiblement étincelant. Je vis ses ongles pousser jusqu’à devenir une arme presque aussi efficace que des griffes de loup-garou. Il n’y avait plus rien d’humain chez Shamus.
Wulfe l’avait libéré de ses chaînes, mais il portait toujours son collier. Si Shamus ne faisait pas deux fois la taille de Hao, alors il n’en était pas loin. Il était rapide et, comme on nous l’avait promis, d’une férocité absolue. Lorsque Hao parvint à le frapper, Shamus n’eut plus rien à l’esprit que de le réduire en bouillie.
Mais Hao ne se trouvait jamais là où Shamus s’attendait qu’il soit.
« Coulez comme de l’eau. » disait souvent le sensei Johanson, le plus souvent d’un ton exaspéré.
Et lui y parvenait assez bien. Mais je n’avais jamais rien vu comme Hao. Lui coulait réellement comme de l’eau. Il évitait sans difficulté les griffes acérées de son adversaire, parfois de si près que quelques millimètres auraient suffi à lui lacérer la peau comme celle d’un prisonnier pris dans des barbelés. Il se tordait, s’arrêtait, se penchait en arrière, et rien ne parvenait à l’atteindre. C’était magnifique.
C’est là que les fantômes arrivèrent. Je sentis leur présence avant de les voir grâce à ma perception de coyote, qui fit courir un frisson le long de mon dos et me picota le bout du nez. Je me fiai à mes sens de coyote et essayai d’ouvrir ma vision de la même manière qu’auparavant, avant de regarder attentivement autour de moi.
Les esprits des morts étaient rassemblés près du mur le plus éloigné des vampires. Les fantômes, comme les chats – à part ma vieille Médée –, n’aimaient pas les vampires. Ils ne semblaient rien faire du tout, même si je voyais les filaments de soie d’araignée huileuse de la magie de Frost qui les retenait prisonniers.
Malgré Hao et les fantômes, je gardai l’œil sur Marsilia et Frost. Qui aurait pu deviner que Marsilia était une telle bagarreuse ? Et, à en juger par son jeu de jambes aussi agile que propre, aussi une boxeuse entraînée. Frost aussi avait été formé au combat à mains nues, dans un style efficace, bien que haché, un peu comme les techniques enseignées par l’armée à ses nouvelles recrues, mais adaptées à la force et à la rapidité d’un vampire.
Derrière eux se trouvait un groupe de quatre des vampires de Frost, et comme j’avais modifié ma vision pour apercevoir les fantômes, je faillis tomber de mon perchoir.
Je ne pouvais pas voir les âmes. Et de toute façon, les vampires n’en avaient pas. Mais il y avait quelque chose qui clochait chez les vampires de Frost. L’impression de quelque chose de tordu et déchiqueté, alors que ça aurait dû être droit et dépourvu de trous. Je tournai les yeux vers mon vampire, vers Stefan. Il se tenait légèrement devant Honey, prêt à l’attraper au vol si elle cédait à l’impulsion de sauter sur Frost, qu’elle continuait à regarder fixement. Je ne pouvais toujours pas voir son âme, mais lui au moins avait l’air normal, comme d’habitude.
Je passai ensuite à Marsilia. Elle aussi était différente des vampires de Frost, de la même manière que Stefan. Hao avait dit que son informatrice s’était fait briser. Je me demandai si elle ressemblait aux vampires de Frost.
Mais ce n’étaient pas ces derniers que j’étais censée surveiller. C’était Frost lui-même.
Lui et Marsilia saignaient. Celle-ci avait trouvé une barre de métal quelque part dans la cave, du genre qu’on utilise pour barricader une porte, et elle le frappa au menton avec la force d’un joueur de base-ball envoyant sa balle hors du Yankee Stadium.
La force du choc le projeta en arrière, et il percuta le sol avec la mollesse d’une serpillière mouillée. Marsilia brandit sa barre en position d’attaque et observa son adversaire. Il ne bougeait pas… mais les vampires n’ont pas besoin de respirer et savent rester parfaitement immobiles.
L’un des fantômes des agents du Cantrip flotta vers Frost. Un instant, je crus qu’il s’agissait d’un hasard. Avec une bonne dizaine de fantômes dans une cave, même de taille respectable, il fallait bien qu’ils se casent quelque part, pas vrai ? Les esprits flottaient à présent sans but dans toute la pièce, mais seul celui qui était près de Frost se trouvait près d’un vampire. Plus je les regardais, et plus il m’était facile de voir les liens avec lesquels Frost les retenait.
Il me parut soudain étrange que, dans cette cave obscure aux murs et au sol couverts de suie, je parvienne sans mal à voir la toile dans laquelle les fantômes étaient englués. Mais la noirceur de ce filet était autre chose qu’une simple absence de lumière.
Le fantôme qui s’était approché de Frost avait l’un de ces tentacules gluants de magie enroulé autour du cou, un tentacule qui vibrait. Marsilia avait commencé à se détendre et à relâcher un peu sa prise sur sa barre de fer.
Je me levai, mais c’était trop tard. Frost bondit, la mâchoire ouverte à un angle effrayant, même s’il m’était difficile de bien distinguer ce qui se passait. Il attrapa le fantôme et le mangea. Pas avec sa vraie bouche. C’était plutôt comme si son corps tout entier s’était transformé en bouche géante pour engloutir le fantôme. Je vis avec mes yeux de coyote le corps de Frost émettre une vive lueur, puis il se releva en essuyant le sang sur sa bouche du revers de la main. Les dégâts que lui avait infligés Marsilia avaient disparu.
Elle frappa une nouvelle fois, mais il était plus rapide qu’avant. Comme si le fantôme avait fait plus que le réparer. Il saisit la barre et la lui arracha des mains… et ce fut alors Marsilia qui dut battre retraite.
Le combat avait commencé dans le bruit et le fracas. Shamus rugissait et poussait des hurlements perçants. Il y avait aussi le bruit des corps heurtant le sol, pas seulement celui de la chair contre le ciment, mais aussi des grognements et le bruit d’os qui se brisaient. La barre de métal ajouta une nouvelle dimension à cette cacophonie. Comme si Frost suivait un rythme en forçant Marsilia à reculer vers moi, et je me rendis compte qu’il ne faisait que jouer avec elle.
Je ne pouvais rien faire pour elle. Je n’avais plus qu’à espérer qu’elle soit assez puissante, assez douée pour se défendre elle-même, parce que moi j’avais autre chose à faire. Il y avait treize fantômes dans la pièce. Et il fallait que j’empêche Frost de tous les manger. L’une d’entre eux se trouvait près de moi. Je la saisis par le poignet. Ma main commença par passer à travers elle, mais je concentrai ma vision spéciale sur elle, et ce fantôme devint plus solide, comme cela avait été le cas pour Peter.
— Dites-moi votre nom, lui dis-je en donnant à mon ordre le petit coup de pouce de pouvoir emprunté à Adam.
— Janet, répondit-elle d’une voix qui fit vibrer mon bras.
— Janet, lui ordonnai-je. Partez.
Elle essaya, mais elle était retenue par le filet de Frost. Elle avait un regard rempli de terreur. Je tentai de la dégager de la toile avec mes mains, mais cela ne fonctionna pas. Et comme elle n’appartenait pas à la meute, impossible d’utiliser la magie de meute sur elle.
Je dégainai l’épée de Zee et en invoquai la forme déployée. Pour Zee et Tad, Famine s’était manifestée sous la forme d’une longue épée noire. Pour moi, elle prit l’apparence d’un katana à simple tranchant avec une garde rouge et violette un peu tapageuse.
Mais je ne parvins pas à scier les liens, même si j’avais le sentiment qu’en plein jour, lorsque la magie vampirique était la plus faible, Famine aurait réussi à entamer la magie qui emprisonnait le fantôme. J’essayai même de le poignarder avec la lame, et sentis celle-ci le goûter brièvement. La femme parut encore plus terrorisée, si c’était possible. Mais quand je retirai la lame, elle était toujours là, prise au piège de Frost. Je convainquis difficilement l’épée de reprendre sa forme compacte et la remis dans la poche de mon manteau.
Le bruit que produisait la barre de fer cessa soudain, et je levai la tête juste à temps pour la voir voler à l’extérieur du bâtiment, enfin hors de portée. Marsilia remit en place son épaule déboîtée sans la moindre grimace et se lança de nouveau à l’assaut de Frost. Sans son arme improvisée, la supériorité de Frost n’était pas aussi évidente, mais Marsilia était toujours blessée. C’est alors que Frost tendit la main d’un air dégagé et dévora un autre fantôme. Cela ne dura qu’un instant, et j’étais trop loin pour pouvoir y faire quoi que ce soit, quand bien même j’aurais su quoi faire. Il me décocha un sourire avant de frapper Marsilia sur son épaule blessée.
De désespoir, j’ôtai la chaîne portant mon agneau et la plaque d’identification d’Adam de mon cou. Armée de ma seule foi, j’avais réussi à me défendre des vampires avec ce symbole de l’Agneau de Dieu. Peut-être que cela fonctionnerait aussi contre leur magie.
— Seigneur, je t’en prie, suppliai-je, fais que ça marche.
Et j’appliquai le médaillon contre la toile, qui se recroquevilla loin du petit agneau doré en se tordant dans tous les sens, avant de se dissoudre en libérant le fantôme. Je lui posai l’agneau sur le front et murmurai :
— Va en paix, Janet.
Elle disparut dans un violent éclair lumineux.
— Oui ! criai-je d’un air de triomphe, passablement abasourdie.
Mon petit agneau avait été plus efficace que l’épée de Zee. De l’autre bout de la pièce, Stefan me regarda en souriant.
— Symboles sacrés, Batman ! lui dis-je. Nous avons de l’aide.
Je me dirigeai vers les autres fantômes en essayant de rester à distance du combat. C’était plus difficile que prévu parce que Frost aussi avait entendu mon exclamation de victoire, et passait son temps à essayer de me frapper. Marsilia redoubla d’efforts pour l’en empêcher. Je dus abandonner deux fantômes parce que Frost en était trop proche. Je n’avais aucun doute quant au fait que Frost était capable de me tuer en un clin d’œil, pas après avoir vu les blessures que lui et Marsilia s’infligeaient.
Je venais de libérer un homme en costume bleu marine avec une cravate Gryffondor quand j’entendis Asil crier, et me retournai juste à temps pour voir Frost me fondre dessus. Mais Wulfe le percuta avec la violence d’un train de marchandises, si ledit train de marchandises avait été projeté par un vampire chinois.
— Pardon, pardon, dit Wulfe d’un ton calme à Frost pendant que je m’enfuyais à toute allure à l’autre bout de la pièce. Mais faites attention à ce que vous faites, ou vous allez vous retrouver sous le feu de vos coéquipiers.
J’attirai un nouveau fantôme à moi, et lui demandai son nom sans le regarder, parce que j’étais déjà occupée à utiliser l’agneau pour détruire la magie de Frost.
— Alexander, répondit-il.
Je levai vivement la tête et contemplai celui qui avait tué Peter. Pourquoi Frost n’avait-il pas plutôt dévoré celui-là ?
— Vous avez tué mon ami, lui dis-je.
— Oui, soupira-t-il. Les loups-garous, vous savez. Dangereux et maléfiques.
— Non, protestai-je. Alexander Bennet, dangereux et stupide.
— Tu es vraiment en train de te disputer avec un fantôme, Mercy ? demanda Wulfe d’un air très intéressé de l’autre bout de la pièce. C’est vraiment super.
Wulfe était dans un sale état, et dans le noir difficile de dire ce qui était du sang et ce qui était de la suie. Mais il n’était manifestement pas aussi abîmé que Shamus ou Hao ; car même l’eau vive ne pouvait éviter indéfiniment les coups de deux adversaires. Hao se faisait pourchasser par Shamus en direction d’un mur à une allure folle. Wulfe les laissa se débrouiller, de toute évidence pour me surveiller, même s’il ne fit rien pour m’arrêter.
Hao ôta sa chemise dorée et se précipita vers le mur. La chemise sembla planer un instant dans sa main qui resta au même endroit alors qu’il pivotait autour de cet axe et escaladait le mur. Le vêtement termina sur le crâne de Shamus, et Hao effectua une sorte de saut périlleux en plein air qui le fit atterrir pieds en avant sur le dos du géant, le projetant tête la première dans le mur.
Si je survivais à cette bataille je crois que je regretterais toujours de ne pas en avoir d’enregistrement en DVD. Certes, les caméscopes n’étaient pas toujours très adaptés pour capturer l’image des vampires. Non qu’ils fussent tellement plus rapides que les loups-garous ou moi, mais ils étaient capables de faire d’infimes mouvements à une vitesse incroyable, ce qui faisait piquer des crises aux caméras modernes.
La petite bruine qui tombait plus tôt s’était interrompue. Mais lorsque le fantôme me saisit la main qui tenait le médaillon d’un air suppliant, il se mit à pleuvoir plus fort.
— S’il vous plaît, dit Alexander, le meurtrier de Peter. Je suis tellement fatigué.
Moi aussi. Et en plus j’étais trempée, j’avais froid, et je regrettais férocement de savoir quelle était la bonne décision à prendre. Mais j’allais terminer le travail que j’avais interrompu : nettoyer cet endroit de la magie de Frost.
Il faisait si froid que, au lieu de diluer la suie en une soupe immonde, l’eau tombée du ciel se transformait en glace dès qu’elle frappait le sol : une pluie verglaçante.
— Alexander, dis-je d’un ton ferme, partez.
Et j’ajoutai quand même, parce que ça aussi c’était la décision à prendre, le dernier morceau de phrase, même si j’ignorais s’il avait le moindre effet.
— Allez en paix.
Comme les autres, il disparut dans un éclair lumineux. Si j’avais espéré que les affreuses ténèbres qui emportaient le méchant dans Ghost se chargeraient d’entraîner Bennet dans l’abysse, eh bien, c’était une déception avec laquelle j’allais devoir apprendre à vivre.
Les doigts engourdis, je repartis à la chasse aux fantômes. J’en avais perdu le compte à un moment, ou alors c’était Frost qui en avait mangé un autre pendant que mon attention était détournée. Mais quand j’en eus fini avec la femme en robe de cocktail et me tournai pour m’occuper du dernier, il n’y en avait plus.
Le combat était devenu plus violent et chaotique depuis que les combattants avaient commencé à glisser au sol et à percuter les spectateurs, les débris ou les murs avec une force surhumaine. Je me dirigeai à grand-peine, en perdant presque l’équilibre, vers mon perchoir originel, d’où je tombai deux fois avant de parvenir à m’y réinstaller.
Agitée de frissons, j’enfonçai les mains dans mes poches. J’aurais largement préféré un froid polaire à cet horrible temps humide. J’avais des vêtements adaptés aux basses températures, mais l’humidité transperçait n’importe quel tissu. Mon jean étreignait mes cuisses tel un amant glacial, et mon manteau aux épaules trempées était en train de perdre la bataille pour me tenir chaud.
Quelqu’un m’agrippa par le col et me jeta à terre. Prise totalement au dépourvu, je perdis l’équilibre et atterris sur le dos. Ma tête frappa violemment le sol, et je vis trente-six chandelles et même quelques petits oiseaux. Mais je parvins quand même à rouler sur moi-même avec le goût du sang dans la bouche, essayant d’échapper à mon agresseur.
Au-dessus de moi, je vis la tueuse fae morte que j’avais totalement oubliée. Sa tête oscillait à un angle peu naturel, et bizarrement, je la vis en double, accroupie sur mon perchoir improvisé. Elle bondit sur moi, je sortis ma main froide de la poche de mon manteau, et l’épée de Zee s’enfonça en elle comme dans du beurre. J’étais presque aussi surprise qu’elle, parce que mon geste avait été purement instinctif et absolument pas préparé… et que je n’avais pas invoqué l’épée.
Elle s’affaissa sur moi, et elle était bien plus lourde qu’elle en avait l’air. Heureusement, empalée sur l’épée, c’était aussi un poids mort. Seule sa tête semblait encore mobile, et elle ne parvenait pas à la tourner. Son image dédoublée me faisait mal au crâne. Si je n’avais pas dû l’empêcher de faire un truc comme de m’arracher la gorge à coups de dents, j’aurais fermé les yeux. Je levai le bras gauche et le coinçai entre sa bouche et mon cou.
Mais elle ne tenta pas de nouvelle attaque.
— Famine, dit-elle d’un ton perdu. Vous avez l’épée. Où est mon Sliver si vous avez sa Famine ?
Elle continua à parler, mais comme elle avait oublié de respirer et que je ne pouvais pas voir sa bouche, je ne fis que sentir le mouvement de ses lèvres contre mon bras. Elle aurait tout aussi bien pu me maudire que me déclarer son amour, vu que je n’entendais rien. Mais je pariais plutôt sur les insultes.
Pendant qu’elle essayait de s’exprimer, je pris conscience que cette étrange double image n’était pas le résultat d’un traumatisme crânien. Ce que je voyais, c’était son fantôme, presque totalement séparé de son corps mais toujours relié à lui par des filaments graisseux.
Mon bras gauche était occupé à l’éloigner de moi. Ma main droite, elle, était coincée entre nous deux, tenant l’épée. Comme elle ne tentait rien d’immédiatement violent, et que j’avais en fait plus peur de l’épée de Zee que d’elle, je glissai la main gauche entre nous en essayant de ne pas tenir compte de sa peau froide en décomposition tout contre ma joue alors qu’elle essayait encore de parler en vain. Je fis aussi mon possible pour respirer par la bouche, mais ça n’arrangea pas vraiment l’odeur.
De la main gauche, je trouvai enfin la poche où j’avais mis mon collier. Le tissu humide résista un instant, puis je parvins à attraper la chaîne du bout des doigts. Mais c’est le jean qui remporta la victoire au bout du compte : le médaillon en forme d’agneau se coinça dans l’ourlet de la poche, et je tirai sur la chaîne trop fort, mes doigts engourdis par le froid laissant échapper le collier que j’entendis atterrir bien au-delà de ma portée.
J’essayai de me dégager, mais dès qu’elle sentit l’épée entre nous, la tueuse se remit à bouger les membres.
— OK, Famine, dis-je à l’artefact. Tu peux faire quelque chose pour moi ?
Puis j’essayai en allemand, étant donné qu’il s’agissait de l’épée de Zee après tout.
— Also, Hunger. Können Sie nicht etwas tun ?
Je sentis l’épée m’écouter, et la chair de poule me recouvrir le corps. La magie fit résonner ma poitrine ainsi que les endroits de mon corps en contact avec la peau de la morte.
Le pommeau de l’épée se mit à chauffer au creux de mes mains. Quand il devint réellement chaud, le corps de Spice se mit à vibrer.
J’eus une terrible pensée. Et si l’épée préférait la fae morte au coyote vivant, et choisissait de changer d’allégeance ? On m’avait amplement avertie de la tendance de Famine à se retourner contre celui qui la maniait. Alors je continuai à en agripper la garde même quand elle finit par devenir brûlante.
Mais, si la garde était brûlante, ce n’était rien comparé à la lame. En l’espace d’un instant, elle réduisit le corps de la fae en cendres qui se mélangèrent à la suie de l’incendie et au verglas. Je me relevai précipitamment et laissai tomber l’épée.
Il ne restait plus rien de la fae zombie. J’essayai d’épousseter ses cendres de mon jean et de mon manteau mais, comme ils étaient mouillés, je ne parvins qu’à l’étaler en traces noirâtres. Quand je l’avais laissée tomber, l’épée brûlante avait fait fondre la glace qui couvrait le sol, mais elle était rapidement redevenue assez froide pour que la pluie forme une croûte de glace sur elle. Ainsi abandonnée dans la gadoue, l’épée ne projetait plus aucune magie comme celle dont elle m’avait envahie.
Je ne voulais pas la toucher… mais je voulais encore moins la laisser à la portée d’un vampire. Quand j’en saisis la poignée, elle était si glaciale que cela brûla une nouvelle fois mes mains déjà rougies et couvertes d’ampoules.
Elle me résista quand je lui ordonnai de se replier. C’est pour cela que je la tenais encore dans mes mains lorsque Frost me percuta et m’envoya valdinguer à plusieurs mètres. Je me relevai d’un bond et utilisai l’épée de la manière dont je m’en servais tous les mois, lors des séances où le sensei nous faisait travailler avec des armes. Grâce à l’adrénaline, ma joue et mon genou douloureux, et la sensation horrible de froid, d’humidité et de peur mêlés n’étaient plus qu’une vague présence dans mon esprit. Tout le reste de celui-ci était consacré au maniement de la lame et à la danse martiale.
Je ne suis pas forte selon les critères des vampires ou des loups-garous, mais je suis rapide et, armée de cette épée, je combattais aussi vite que je le pouvais. Je ne parvins pas à toucher Frost… mais lui non plus ne parvenait pas à s’approcher assez pour m’atteindre. Mon attention était principalement accaparée par lui, mais j’aperçus quelques visions fugitives du reste de la cave.
Marsilia était à terre. Son corps était trop brisé pour lui permettre de rester debout, mais elle essayait quand même de respecter sa promesse, parce qu’elle rampait vers l’endroit où Frost et moi nous battions.
Wulfe aussi s’était effondré. Il était allongé dans la boue, recouvert de glace, pas très loin de notre danse, et je pris garde de ne pas trop m’approcher de lui.
Hao et Shamus se trouvaient quelque part derrière moi. Je les entendais se battre mais ne les voyais pas.
Stefan retenait Asil dans une prise de catch et lui hurlait dessus.
— Arrête ! Arrête, loup-garou ! Je ne veux pas avoir à te tuer !
Honey se contentait de scruter ma bataille de son regard doré.
Mais tout cela, comme mes douleurs diverses, n’existait qu’à la périphérie de ma danse de guerre. Frost ne pouvait pas laisser le tranchant de l’épée l’atteindre, et j’étais plus rapide que lui d’un cheveu. La longueur de la lame signifiait qu’il ne pouvait pas m’approcher suffisamment pour pouvoir utiliser sa force contre moi. Peu à peu, j’étais en train de le faire battre en retraite.
Je fis un bond latéral, et le fil de l’épée accrocha le vampire avant de se dégager. Quand j’atterris, le bras de Frost saignait. Une blessure superficielle, mais qui m’arracha quand même un sourire.
Je lançai une nouvelle offensive, mais un son détourna mon attention, un hurlement de loup dans le lointain, et je me reçus mal sur le sol. C’était suffisant pour offrir une ouverture à Frost, et il se rua sur moi de tout son poids, comme un pilier de rugby. Je tentai de passer par-dessus son épaule, mais il me saisit par le poignet et me plaqua au sol. J’avais toujours l’épée dans la main, mais elle ne me servait à rien, avec mon poignet bloqué.
— Si vous m’aviez privé de la victoire, dit Frost, le visage plaqué contre le mien comme celui d’un amant, j’aurais pris mon temps pour vous tuer.
Il frotta sa joue contre mon visage et serra son corps contre le mien.
— Mais Marsilia m’a sous-estimé. Elle a beaucoup vieilli depuis l’époque où elle était l’Étincelante Dague du Seigneur de la Nuit.
Je me transformai en coyote et le mordis au visage. Mes crocs glissèrent sur l’os et il poussa un hurlement. J’ouvris de nouveau la gueule et la refermai sur son œil, le lui arrachant d’un mouvement de tête. Il battit en retraite en hurlant toujours, et je me retransformai en humaine avant de me retrouver emmêlée dans mes vêtements. Je ne voulais pas risquer d’être ralentie ou pire… que l’autre vampire mette la main sur l’épée de Zee.
Je saisis celle-ci et me relevai en titubant. Mon instinct et mon entraînement me firent lever l’épée lorsque Frost me bondit une nouvelle fois dessus. La lame glissa sans peine entre ses côtes et lui transperça le cœur.
Il commença à dire quelque chose, et mon cerveau venait juste de se resynchroniser avec mes sens quand un loup au pelage sombre percuta Frost et lui déchiqueta la gorge. L’animal me lança un bref regard avant de poursuivre le massacre.
Je m’assis sur le sol couvert de glace, trop épuisée pour bouger. Près de moi, Adam était en train d’éventrer Frost de ses griffes et de ses dents. L’épée s’était dégagée de sa poitrine lorsque je m’étais laissée tomber au sol. Je tournai la tête et observai Adam creuser dans la poitrine du vampire jusqu’à ce qu’il en dégage le cœur, qui tomba à côté de moi. Les vampires n’avaient pas bon goût : la chair et le sang anciens, ce n’était pas terrible. Je m’essuyai la bouche précipitamment avec le sweat-shirt de Kyle. J’espérais vraiment que ce n’était pas l’un de ses préférés.
Mais cela n’arrêta pas Adam. Il remonta jusqu’au cou du vampire, et le rongea suffisamment pour que sa tête vienne rouler près du cœur.
En ayant terminé avec Frost pour le moment, Adam s’accroupit près de son cadavre, telle une machine à tuer noire et argent.
— Adam ? demanda Marsilia.
Elle était de nouveau sur pied, mais ses mouvements n’étaient pas normaux. Adam baissa la tête et rugit. C’était un grondement de basse qui fit vibrer ma poitrine et me fit mal aux oreilles. Je pouvais sentir l’odeur de sa rage.
J’avais eu mes dix secondes de repos, et je n’avais plus à me battre. Je me relevai sur mes genoux… et Adam se tourna vers moi et me rugit aussi dessus.
— Je ne pouvais pas faire autrement, lui expliquai-je. Il voulait détruire le monde.
Adam grogna et claqua des crocs vers moi.
Ma pommette me faisait de nouveau mal. Dans la bataille, Frost avait réussi à l’atteindre. Je me préparais à avoir le plus beau coquard du monde. Mon épaule était douloureuse, mon poignet était douloureux, quant à mes mains brûlées c’était encore pire à présent que l’adrénaline du combat s’était évaporée. J’avais froid, j’étais trempée et j’en avais assez.
Adam avait toutes les raisons d’être furieux. J’aurais été outrée s’il était parti se battre sans me le dire. Sans s’expliquer.
— Selon les règles, en tant que maître de Cérémonie, je devrais le tuer pour son ingérence, me dit Stefan.
Je levai vivement la tête vers lui. J’avais totalement oublié cela, ou même qu’il y avait d’autres personnes qu’Adam dans la pièce, pour être honnête.
— Mais je soupçonne que le maître de la Nuit ne se mettra pas martel en tête pour me châtier pour un résultat qu’il désirait lui-même.
» Et, ajouta-t-il en touchant le cadavre de Frost du bout du pied, c’est probablement toi qui l’as tué quand tu l’as poignardé. La réaction d’Adam a été un peu excessive. (Il donna un autre coup de pied au corps.) Mmmh… Je pensais qu’il était plus âgé… mais les plus vieux d’entre nous retournent à la poussière quand ils meurent. Le soleil s’en chargera pour celui-ci.
Asil s’agenouilla près de moi en lançant un regard méfiant à Adam.
— Ça va ?
Je remuai mes doigts et mes orteils. Les doigts me faisaient mal. Très mal. Mais ils bougeaient.
— Regarde ! m’exclamai-je joyeusement. Pas de chaise roulante. La dernière fois que j’ai combattu des monstres immortels, j’ai terminé en chaise roulante.
J’entendis Wulfe pouffer de rire. Il était appuyé contre les restes d’un mur qui avait encore souffert de la bataille, après l’incendie. Le béton clair des endroits brisés tranchait avec le reste du mur noirci par le feu. J’avais certes essayé d’apaiser les esprits, mais je n’avais pas été si drôle que ça.
Asil fit mine de ne pas avoir entendu Wulfe.
— Je t’aime bien, mais je vais parler pour lui… (il désigna Adam de la tête) parce qu’il n’en est pas capable pour le moment. Tu n’es pas un monstre, et si tu continues à vouloir les combattre avec des cure-dents parce que c’est la bonne chose à faire, toute la magie du monde ne suffira pas à te maintenir en vie.
Je le fusillai du regard, prête à me défendre avec vigueur – pour qui il se prenait ? –, mais je vis alors Adam, qui avait cessé de gronder. Il tirait la langue, épuisé, plus qu’il n’aurait dû l’être après son bref affrontement avec Frost. Comment avait-il su ? Combien de kilomètres avait-il couru ?
Je sentis ma gorge se serrer et les larmes me monter aux yeux, et ça n’avait rien à voir avec les restes de l’incendie.
— Je comprends. Vraiment. Mais je ne peux pas… (Je déglutis.) Je ne peux tout simplement pas rester plantée à ne rien faire pendant que toi et tous ceux qui sont les miens courent un danger. Ça ne me ressemble pas.
La prudence, ça me connaissait. C’était la stupidité que j’essayais d’éviter… et j’étais toujours vivante, pas vrai ?
— J’ai prévenu les gens d’où je me rendais. Je ne suis pas venue seule. Je sais faire ça. Je suis prudente.
Je ne parlais plus à Asil, à ce stade-là.
— Mais, Adam, le Bien et le Mal sont des concepts réels. Tu le sais mieux que quiconque. Il faut que je prenne la bonne décision. Sinon, je ne vaudrais pas mieux que ce… (Je désignai Frost d’un geste du menton.) Tout ce dont le Mal a besoin pour triompher, c’est que les bons n’agissent pas.
— La vie est dangereuse, intervint Hao. On a beau passer sa vie dans un bunker, on finit quand même par mourir, comme tout le monde.
Il était à moitié nu, couvert de la même crasse que celle qui nous collait à la peau, et pourtant il donnait toujours l’impression d’avoir le contrôle total de lui-même et de son environnement.
Adam poussa un soupir et zigzagua entre les morceaux de cadavre pour venir s’allonger près de moi. Lui aussi était trempé et froid, mais seulement en surface, car son sous-poil était bien chaud.
— Comme c’est mignon, commenta Marsilia.
Shamus lui bondit dessus. Il y eut un grand fracas, et Wulfe apparut à la place de Marsilia. Shamus gisait en deux morceaux, et Wulfe avait l’épée de Zee à la main. Il fallut que je regarde ma main pour m’apercevoir que je ne la tenais plus. J’avais comme la mémoire de l’acier froid contre ma peau. Wulfe regarda l’arme, puis croisa mon regard alors que Shamus se dissolvait en un tas de cendres qui se confondirent avec la suie sur le sol.
— Tu donnes ton merveilleux sang à cet artefact, Mercy, et tu refuses de partager avec moi ? me demanda-t-il d’un air blessé.
Tout le monde resta immobile… et Wulfe éclata de rire avant de me lancer l’épée. Je l’attrapai avant qu’elle frappe Adam. Cette fois-ci, quand je lui ordonnai de se replier, elle s’exécuta aussitôt, comme si, elle aussi, avait peur de Wulfe. Je la remis dans ma poche, et Wulfe aida Marsilia à se relever.
— J’avoue que j’aurais bien aimé revenir à l’époque où nous pouvions librement nous perdre dans le sang de nos proies, reconnut Wulfe d’un ton un peu triste. J’imagine que ça n’arrivera plus, à présent, mais c’est peut-être une bonne chose. Attends, je vais te porter, ce sera plus simple.
Il souleva Marsilia dans ses bras et regarda Stefan et Hao.
— Il va falloir que vous tuiez les vampires de Frost. Il a surestimé son influence sur eux, et ils ne sont pas morts en même temps que lui, mais ils n’ont plus la capacité d’agir de leur propre chef. (Il soupira.) Et j’imagine qu’il va falloir que je parte à la chasse aux vampires qu’il a brisés dans les villes qu’il contrôlait.
Il contempla le cadavre de Frost d’un œil critique.
— Tu donnes beaucoup de travail à beaucoup de gens. Si tu n’étais pas déjà mort, je te tuerais.
Puis à Marsilia, d’une voix tendre :
— Je te ramène à l’essaim. Tu as besoin d’un bain, de te nourrir et d’un peu de repos.
Il s’avança ensuite vers l’un des murs et bondit par-dessus, tenant toujours Marsilia contre lui.
— Il était avec nous depuis le début ? demandai-je.
Stefan haussa les épaules.
— Qui sait ? Mais c’est vrai que je l’ai déjà vu combattre de manière bien plus sauvage que ce soir. Il n’y a pas eu de bombes incendiaires, par exemple. Mais il ne se souvient pas toujours comment manipuler la magie… enfin, c’est ce qu’il prétend. Et Hao est un combattant renommé.
Hao haussa aussi les épaules.
— Frost est mort. Si Wulfe m’appartenait, je le tuerais, mais les affaires de l’essaim de Marsilia ne me concernent pas.
Quand je quittai les ruines du domaine viticole, accompagnée des loups-garous, Hao et Stefan étaient occupés à tuer les vampires qui s’étaient effondrés le long du mur de la cave. La Mercedes de Marsilia avait disparu, même si l’autre voiture de l’essaim était toujours garée sur le parking. Adam ne semblant pas être venu en voiture, tous les loups s’empilèrent à l’arrière du 4 × 4, et je pris le chemin de la maison.
La Golf eut droit à des funérailles vikings.
Tel un guerrier usé – ou un tas de ferraille décrépite –, elle reposait sur un bûcher de soixante centimètres de hauteur et de vingt centimètres supplémentaires de chaque côté du véhicule. Je l’avais vidangée et dépouillée de toutes les pièces récupérables, puis les membres de la meute l’avaient soulevée jusqu’à son lieu de repos éternel.
Les pièces détachées traînaient à présent autour de l’autre Golf de rechange qui ornait encore la pelouse séparant mon ancien domicile de l’actuel. Bien sûr, j’aurais pu trouver un autre endroit pour les stocker, mais Adam m’avait engueulée une fois de trop à propos de mon combat contre le vampire.
Je savais bien que je lui avais fait peur. Moi aussi, je m’étais fait peur. Je me souvenais aussi à quel point j’avais été furieuse contre Adam lorsqu’il s’était brûlé en m’embrassant, parce qu’il pensait que ça lèverait le sort fae qui me retenait prisonnière. Il avait eu raison de m’embrasser, bien que ça l’ait blessé, et j’avais eu raison d’aider Marsilia à vaincre le vampire. Mais ça ne m’avait pas empêchée de lui crier dessus, de mon côté.
C’était pour cette raison que la vieille épave n’avait que deux vieux pneus posés sur son coffre, au lieu d’insultes à la peinture rose fluo ou – ça, je me le réservais pour une raison sérieuse – ce petit phare clignotant rouge à énergie solaire que j’avais déniché chez Walmart, lors de notre expédition maudite au Black Friday.
Le feu brûla encore longtemps après que nous eûmes terminé d’y griller nos marshmallows et nos hot-dogs. Même avec l’énorme quantité de bois du bûcher, sans l’aide de Tad la voiture n’aurait pas pu brûler jusqu’à n’être plus qu’un tas de cendres.
Cela faisait quinze jours que Frost était mort.
L’apparition d’Adam à la télévision avait gravé dans la pierre – si c’était nécessaire – sa réputation de héros et de pilier de tout ce qui était bel et bon dans la société. Heureusement que personne ne l’avait photographié en train de déchiqueter le cadavre de Frost. Tony m’avait assuré que ses supérieurs étaient satisfaits de la version un peu abrégée des faits qu’Adam et l’agent Armstrong leur avaient fournie.
Kyle me pardonna pour le sweat-shirt irrécupérable et nous aida à chercher sa voiture sans se plaindre une seule fois. Il était, je pense, soulagé qu’on n’ait pas pu la retrouver ce soir-là, évitant ainsi de souiller ses banquettes en cuir doux comme de la soie avec du sang et de la suie.
Warren m’avait dit, alors que nous parcourions des routes de terre sans nom longeant des vignobles et des vergers qui paraissaient sans fin, qu’Adam s’était simplement levé d’un bond de la chaise qu’il occupait dans le bureau de Kyle et avait quitté la pièce sans un mot d’explication, laissant à tous ceux qui restaient la responsabilité d’apaiser le journaliste qui était venu recueillir quelques détails supplémentaires.
Adam était parti avec la Jaguar de Kyle, ne laissant aux autres que le taxi pour rentrer chez eux.
Adam avait expliqué d’un air un peu penaud qu’il ne savait qu’une seule chose : j’étais au domaine viticole avec les vampires… mais il ne savait pas vraiment comment s’y rendre. Il sentait ma présence, mais les routes s’obstinaient à tourner dans la mauvaise direction. Finalement, il avait abandonné la voiture et terminé le chemin à quatre pattes.
Il nous avait fallu trois jours pour retrouver la Jaguar… et encore, seulement parce que quelqu’un avait appelé la police pour signaler un véhicule abandonné dans ses vignes.
Je rendis l’épée à Tad dès que je le revis, quelques jours après notre aventure.
— Qu’est-ce que tu lui as fait ? demanda-t-il. On dirait qu’elle…
— Qu’elle est terrifiée ? proposai-je.
Il fit la grimace.
— Plutôt intimidée, rectifia-t-il.
— Wulfe, tu sais, le vampire taré ? Il s’en est servi pour tuer un autre vampire.
— Ça doit être ça, dit-il avec une nouvelle grimace. Tu devrais demander à papa de te parler de Wulfe, un de ces jours. Ça te filera des cauchemars à la pelle.
Tad habitait toujours chez son père, mais avait cessé de vivre en ermite. Il m’assistait de nouveau au garage. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point travailler avec quelqu’un que j’appréciais m’avait manqué. Il faudrait peut-être quand même que je ferme le garage, mais ça ne serait pas pour tout de suite.
Les funérailles de Peter, organisées dès que cela avait été possible, avaient eu lieu sous un soleil radieux, même si le froid était encore vif. La meute pleura son frère perdu, bien entendu. Ce fut une cérémonie calme et dénuée de discours, parce que Honey n’en voulait pas. Et j’étais d’accord avec elle : les paroles n’étaient pas nécessaires. Nous savions tous très bien ce que nous avions perdu.
Asil rentra chez lui tout de suite après. Ce fut aussi le cas de l’agent Armstrong, qui était resté pour l’enterrement, alors qu’il n’avait jamais rencontré Peter.
— C’est une bonne chose de se souvenir des victimes, m’expliqua-t-il au bord de la tombe. Ça remet les choses en perspective.
Adam obligea Honey à habiter encore quelques jours avec nous avant de pouvoir rentrer chez elle. Mary Jo prévoyait de quitter son appartement dans les semaines suivantes et d’emménager avec elle. Entre Mary Jo le pompier et Honey la princesse, on aurait pu penser que le désastre couvait, mais aucune des deux ne m’aimait, principalement du fait que j’étais un coyote et non un loup-garou. Peut-être que ce point commun leur permettrait de cohabiter en toute sérénité.
Les dernières flammes du bûcher de la Golf s’éteignirent sous les premiers flocons d’une neige abondante.
— Viens, on rentre, suggéra Adam. Tout le monde est parti, sauf Jesse qui fait la sieste.
Sa voix rauque et le contact de ses lèvres sur mon oreille me dirent qu’il avait autre chose qu’une petite sieste à l’esprit.
— J’ai vraiment l’impression d’avoir une chance incroyable, ce soir, lui dis-je alors que nous nous dirigions vers la maison.
— Oh ? Parce que tu n’es pas morte dans l’accident, la bagarre contre la fae ou celle contre le vampire ? demanda-t-il d’un ton ironique.
— Ça va, tu m’as assez gueulé dessus à ce propos, l’avertis-je. Tu as atteint le quota maximum. Et en plus ça n’a rien à voir avec mon sentiment.
Lorsque nous avions quitté le domaine viticole et laissé les vampires derrière nous, nous étions rentrés à la maison, notre maison. Elle avait souffert de l’attaque – la porte d’entrée était tellement abîmée qu’il avait fallu en remplacer carrément l’encadrement, et repeindre une bonne partie de la façade –, mais tous nos ennemis étaient morts.
J’avais laissé une traînée de sang, de boue et de cendre derrière moi sur la moquette blanche de l’escalier. En général, ça me gênait de saigner sur cette moquette, mais ce soir-là, ça ne m’avait pas vraiment dérangée. De toute façon, Adam, toujours sous forme de loup, était encore plus sale que moi.
— Je vais prendre une douche, avait dit Asil. Puis j’irai faire un somme dans le salon, là où je peux surveiller les issues, des fois que.
— Il y a une salle de douche au sous-sol, lui avais-je répondu. Mangez quelque chose, aussi. Il y a de quoi dans la cuisine.
— Oui, maman, avait-il rétorqué avec un sourire mutin.
Honey était grimpée sur le canapé du salon en soupirant. Il était tout aussi blanc que la moquette, mais comme c’était du cuir, ce serait probablement plus facile de le nettoyer. Probablement.
Adam m’avait suivie en haut des marches.
— Toi aussi, tu devrais manger, lui avais-je rappelé.
Il m’avait lancé un regard lourd de sous-entendus et j’avais renoncé. S’il avait vraiment faim, eh bien il mangerait. À peine arrivé dans la chambre, il avait entamé la métamorphose en humain. Comme il était épuisé et qu’il n’y avait pas d’urgence, le changement avait pris beaucoup de temps.
J’avais ôté tous les vêtements que je portais couche après couche et les avais jetés dans le panier à linge sale. Puis j’étais allée dans la salle de bains pour prendre une douche. Il m’avait fallu un long moment pour me débarrasser de toute la crasse. La suie s’accrochait à ma peau avec une ténacité surprenante, et comme une partie de ces cendres avaient été autrefois une personne, plus précisément un zombie, je tenais à m’en débarrasser totalement.
Quand j’étais enfin sortie de la douche, j’avais trouvé Adam allongé sur le lit, nu et endormi. Il était propre, et ses cheveux humides m’avaient informée qu’il avait utilisé l’autre salle de bains à l’étage.
Je l’avais contemplé en m’essorant les cheveux avec ma serviette. Peter était venu me rejoindre. Mort ou vivant, c’était un loup-garou, et il se fichait de ma nudité, alors je n’avais même pas pris la peine de me couvrir.
— C’est un homme bien, avait-il dit en regardant Adam.
— Oui, avais-je approuvé.
Peter avait penché la tête pour me regarder, moi, et un sourire avait fendu son visage.
— Tu sais qu’il n’y croit pas lui-même. Il pense être un monstre.
— Ce n’est pas grave, avais-je commenté. Ce qu’il pense ne change pas les faits.
— C’est moi qui lui ai dit où tu étais, m’avait expliqué Peter. Tu m’as renvoyé. Renvoyé ici. Mais j’ai réussi à trouver Adam, et à lui dire où tu étais, et ce que les vampires t’avaient convaincue de faire.
— Mais tu es parti avant que je le sache moi-même !
— Tu es une changeuse, m’avait-il fait remarquer, et ils devaient affronter un nécromancien capable de réduire les morts en esclavage. Bien sûr qu’ils avaient besoin de toi.
Vous voyez ? Même les morts étaient plus intelligents que moi.
— Peter, il est temps pour toi de partir, à présent, lui avais-je dit. Je sais comment réparer ce que Frost t’a infligé.
Asil m’avait rendu mon collier lors du trajet en voiture.
— D’accord, avait-il acquiescé. Mais je voudrais juste dormir une dernière fois près d’elle.
— Oui, avais-je répondu. D’accord.
Il s’était changé en loup une dernière fois et avait quitté la pièce sans un regard en arrière.
Je m’étais approchée du lit et avais fait courir mes doigts douloureux sur la peau humide de l’épaule d’Adam. Comment aurais-je réagi si je n’avais plus qu’une nuit avec lui ? Une dernière nuit…
Il aurait pu mourir à la place de Peter.
J’avais tiré les couvertures coincées sous lui, et il était tellement épuisé qu’il n’avait même pas bougé. Mais lorsque je m’étais glissée entre les draps, près de lui, il m’avait serrée dans ses bras.
— Bon, alors, dit Adam en tenant la porte de service ouverte pour moi alors que la neige étouffait les dernières braises du bûcher funéraire de la Golf, pourquoi est-ce que tu as tant de chance ?
— Parce que.
Je me pressai contre lui au lieu de rentrer dans la maison, le plaquant contre l’encadrement de la porte. Ses lèvres avaient un goût de fumée et de hot-dog, avec une pointe de chocolat. Le goût de la chaleur et de la vie.
— Parce que, c’est tout.