Chapitre premier
— Tu aurais dû prendre le van, dit ma belle-fille.
Elle semblait de nouveau elle-même, même si son visage était encore un peu tendu.
— Ce qu’il aurait fallu, surtout, c’est ne jamais mettre les pieds ici, marmonnai-je en m’appuyant de tout mon poids sur le hayon du coffre.
Ma Golf avait beaucoup d’espace de chargement pour une si petite voiture. Nous n’étions restées là que vingt minutes. Je faisais toujours mes courses chez Walmart, et jamais je n’en étais sortie avec autant d’achats. Nous étions parties avant la révélation des offres exceptionnelles de minuit. Et pourtant, j’avais pris tous ces… trucs, la plupart sans réduction. Sérieusement, qui faisait ça ?
— Oh, allez, me taquina Jesse d’un ton décidément enjoué, c’est le Black Friday 1. Tout le monde fait du shopping ce jour-là !
Je quittai un instant du regard le hayon têtu de ma pauvre voiture assaillie de toutes parts, et contemplai le parking du magasin d’ameublement où nous nous trouvions.
— Manifestement, oui, grommelai-je.
Le magasin de meubles n’ouvrait pas à minuit pour le Black Friday, mais son gigantesque parking recueillait le trop-plein de celui du Walmart. On n’aurait même pas pu garer un vélo dans ce dernier. Je n’aurais jamais cru qu’autant de gens vivaient dans les Tri-Cities… et ce n’était que l’un des trois Walmart que comptait la ville ; celui qui serait le moins bondé avions-nous pensé.
— On devrait aller chez Target, dit Jesse d’une voix pensive qui me fit courir des frissons dans le dos. Ils ont Le Trésor du terrible pirate 4 : Butin immédiat à moitié prix. La sortie était prévue pour minuit ce soir. D’après les rumeurs, ils s’attendaient à une pénurie avant Noël à cause de problèmes dans la production.
Le Trésor du terrible pirate 3 : Braguettes et corsets dorés plus connu sous le sobriquet de LTDTPBECD – je ne plaisante pas : si vous n’étiez pas capable de prononcer les lettres dix fois à la suite sans vous tromper, vous n’étiez pas un vrai joueur – était le jeu vidéo préféré de la meute. Deux fois par mois, ses membres apportaient leurs ordinateurs portables et quelques tours de PC, les installaient dans la salle de réunion et jouaient jusqu’à l’aube. Des loups-garous vicieux et méchants qui jouaient à des jeux de pirates en ligne… ça pouvait devenir assez intense comme ambiance, et j’étais plutôt surprise qu’il n’y ait pas eu de morts. Pour le moment.
— C’est étrange que ces rumeurs de pénurie aient filtré dans la presse juste avant le Black Friday, tiens, marmonnai-je.
Un sourire éclaira le visage de Jesse aux joues rougies par le vent froid de novembre, et son humeur parut moins forcée pour la première fois depuis que sa mère avait appelé un peu plus tôt dans la soirée, en plein dîner de Thanksgiving, pour annuler leurs projets pour Noël.
— Quel cynisme. Tu fréquentes vraiment trop papa.
Nous partîmes donc à la recherche du trésor du pirate en allant nous garer dans le parking du Target, juste de l’autre côté de la rue, parking qui présentait beaucoup de points communs avec celui du Walmart. Mais contrairement à ce dernier, Target n’était pas resté ouvert. Il y avait une file de personnes qui patientaient en attendant l’ouverture des portes à minuit pile, ce qui, selon ma montre, se produirait dans deux minutes. La file de personnes alignées par quatre commençait au Target, contournait le magasin de chaussures et l’énorme animalerie, et disparaissait dans l’obscurité au coin du centre commercial.
— Ce n’est pas encore ouvert.
Je n’avais pas la moindre envie d’aller rejoindre le bout de cette file d’attente. Je me demandai si c’était ce qu’avaient ressenti les soldats de la guerre de Sécession en voyant soudain les troupes ennemies menaçantes et prêtes à la bataille. Cet adversaire-là était armé de poussettes au lieu de canons, mais il me paraissait tout aussi dangereux.
Jesse me considéra d’un œil moqueur. Je tendis l’index vers elle.
— Arrête ça tout de suite, mademoiselle. Tout cela est entièrement ta faute.
Elle battit des paupières d’un air innocent.
— Ma faute ? J’ai juste dit que ça pourrait être sympa d’aller faire les soldes.
J’avais pensé que ce serait un bon moyen de la distraire du sentiment de culpabilité mâtiné de promesses brisées dont sa mère s’était rendue spécialiste. Je ne m’étais pas rendu compte qu’aller faire du shopping un Black Friday – enfin, nous étions encore jeudi pour une minute – équivalait à peu près à me jeter sur une grenade désamorcée. Ça ne m’aurait pas empêchée de le faire – j’adorais Jesse, et ma diversion commençait à fonctionner –, mais ça aurait été sympa d’avoir conscience de l’horreur que ce serait.
Nous roulions doucement derrière une file de voitures également à la recherche d’une place de stationnement, et notre trajet nous mena juste devant l’entrée, là où les clients patientaient, dans les starting-blocks pour attaquer les soldes. À l’intérieur du magasin, un jeune homme vêtu d’un tee-shirt portant le logo, tristement de circonstance, du magasin – une cible rouge – avança très lentement vers la porte fermée qui était sa seule protection contre la horde.
— Il va mourir, constata Jesse d’un air inquiet.
La foule commença à onduler comme un dragon de nouvel an chinois en le voyant tendre la main vers la clé.
— Je n’aimerais pas être à sa place, acquiesçai-je.
Le garçon partit dans l’autre sens à toute allure, sa mission accomplie, avec une foule enragée sur les talons.
— Je ne rentre pas là-dedans, ajoutai-je d’un ton ferme en voyant une femme âgée donner un coup de coude à l’une de ses semblables qui tentait d’entrer dans le magasin avant elle.
— On peut aller faire un tour au Centre commercial, dit Jesse après quelques instants.
— Le Centre commercial ? m’exclamai-je d’un air incrédule. Tu veux aller au Centre commercial ?
Il y avait plusieurs centres commerciaux dans les Tri-Cities, ainsi qu’un ensemble de magasins d’usine, mais quand on parlait du Centre commercial avec un grand C, on pensait au plus grand d’entre eux qui se situait à Kennewick. Celui que tout habitué du Black Friday allait visiter en priorité.
Jesse éclata de rire.
— Non, sérieusement, Mercy. Il y a une réduction de cent dollars sur les robots ménagers. On a cassé celui de Darryl en faisant des brownies avec mes copines. L’argent de mes baby-sittings suffira tout juste à lui en offrir un nouveau à Noël si je profite de cette offre. Si on arrive à trouver ce robot, je suis d’accord pour qu’on mette fin à toute cette expérience. (Elle me lança un regard attristé.) Ça va, vraiment, Mercy. Je la connais, ma mère. Je m’attendais à ce qu’elle annule. De toute façon, ça sera plus sympa de passer Noël avec papa et toi.
— Eh bien, dans ce cas pourquoi est-ce que je ne te donnerais pas ces cent dollars, et on oublie le Centre commercial ?
Elle secoua la tête.
— Non. Je sais que ça ne fait pas longtemps que tu appartiens à cette famille, et que tu n’en connais pas nécessairement toutes les règles. Quand tu casses le jouet de quelqu’un, c’est à toi de le remplacer. Allez, hop, au Centre commercial.
Je laissai échapper un soupir déchirant et quittai l’enclume du parking de Target pour me jeter sous le marteau du Centre commercial Columbia.
— Engouffrons-nous dans la brèche, alors. Allons affronter des gangs de mères de famille et d’effrayantes mégères.
Elle hocha vivement la tête en tirant une épée imaginaire.
— Et damné soit celui – enfin celle – de nous deux qui criera en premier : « Arrête, c’est assez » !
— Je te défie de dénaturer Shakespeare devant Samuel, rétorquai-je en la faisant éclater de rire.
Je n’étais pas très expérimentée en tant que belle-mère. Parfois, j’avais l’impression d’avancer sur une corde raide, une corde raide couverte de graisse. On avait beau s’aimer beaucoup, Jesse et moi, il y avait eu des moments plus difficiles. L’entendre ainsi rire de bon cœur me donnait espoir en notre avenir.
La voiture devant moi freina brusquement, et j’appuyai de tout mon poids sur la pédale de frein de la Golf. Celle-ci était une relique de mon adolescence disparue depuis longtemps, que je maintenais en état de fonctionnement parce que je l’adorais, et parce que garder en bon état une vieille bagnole aussi économique qu’une Golf était la meilleure des pubs possible pour moi qui suis mécanicienne. Les freins répondirent parfaitement, et la voiture s’arrêta même avec dix centimètres de marge entre les pare-chocs.
— Je ne suis pas la première personne à sortir Macbeth de son contexte, dit Jesse, le souffle un peu court.
Contrairement à moi, elle ne savait pas que j’avais justement changé les freins la semaine précédente pendant mon temps libre. Je laissai échapper un sifflement impatient entre mes dents en attendant qu’un conducteur timide devant nous s’insère dans la circulation de l’autoroute.
— La pièce écossaise. C’est la pièce écossaise. Tu devrais le savoir. Certaines choses ne doivent pas être nommées, comme Macbeth, les impôts ou Voldemort. Pas si tu veux arriver vivante au Centre commercial, en tout cas.
— Oh, dit-elle avec un sourire en coin, je n’y pense que devant mon miroir, et seulement quand je ne suis pas déjà en train d’appeler « Candyman » ou « Bloody Mary ».
— Ton père sait quel genre de films tu regardes ? m’enquis-je.
— Mon père m’a offert Psychose pour mon treizième anniversaire. Je remarque que tu ne m’as pas demandé qui était Candyman. Tu regardes quel genre de films au juste, toi, Mercy ?
Son petit ton supérieur me poussa à lui tirer la langue. Parce que oui, je suis hyper mature comme belle-mère.
La circulation dans les environs du Centre commercial de Kennewick n’était pas aussi cauchemardesque que prévu. Certes, on était pare-chocs contre pare-chocs, mais on roulait à une allure normale. Je savais qu’une fois la période des fêtes bien entamée, un escargot avancerait plus vite que n’importe quelle voiture dans le coin.
— Mercy ? demanda Jesse.
— Mmh ? répondis-je en déboîtant dans la voie parallèle pour éviter d’être percutée par un minivan.
— Quand est-ce que papa et toi allez faire un bébé ?
Des frissons me parcoururent de la tête aux pieds. Je n’arrivai plus à respirer, à parler ou à bouger… et je percutai le 4 × 4 devant moi à 45 kilomètres-heure. Je suis à peu près certaine que la pièce écossaise n’avait aucune responsabilité là-dedans.
— C’est ma faute, se lamenta Jesse, assise près de moi sur le trottoir du centre commercial, quelques minutes plus tard.
Les gyrophares des différents véhicules d’intervention créaient d’intéressants reflets dans ses cheveux orange et jaune canari. Elle tapait des pieds avec un peu trop d’énergie et d’énervement, à moins que ce ne fût pour se tenir chaud. Il faisait au-dessous de zéro, et le vent était glacial.
J’essayais toujours de comprendre ce qui venait de se produire, mais si j’étais sûre de quelque chose, c’est que ce n’était pas la faute de Jesse. J’appuyai la tête contre le socle en ciment d’un des grands lampadaires, et appliquai ma poche de glace contre ma pommette gauche et mon nez, qui avait enfin cessé de saigner.
— C’est le capitaine qui est responsable de son navire. C’est ma faute.
Crise de panique, pensai-je. La question de Jesse m’avait prise au dépourvu, mais je n’aurais jamais pensé que la perspective d’avoir un enfant me terrifierait autant.
Au contraire, l’idée d’un bébé ne me déplaisait pas du tout. Alors d’où venait cette montée d’angoisse ? J’en sentais encore les dernières vapeurs qui embrouillaient mes pensées, un peu comme un mal de tête causé par une glace trop froide… à moins que ce soit le résultat de la rencontre entre mon visage et le volant.
La Golf était une vieille voiture, et n’était donc pas équipée d’airbags. Néanmoins, c’était de la qualité allemande, et la voiture avait encaissé le gros du choc, ne causant que quelques bleus et bosses à Jesse et moi, ainsi qu’un saignement de nez et un œil au beurre noir. Je commençais sérieusement à me lasser des yeux au beurre noir, cela étant. Mais avec mon teint, les bleus ne se voyaient pas tellement. D’ici une ou deux semaines, personne ne pourrait deviner que nous avions échappé à un grave accident de la route.
Même avec ma poche de glace pour me protéger du reste du monde, je devinais que la passagère du 4 × 4 était toujours en train de parler à la police parce que je l’entendais hausser la voix. L’énergie qu’elle mettait dans sa plaidoirie me laissait penser qu’elle n’avait rien de grave, elle non plus. Le conducteur restait silencieux, mais semblait aller bien. Il était planté à quelques pas de sa voiture et la contemplait fixement.
Le plus jeune des deux agents de police dit quelque chose à la femme qui sembla l’électrifier comme un aiguillon à bétail. Le conducteur lança un regard vers Jesse et moi pendant que sa compagne montait dans les aigus telle une bouilloire.
— C’est elle qui nous est rentrée dedans ! hurla-t-elle.
Tout du moins était-ce le message sous-jacent, en ne tenant pas compte des insanités agrémentées de jurons qui enrobaient le tout. Elle avait la voix traînante d’une personne ivre, ce qui n’atténuait en rien son côté strident. Je fermais les yeux avec l’impression qu’elle sciait mon crâne déjà endolori et accentuait la pression sur ma pommette palpitante.
Je comprenais pourtant son sentiment. Même si l’accident n’était pas de sa responsabilité, il allait falloir passer par le dialogue infernal avec la compagnie d’assurances, le fait d’amener le véhicule en réparation, et celui de devoir trouver une autre solution pendant lesdites réparations. Pire, si elle était réduite à l’état d’épave, il allait en outre falloir négocier sa valeur estimée avec l’assurance de l’autre. Je me sentais plutôt coupable, mais un tressaillement de Jesse m’incita à lui consacrer mon attention.
— Ben est bien meilleur, soufflai-je. Il fait preuve de plus de créativité dans ses jurons.
— Sans parler de son accent anglais, qui rend le truc encore plus cool, approuva Jesse, qui se détendit un peu et écouta la femme avec un peu plus d’intérêt, et un peu moins d’inquiétude.
La femme commença à s’en prendre au jeune policier en l’accablant d’injures. Visiblement, elle était à présent furieuse contre lui, et plus contre nous.
— Et Ben est trop malin pour insulter des flics, ajouta Jesse en faisant preuve d’une confiance sincère mais bien mal placée en la sagesse de Ben.
Elle s’était tournée vers moi ce qui lui donnait un bon angle de vue sur la seule véritable victime de l’accident.
— Oh mince, Mercy… Regarde la Golf.
J’avais justement évité de faire cela, mais il allait bien falloir que je m’y résolve.
La petite voiture couleur de rouille était accrochée au 4 × 4 par l’avant, tout en ayant réussi par on ne sait quel moyen à grimper dessus. Du coup, les pneus avant flottaient à une dizaine de centimètres de la chaussée. Le bout du capot se trouvait quarante centimètres plus proche du pare-brise qu’en temps normal.
— Elle est morte, lui confirmai-je.
Peut-être que si Zee vivait encore dans le coin, il aurait pu en faire quelque chose. C’était Zee qui m’avait appris la majorité de ce que je savais en matière de réparations d’automobiles, mais il y avait certaines choses qui ne pouvaient être réparées sans l’aide d’un fae ne craignant pas le contact du fer. Or, Zee était confiné à la réserve de Walla Walla depuis qu’un des Seigneurs Gris avait assassiné le fils d’un sénateur américain avant de déclarer l’indépendance et la souveraineté de la nation fae.
Dans les minutes qui avaient suivi cette déclaration, tous les faes avaient disparu… ainsi que toutes les réserves. La route de quinze kilomètres qui menait à Walla Walla en faisait à présent douze, et on ne pouvait plus du tout voir la réserve en l’empruntant. On m’a dit qu’une autre réserve avait fait pousser un épais buisson de ronciers dans lequel elle avait disparu. Une rumeur circulait selon laquelle le gouvernement aurait tenté d’en bombarder une en vain, toute l’escadrille d’avions ayant disparu mystérieusement… avant de réapparaître au-dessus de l’Australie. Des blogueurs australiens avaient posté des photos, et le président des États-Unis avait présenté des excuses officielles, ce qui semblait confirmer au moins cette partie de la rumeur.
Pour moi, en particulier, cela signifiait que je n’avais plus personne pour me donner un coup de main au garage, ou pour prendre le relais quand j’avais besoin de souffler. Je n’avais même pas eu l’occasion de parler à Zee avant qu’il disparaisse. Il me manquait, et pas seulement parce que ma Golf semblait devoir rejoindre la grande ronde des voitures au paradis des Volkswagen.
— Au moins nous n’étions pas dans le minivan, dis-je.
L’adolescente en moi, celle qui avait bossé dans des fast-foods pour se payer cette voiture, l’assurance, l’essence et l’entretien, aurait pleuré la pauvre Golf, mais ça n’aurait fait que mettre Jesse encore plus mal à l’aise, et je n’étais plus une ado.
— C’est plus difficile de trouver une Caravelle qu’une Golf ? spécula interrogativement Jesse.
Je lui avais appris comment faire sa vidange, et il lui était arrivé de venir filer un coup de main au garage. La plupart du temps, elle se contentait de flirter avec Gabriel, mon apprenti, de retour de l’université pour les vacances d’automne, mais je ne crachais jamais sur un peu d’aide à présent que j’étais mon unique employée. Je n’avais pas assez de clientèle pour embaucher un autre mécanicien à plein temps, et pas le temps non plus de former un nouveau jeune pour prendre la place de Gabriel. Surtout que je me disais que c’était probablement une perte de temps.
Je ne voulais pas y penser, mais j’avais bien peur de devoir fermer le garage.
— C’est surtout qu’il est bien plus facile d’être blessé dans un accident avec une Caravelle, répondis-je à Jesse.
La perte de ma Golf et le manque de sommeil me rendaient mélancolique, mais je ne voulais pas qu’elle le ressente, alors je fis mon possible pour garder un ton léger et joyeux.
— Il n’y a pas de zone déformable. C’est d’ailleurs pour ça qu’on n’en fait plus aujourd’hui. Nous ne serions pas sorties quasi intactes d’un tel accident dans le van… et j’en ai ras le bol d’être en fichue chaise roulante.
Jesse pouffa de rire.
— Mercy, tout le monde en a ras le bol de te voir en fauteuil roulant.
Je m’étais salement cassé la jambe pendant ma lune de miel – ne cherchez pas à savoir – l’été précédent. Je m’étais aussi débrouillée pour me blesser les mains, ce qui signifiait que je ne pouvais ni utiliser de béquilles, ni même me déplacer seule en fauteuil. J’avoue, j’avais été particulièrement ronchonne.
La femme se disputait toujours avec le policier, mais le conducteur venait vers nous. Peut-être que c’était simplement pour vérifier que j’étais bien assurée, ou un truc du genre, mais je sentis un petit frisson d’avertissement me parcourir la nuque. J’ôtai la poche de glace de mon visage et me levai, des fois que ça s’avère nécessaire.
— N’empêche, reprit Jesse en contemplant la voiture, je l’adorais cette petite Golf. (Elle n’avait pas réagi à mon changement de position. Peut-être ne l’avait-elle même pas remarqué.) C’est ma faute si on a eu cet accident. Je suis tellement désolée.
Le conducteur de l’autre voiture se rua soudain sur Jesse comme un chien enragé en laissant échapper un flot d’insanités qui lui auraient valu de se faire laver la bouche au savon par ma mère.
Jesse écarquilla les yeux et elle se releva d’un bond en titubant un peu. Je m’interposai entre elle et lui, et dis en empruntant la puissance de l’Alpha de la meute locale, qui s’avérait aussi être mon mari :
— Ça suffit.
Il tourna son regard vers moi, ouvrit la bouche et s’arrêta net. Une odeur d’alcool émanait de lui.
— C’était moi qui conduisais, pas Jesse, poursuivis-je calmement. Vous avez freiné, je vous ai percuté. C’est ma faute. Je suis bien assurée. Ça va être beaucoup de tracas, et j’en suis désolée, mais votre voiture sera réparée ou remplacée.
— Putain d’Espingouine, cracha-t-il, de manière inadaptée vu que je suis amérindienne, pas mexicaine, avant de me balancer un coup de poing.
J’avais beau n’être qu’un petit coyote et pas un loup-garou plein de muscles, j’avais des années et des années de pratique du karaté derrière moi, et une ceinture marron pour le prouver. Le chauffeur furieux du 4 × 4 était bien plus costaud que moi, mais, à en juger par l’odeur qu’il dégageait et par le manque de coordination de ses gestes, il était aussi soûl. Cela compensait à peu près tous les avantages que lui conférait sa taille.
Je laissai son poing m’effleurer, avançai d’un pas et bloquai son bassin avec le mien, avant de saisir le bras qui m’attaquait par la main et le coude, et d’abattre l’homme face la première sur le bitume en utilisant principalement sa propre inertie.
Je me fis aussi mal, bon sang. C’est nul les accidents de voiture. Un éclair de douleur traversa ma pauvre nuque récemment maltraitée ainsi qu’une hanche que je ne pensais pourtant pas du tout abîmée. Je restai les jambes écartées et alerte pendant quelques instants, mais le contact avec le sol semblait avoir totalement fait oublier son envie de se battre au costaud. Quand je vis qu’il ne se relevait pas immédiatement, prêt à reprendre le combat, je reculai et tâtai ma pommette en regrettant la poche de glace que j’avais laissée tomber au sol.
La bagarre n’avait pas pris plus de quelques secondes. L’homme à terre n’eut même pas le temps de bouger l’index qu’un des policiers lui avait déjà fondu dessus, collé un genou au creux des reins avant de le menotter. Le geste était fluide, témoignant d’une longue habitude, et j’étais presque certaine qu’il devait aussi pratiquer un art martial quelconque.
— On ne conduira plus ce soir, dit joyeusement le flic à l’homme à terre. On ne frappera pas non plus de gentilles dames. On va plutôt cuver au gnouf, hein ?
— Au gnouf ? m’étonnai-je.
L’autre agent, du genre plus âgé et moins enthousiaste, poussa un soupir.
— Nielson aime bien les vieux films. (Il me tendit une contravention pour non-respect des distances de sécurité et désigna l’homme menotté.) Sa compagne est en état d’arrestation pour agression sur un agent de police. Lui, il est bon pour conduite en état d’ivresse. Voulez-vous porter plainte pour voie de fait ? Nous l’avons tous vu porter le premier coup.
Je secouai la tête, soudain épuisée.
— Non. Dites-lui juste que son assurance contacte la mienne.
Un énorme raclement suivi d’un affreux crissement déchira le calme relatif. Une dépanneuse était en train d’enlever le 4 × 4. Les pneus de la Golf retombèrent au sol avec un soupir, un gargouillement, et le sifflement du liquide antigel bouillant s’évaporant sur l’asphalte glacé en s’échappant du radiateur éventré.
Un frisson parcourut Jesse. Il fallait que je l’emmène au chaud.
— Tu sais quand ton père sera là ? lui demandai-je.
Elle l’avait appelé pendant que j’étais occupée à discuter avec les autorités et d’autres gens qui me tendaient des poches de glace.
— J’ai appelé, confirma Jesse, mais il n’a pas répondu. Alors j’ai appelé Darryl, mais pareil, aucune réponse. J’aurais dû t’en parler avant.
Adam, ne pas répondre au téléphone ? Voilà qui semblait étrange. Adam ne se rendrait certainement pas indisponible alors que nous étions en train de faire du shopping dans le chaos du Black Friday. Il avait même proposé de nous accompagner. Ce qui aurait été… intéressant. Il était déjà incapable de supporter Walmart au plus calme de la journée. Que Darryl, son second, n’ait pas répondu non plus ne me tracassait pas autant, mais c’était étrange aussi.
Je sortis mon téléphone de ma poche et vis que j’avais reçu un nouveau message de Bran, ce qui était encore plus bizarre. Le Marrok, chef de tous les loups-garous, n’était tout simplement pas du genre à envoyer des SMS.
J’ouvris le message et lus : « La chasse est ouverte. »
— On dirait que Bran est possédé par Arthur Conan Doyle 2, dis-je, et Jesse vint regarder mon écran par-dessus mon épaule.
Je tentai de rappeler Bran – j’avais trop froid aux doigts pour taper un message – mais tombai sur un message m’informant que le numéro n’était pas attribué. J’essayai alors de contacter Samuel, le fils du Marrok, et tombai sur son secrétariat.
— Non, ça ira, assurai-je à la secrétaire qui avait décroché, j’irai aux urgences si le docteur Cornick n’est pas disponible.
Il n’y avait aucune raison de ne pas lui laisser de message vraiment informatif, mais le message de Bran m’avait déstabilisée. Et ma crise d’anxiété, celle à l’origine de l’accident, m’avait pas mal secouée aussi.
Je continuai à appeler les autres membres de la meute : Warren, Honey, Mary Jo et même Ben. Leurs portables étaient respectivement éteint, sur messagerie, éteint et sur messagerie.
Je réfléchis au message de Bran en composant le numéro de Paul, qui serait partagé entre l’envie de me sauver et celle de me tuer, mais dont les sentiments pour Jesse étaient bien moins ambigus. Le téléphone sonna dans le vide, et je me souvins que les loups-garous étaient dingues des trucs du genre « mot de passe ultrasecret en cas d’urgence ». Aucun rapport avec leur nature de loup-garou, mais la plupart d’entre eux passaient à un moment ou un autre par l’armée, et cela leur inculquait un type très particulier de paranoïa. Les loups-garous n’avaient rien à envier – loin de là – aux boy-scouts « toujours prêts ».
Je connaissais l’existence de ces codes secrets, parce que j’avais grandi parmi les loups-garous, mais je ne les avais jamais appris parce que je n’en étais pas un moi-même. Adam aurait probablement fini par me les enseigner à présent que j’appartenais à sa meute, mais, avec toutes ces histoires de monstres aquatiques, de jambes cassées et de drames dans la meute, pas étonnant que ça n’ait pas figuré au top de ses priorités.
Paul ne répondit pas non plus. J’étais prête à parier, en me basant sur ces indices, que le message de Bran signifiait « Pas de téléphones ». Ce qui était bien mignon, mais nous laissait, Jesse et moi, coincées dans ce centre commercial jusqu’à ce que quelqu’un daigne répondre à son fichu téléphone. Si tout cela n’était qu’un test pour mettre à l’épreuve les codes d’urgence, quelqu’un allait sérieusement se faire enguirlander.
Mais si ça n’était pas le cas… Je sentis mon estomac se nouer, et considérai la crise d’anxiété qui avait provoqué l’accident d’un œil plus sombre. J’étais doublement liée, d’une part à Adam, de l’autre à la meute. Quelque chose était-il arrivé à l’un ou à l’autre ? Je testai les liens en question…
— Mercy ? fit Jesse, interrompant ma concentration avant que je ne puisse entrer en contact avec Adam ou le reste de la meute
— J’ignore ce qui se passe, reconnus-je. Je vais encore essayer de contacter des gens.
Après un moment de réflexion, j’appelai Kyle. Il n’était pas un garou, alors il n’avait peut-être pas eu le mémo concernant les appels téléphoniques. Et, en tant que compagnon du troisième plus haut gradé de la meute, peut-être était-il au courant de ce qui se mijotait. Mais j’atterris sur sa messagerie vocale, et ne laissai aucun message. J’essayai ensuite Elizaveta, la sorcière. Celle-ci était sous contrat avec la meute – j’avais récemment vu quelle somme Adam lui réglait chaque mois et n’aurais eu aucun scrupule à l’utiliser comme taxi –, mais elle ne répondit pas. Peut-être était-elle au fait des codes… ou alors elle était en train de faire du shopping, et les hordes hurlantes autour d’elle l’empêchaient d’entendre son téléphone sonner.
Peut-être que toute la meute était en train de faire les soldes, et que j’étais parano.
— Quelles sont les probabilités que la meute ait rejoint le reste des Tri-Cities et fasse ses courses au beau milieu de la nuit ? demandai-je à voix haute.
— Plutôt minces, répondit Jesse d’un ton sérieux. La plupart sont comme papa : rien que le bruit, ça mettrait leurs nerfs à vif. Les mettre dans un espace confiné avec des gens ordinaires, c’est le meilleur moyen d’obtenir un bain de sang. Je n’en vois aucun, à part peut-être Honey, qui tenterait sa chance.
— C’est mon opinion aussi, acquiesçai-je. Il y a quelque chose qui cloche. Et on est toutes seules.
— Je vais appeler Gabriel, dit-elle en s’exécutant aussitôt.
Gabriel, mon homme à faire tout et n’importe quoi, faisait tout ce qui était en son pouvoir pour ne pas être amoureux de Jesse. Ils avaient officiellement rompu en septembre, lorsqu’il était parti étudier à l’université, à Seattle, alors même qu’ils n’avaient jamais été officiellement « ensemble ». Mais ça ne l’avait pas empêché d’être présent à la table de Thanksgiving, quelques heures plus tôt, et de flirter avec Jesse dans les limites du possible étant donné la présence du père de celle-ci, à qui rien n’échappait.
Mais l’amour n’attendait pas que les conditions soient idéales.
Quand il revenait dans le coin, Gabriel habitait mon minuscule mobil-home, situé de l’autre côté de la clôture de la maison que je partageais avec Adam et Jesse. Quand sa mère et lui s’étaient horriblement disputés concernant ses fréquentations, c’est-à-dire mes amis loups-garous et moi, il y avait emménagé. Il avait beau avoir depuis déménagé à Seattle, le mobil-home était toujours disponible lorsqu’il rentrait pour les vacances.
Comme il ne risquait pas de figurer sur les listes d’urgence des loups-garous, je sentis encore plus l’inquiétude m’étreindre en voyant Jesse secouer la tête. Quelque chose était-il arrivé à la meute en notre absence ?
— Bon sang, maugréai-je en essayant de nouveau de sentir Adam à travers nos liens de couple.
Ceux-ci étaient solides et stables, mais il me fallait parfois des efforts accrus pour en tirer certaines informations. Quand j’en avais parlé à Adam, il s’était contenté de hausser les épaules. « Ça dépend, avait-il expliqué. Certains ont besoin de vivre à l’intérieur de l’esprit de leur compagnon pour se sentir en sécurité. Mais toi, comment tu t’es sentie quand ça nous est arrivé ? » Il avait souri en me voyant bafouiller d’un air désolé. « Ce n’est pas grave. Je t’aime comme tu es, Mercy. Je n’ai pas besoin d’être dans ton esprit à chaque instant. Seulement de savoir que tu es là. »
Si j’aimais Adam, c’était pour de bonnes raisons.
Je me battis pour essayer de remonter notre lien, aggravant du coup ma migraine déjà forte, parvins à me glisser entre les barrières que mon subconscient avait apparemment dressées pour m’éviter d’être submergée par le charisme envahissant de cet Alpha parmi les Alphas qu’était Adam Hauptman, et réussis enfin à le toucher…
— Hé, Mercy, dit une voix grave. Tout va bien ?
Je levai les yeux et reconnus le chauffeur de la dépanneuse. Je connaissais la plupart des conducteurs de dépanneuse de la région. J’ai un garage, c’est inclus dans le forfait.
— Salut, Dale, répondis-je en essayant de ne pas montrer que j’étais en plein traficotage de magie lycanthrope.
Ce qui aurait été plus simple si je n’avais pas été de nouveau envahie par le même affreux sentiment de peur qui m’avait coupé le souffle et avait provoqué l’accident avec le 4 × 4. Je fis mon possible pour étouffer cette nouvelle crise d’anxiété. Dale penserait probablement que, si je claquais des dents, c’était à cause du froid.
— Jesse et moi, ça peut aller, mais on a connu des jours meilleurs, ajoutai-je.
— J’imagine bien, approuva-t-il d’un air inquiet, qui me fit penser que j’avais vraiment mauvaise mine. Tu veux que je ramène la Golf à ton garage ? Ou tu es prête à admettre ta défaite immédiatement, et je l’emmène à la casse de Pasco ?
Je le regardai fixement en pensant soudain à quelque chose.
Il examina l’avant de son blouson.
— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai une tache ? Pourtant, c’était propre quand je l’ai enfilé !
— Dale, si je te paie pour ramener la Golf au garage, tu auras de la place pour Jesse et moi ? Je n’arrive pas à contacter mon mari au téléphone, et j’ai une voiture à disposition là-bas.
— Bien sûr, Mercy, pas de problème ! répondit-il avec un grand sourire.
— Ce serait super, ajoutai-je. Merci.
C’était la meilleure idée. Le garage était un lieu sûr où je pourrais réfléchir à la situation. J’en avais besoin, de ma Forteresse de Solitude, contre cette vague de panique. Parce que, quand j’essayais d’atteindre Adam par notre lien, je ne sentais que rage et douleur.
Quelqu’un était en train de torturer mon mari, et c’était tout ce que je savais.
Le camion de Dale sentait les frites froides, le café et les bananes trop mûres. Je me forçai à entretenir une conversation badine, en prenant des nouvelles de sa fille et de son bébé nouveau-né, en discutant de la hausse des prix du diesel et de tout ce à quoi j’arrivais à penser. Je ne devais pas montrer à quel point j’étais inquiète à Jesse avant d’en savoir un peu plus.
Mon garage avait un aspect tout à fait normal. Le petit cimetière – où gisaient les restes de quelques véhicules défunts, prêts à sacrifier leurs pièces détachées à leurs cousins en état de fonctionnement – et le parking étaient bien éclairés. De nouveaux lampadaires à halogène éclairaient les quatre voitures qui se trouvaient dans le parc consacré aux voitures encore-vivantes-mais-ayant-besoin-d’aide, et je tapotai le genou de Jesse en l’entendant prendre une brusque inspiration.
Je descendis du camion et aidai Dale à détacher la Golf, non sans avoir ordonné à Jesse d’entrer dans le garage. Elle contempla de nouveau les quatre voitures qui auraient normalement dû être trois et courut vers la porte sans protester. Elle l’ouvrit sans peine, alors qu’elle aurait dû être verrouillée, et quand elle entra, elle n’alluma pas la lumière, parce que c’était la digne fille de son père. Elle savait qu’illuminer une pièce avec des fenêtres quand quelque chose pouvait s’y cacher n’était pas une bonne idée.
— Pauvre chose, dit Dale en caressant le coffre de ma voiture, parfaitement indifférent à Jesse. Y en a plus des masses comme elle dans le coin.
Il leva le regard vers moi et ajouta d’un air décontracté :
— J’ai peut-être un plan pour une Jetta de 1989, trois portes, 110 000 kilomètres au compteur. Un peu cabossée, mais rien qu’un peu d’antirouille et de peinture ne puisse réparer.
— J’y réfléchirai, le remerciai-je. Je te dois combien ?
— Le patron t’enverra la facture, répondit-il, m’arrachant un sourire sincère malgré la tension qui m’habitait : le « patron » de Dale était sa femme.
Je le saluai de la main et le regardai s’éloigner, avant de me ruer vers la porte de mon bureau, parce que la quatrième voiture qui était garée entre une Coccinelle de 1968 et un vieux van était une vieille Mercedes toute pourrie de 1974 qui appartenait à Gabriel.
Je me glissai par l’embrasure et refermai la porte derrière moi. Le fait que le bureau soit plongé dans l’obscurité avait suffi à me faire comprendre que Gabriel était au courant de quelque chose, et qu’il fallait rester discret. Dans le cas contraire, les lumières à l’intérieur auraient brillé de mille feux. Je me retournai et sentis l’odeur de Gabriel, certes, mais il y avait aussi quelqu’un d’autre…
Je sentis deux bras puissants me saisir par la taille et presque me soulever. Mon odorat me dit que les bras en question appartenaient à Ben, celui qui avait l’accent anglais et un langage fleuri, et qui était en train d’enfouir son visage contre mon ventre. Je remis donc le démonte-pneu que j’avais attrapé là où il se trouvait sur le comptoir sans lui fracasser le crâne. Il bougea la tête de manière à soulever mon tee-shirt, et je sentis le contact de sa joue mal rasée contre ma peau.
J’avais déjà vu un loup-garou se comporter ainsi, agité de frissons, la respiration hachée. J’étais à peu près certaine que Ben n’avait pas faim – contrairement à cet autre loup –, parce que notre festin de dinde ne remontait qu’à quelques heures. Je posai donc ma main sur sa tête et lançai un regard vers les deux adolescents effrayés qui étaient plantés devant une étagère de vieux enjoliveurs dépareillés. Il faisait sombre à l’intérieur du garage, mais les coyotes comme moi voient dans le noir.
Ben émit un son mi-grondement, mi-parole, mais je ne compris pas ce qu’il essayait de me dire. À en juger par la chaleur qui s’échappait de son corps, il était en train de lutter contre une métamorphose. Je le réconfortai de la voix, mais laissai ma main immobile, parce que les loups-garous ont la peau extrêmement sensible quand ils se transforment. Ben cessa d’essayer de parler et se contenta de respirer. Je tournai les yeux vers Gabriel.
Il agrippait la main de Jesse, à moins que ce fût le contraire, et ne paraissait pas en bien meilleur état que Ben.
— Recommence, lui dit Jesse. Mercy doit tout entendre depuis le début.
Gabriel hocha la tête.
— Vers minuit, Ben a fait irruption dans mon salon, m’a attrapé par la peau du cou, a attrapé les clés de ma voiture, et m’a traîné dehors. Dès que j’ai mis le pied à l’extérieur, je me suis rendu compte qu’il se passait quelque chose d’énorme chez toi. Je n’ai vu aucun phare allumé, mais j’ai entendu le bruit de plusieurs véhicules diesel de la taille d’un camion. Ben a parlé de venir ici, au garage, et d’entrer en contact avec toi, je crois. Il avait l’air vraiment bizarre. Il m’a poussé derrière le volant et n’a plus rien dit de cohérent depuis. J’allais essayer de t’appeler, mais…
Il désigna le sol d’un geste du menton, et je vis le téléphone du garage réduit en miettes.
— Il n’a pas semblé penser que c’était une bonne idée. Je suis vraiment, vraiment content de te voir.
— Ben ? demandai-je. Peux-tu…
Il se redressa et laissa tomber une flèche tranquillisante au creux de ma main. Elle était à moitié pleine d’une substance laiteuse que j’identifiai immédiatement. Quelqu’un avait découvert notre secret.
— On l’a drogué, les informai-je en reniflant l’aiguille pour m’en assurer.
L’odeur était familière.
— On dirait le truc qui a tué Mac, ajoutai-je.
Jesse prit une brusque inspiration.
— Mac ? s’enquit Gabriel.
— Avant que tu arrives, lui expliquai-je. Mac était un loup-garou récemment transformé qui s’est retrouvé embringué dans un complot visant à déstabiliser Bran. On avait toujours pensé que les loups-garous étaient insensibles à toutes les drogues existantes. Mais notre ennemi, qui était lui-même un loup-garou, a réussi à inventer un cocktail efficace, composé d’ingrédients disponibles chez n’importe quel vétérinaire.
C’était une recette qui aurait dû disparaître en même temps que Gerry.
— La plupart des loups-garous à qui on en a administré s’en sont sortis sans encombre, mais les jeunes loups-garous sont plus vulnérables, et Mac n’y a pas survécu.
On considéra Ben, qui ne semblait pas au meilleur de sa forme.
— Est-ce que Ben va s’en sortir ? demanda Gabriel. On ne peut pas l’aider ?
— Je la brûle, gronda Ben.
Je n’étais pas certaine d’avoir bien entendu, car il avait la voix pâteuse et n’articulait pas bien.
— Ben ? Tu brûles la drogue ? (Il paraissait effectivement fiévreux.) En augmentant ton métabolisme ?
J’ignorais que les loups-garous étaient capables de ça.
— Je la brûle bien, dit-il, ce que je pris comme une réponse affirmative. Mais ça va… une minute.
— On peut aider ? m’enquis-je. De l’eau ? De la nourriture ?
J’avais des barres de céréales quelque part dans le bureau.
— Juste toi, répondit-il. L’odeur de la meute, de l’Alpha. Ça aide. (Il fut agité d’un grand frisson.) Mal. Loup. Veut sortir.
— Laisse-le sortir, suggéra Jesse.
Mais Ben secoua la tête.
— Je ne pourrais plus parler. Il faut que je raconte.
Il puait l’adrénaline et le sang.
— On est en sécurité ici, ou faut-il qu’on aille ailleurs ? lui demandai-je.
— OK pour le moment, dit-il après un moment de réflexion. Je pense. Ils doivent être trop occupés par le reste de la meute.
— Du café, ça serait utile ? proposa Jesse.
J’y réfléchis un instant, avant de secouer la tête.
— Je ne suis pas médecin. Ajouter encore un stimulant à la mixture pourrait encore aggraver la situation.
— Tu ne peux pas appeler Samuel ?
Je croisai son regard effrayé et tentai de prendre un ton assuré.
— Je suis tombée sur son secrétariat de permanence. On est seuls.
— Et Zee ? demanda Gabriel.
Il avait vu ce que Zee pouvait faire pour une voiture, et vénérait ce vieux ronchon comme une sorte de héros.
— Il ne pourrait rien faire pour l’argent ? insista-t-il.
— Zee est caché au pays des fées avec tous ses concitoyens, lui dis-je, même s’il était au courant. Il ne va pas pouvoir être d’une grande aide.
— Mais…
— Il a beau être bien des choses, l’interrompis-je, Zee est avant tout un fae.
— Fait mal, gémit Ben, la voix étouffée par mon ventre.
Il se tortillait contre moi. Ça avait cet effet-là, l’argent, sur les loups-garous. J’aurais tellement aimé pouvoir faire quelque chose pour lui.
— Tu peux m’aider, dit-il comme s’il avait intercepté mes pensées.
C’était parfois le cas avec les liens de meute… et c’était l’un des aspects auxquels j’essayais encore de m’habituer.
— Tu peux me demander… voilà ce que tu peux faire. Me poser des questions. Me faire parler pour que je parvienne à dompter le loup. Il faut que tu saches.
— Tout le monde est vivant, le rassurai-je. Ça, je le sens. Que s’est-il passé ?
— Enlevés, répondit-il, avant d’ajouter : agents fédéraux.
Je sentis un frisson me parcourir la nuque. J’avais un diplôme d’histoire. Quand le gouvernement organisait des actions ciblées envers une partie de sa propre population, c’était mauvais signe. Mauvais signe genre nazis, génocide, tout ça. Nous avions besoin des fédéraux pour protéger les loups-garous des fanatiques présents dans la population humaine. Si le gouvernement se retournait contre nous, les loups devraient se défendre par eux-mêmes. Et ça n’annonçait rien de bon.
— Des agents de quelle structure ? demandai-je. NSA ? CNTRP ? FBI ?
Il secoua la tête, la leva vers moi et sembla s’accrocher à mon regard comme si ça l’aidait à garder les pieds sur terre. Il commença une phrase plusieurs fois avant de s’interrompre.
— Ils ont emmené tous ceux qui étaient présents ?
— Tout le monde, acquiesça-t-il en appuyant de nouveau le front contre mon abdomen. Tous ceux présents.
C’était le soir de Thanksgiving. J’échangeai un regard inquiet avec Jesse. Une grande partie de la meute se trouvait à la maison.
— Honey et Peter et Paul et Darryl et Auriele. (Il interrompit sa litanie de noms pour reprendre son souffle.) Mary Jo. Warren.
— Mary Jo n’était pas là, et Warren non plus, fis-je remarquer.
Warren et son compagnon avaient organisé un dîner de Thanksgiving pour ceux, parmi leurs amis, qui n’avaient pas de famille chez qui rentrer. Du fait de leur homosexualité, ils avaient, parmi leurs connaissances, des proches dont les familles n’étaient pas très tolérantes. Mary Jo, qui était pompier, était de garde.
— Je les ai sentis, gronda Ben.
Il s’interrompit, et son corps se contracta.
— L’a dit… ils ont dit, pas Adam… Ils ont dit… « Venez sans faire d’histoires, et tout ira bien, M. Hauptman ». Adam, il a répondu « Je sens l’odeur du sang sur vos mains. Le sang de Warren et Mary Jo. Qu’avez-vous fait à mes loups ? » Ils ont répondu « Agents fédéraux ». Répété. Montré leur badge.
Il prit une grande inspiration.
— Adam il dit, il a dit « Joli badge. Mais vous n’êtes pas agents fédéraux. » Menteurs. Adam dit qu’ils mentaient.
Je ne parvenais plus à savoir si c’était moi qui retenais Ben ou le contraire.
— Comment ont-ils trouvé Mary Jo ? demandai-je.
Mary Jo avait peur de perdre son travail si sa nature était révélée. S’ils étaient au courant pour elle, pour le tranquillisant, ça signifiait que quelqu’un était au courant d’un peu trop de nos secrets. Mais ma question était purement rhétorique, et je ne m’attendais pas à une réponse de la part de Ben.
— Téléphones portables, dit-il. Bran a envoyé un message.
— Je l’ai eu, acquiesçai-je. Je croyais que ça signifiait qu’il n’était pas prudent d’utiliser les téléphones.
Il secoua la tête.
— Ça voulait dire qu’on avait localisé nos portables par GPS. Charles a des araignées.
Charles était le fils du Marrok, qui gouvernait tous les loups. Parmi ses nombreux talents figuraient l’assassinat, l’enrichissement et une connaissance terriblement approfondie de la technologie, mais pas l’élevage d’arachnides. Pas à ma connaissance en tout cas.
— Des araignées ? m’étonnai-je.
Il laissa échapper un rire étouffé.
— Des araignées. Des petits bouts de code qui fouinent. Surveillent ce genre de choses. Des logiciels espions dans les logs des compagnies de téléphone. Je crois qu’il a quelqu’un qui travaille pour lui. Mais l’avertissement est arrivé trop tard.
— Comment as-tu réussi à t’échapper ? lui demandai-je.
— J’étais en haut, expliqua-t-il d’une voix qui semblait plus proche de la normale. Il semblait aussi plus cohérent. J’étais allé chercher du papier pour les chi… les toilettes du rez-de-chaussée.
Il laissa échapper un demi-sanglot. Je le serrai contre moi.
— Vas-y, jure, lui murmurai-je. Je ne dirai rien à Adam.
Il laissa échapper un petit rire.
— Mauvaise habitude.
J’ignorais s’il parlait de son langage ou de ma promesse de ne rien dire à Adam.
— Tu as raison, approuvai-je, parce que c’était la vérité. Tu les as donc entendus et tu es parti chercher Gabriel ?
— J’ai entendu, dit-il. J’ai attendu. Toute la meute était en bas. Et puis Adam a dit « Merci, bon sang de Benjamin » comme si c’était une sorte de juron, et j’ai compris. Je suis Benjamin. Mercy, c’est toi. Le « bon sang », ça signifiait qu’il fallait que je parte tout de suite à ta recherche. Mais il a trouvé le moyen de ne pas le dire clairement pour me donner un peu de marge. Mais il y avait des hommes à l’arrière de la maison, et ils m’ont vu sauter par la fenêtre. C’est là qu’ils m’ont atteint avec cette foutue flèche. J’ai foncé vers le fleuve, avant de repartir dans l’autre sens et de rejoindre Gabriel. Je lui ai dit de conduire. Mais tu n’étais pas là. Tu étais censée être là !
Sans cet accident, Jesse et moi aurions fini nos courses et serions rentrées à la maison. Probablement pile dans les bras de ceux qui avaient enlevé Adam. Je pris une grande inspiration, et l’odeur qui me chatouillait les narines jusqu’à présent m’emplit les poumons.
— Du sang, constatai-je en m’écartant de Ben pour tenter d’y voir quelque chose. Ben, tu saignes ; où es-tu blessé ?
1. Aux États-Unis, le Black Friday (littéralement « vendredi noir ») désigne le lendemain du repas de Thanksgiving, journée de soldes qui marque traditionnellement le coup d’envoi de la période des achats de fin d’année. (NdT)
2. « The game is afoot. » qu’on peut traduire par « La chasse est ouverte. » est une citation tirée de Sherlock Holmes. (NdT)