Chapitre 5

Je contemplai le sol, imitée par Kyle. Ben sauta du lit et alla renifler la flaque de vomi. Il recula vivement, dressa les oreilles et me regarda. Son expression disait très clairement « C’est quoi, ce bordel ? », et cela même pour quelqu’un qui n’aurait pas été aussi habitué que moi à lire des expressions sur le visage de loups monstrueux.

Le sol de Kyle était recouvert d’argent. Je me léchai la main et regardai le résultat : ma paume était grise là où il y avait de la salive.

— Je pense…, commençai-je partagée entre le triomphe – parce que tout cet argent par terre signifiait qu’il ne se trouvait plus dans l’organisme d’Adam – et la terreur.

Me rendre compte que le lien qui m’unissait à Adam était un canal par lequel je pouvais faire passer quelque chose d’aussi physique que de l’argent avait des implications terrifiantes.

— Je crois qu’il vaudrait mieux que je nettoie ça.

Il y avait une salle de bains juste à côté de la chambre d’amis, et je m’y précipitai en titubant pour me rincer la bouche et me brosser là où l’argent avait touché ma peau. Kyle ouvrit le meuble sous le lavabo et me tendit une brosse à dents neuve et l’un de ces minitubes de dentifrice de voyage. J’avais toujours les lèvres noires, comme une ado gothique de treize ans qui se serait mis du rouge à lèvres noir.

— J’ai connu quelques gars qui se peignaient les lèvres au nitrate d’argent pour obtenir cette couleur, commenta Kyle. J’ai toujours trouvé ça passablement stupide. Tu n’avais pas les lèvres noires quand tu es partie te coucher. Que s’est-il passé ?

— J’ai peur d’émettre une hypothèse, répondis-je.

Le nitrate d’argent, ça me disait quelque chose. J’étais quasi sûre que c’était ça que Gerry Wallace avait utilisé dans son tranquillisant.

— Donne-moi quelques minutes, et je vais peut-être parvenir à une explication vaguement cohérente.

L’inquiétude assombrit son regard, mais il se contenta de hocher la tête. Je me regardai encore dans le miroir et touchai mes lèvres. Leur texture n’avait pas changé. J’attrapai une serviette pour essuyer la flaque de vomi, mais m’interrompis en revenant près de celle-ci. La bouillie d’argent était en train de se figer. Et si la serviette collait au truc et ne faisait que tout étaler ? Et il y en avait beaucoup, plus que je ne l’avais cru à la base. Si tout cela provenait d’Adam, c’était un miracle qu’il ne soit pas mort.

— Bien, dis-je, qu’est-ce que je fais de ça ?

— Quoi ? s’étonna Kyle d’un air désinvolte en s’asseyant au bord du lit. Tu n’as jamais vomi par terre ? Ou tu n’as jamais vomi d’argent ?

Ben, qui s’était mis assez loin de la flaque pour être certain de ne pas la toucher, me lança un regard étrange. Il se pencha vers moi et me renifla avant de se rasseoir, l’œil vif.

Je l’imitai et sentis mon bras, sentis l’odeur d’Adam. Je supposai que si j’étais capable de sucer de l’argent à travers le lien de couple, il n’était pas étonnant que l’odeur d’Adam puisse me suivre, aussi.

— C’est de la magie, expliquai-je, et Kyle leva les yeux au ciel. Voilà, poursuivis-je autant à ma propre adresse qu’à celle de Kyle et Ben. Ça n’aurait jamais dû fonctionner. On n’est pas censés pouvoir faire ça. (Je désignai la flaque d’un vague geste du bras.) Je ne suis pas censée pouvoir faire ça. La magie de meute, et celle de couple, signifie que je peux parfois communiquer avec Adam lorsque nous ne sommes pas ensemble. Mais pas que je peux extraire de l’argent de son corps avant de le ramener avec moi.

Je contemplai de nouveau la flaque.

— Et s’il y avait tant d’argent dans son corps, il aurait dû être mort… et ressembler à l’Homme de Fer-Blanc.

Kyle cligna des yeux. Je ne l’avais jamais vu aussi… inexpressif.

— Tu peux communiquer avec Adam lorsque vous n’êtes pas ensemble, et sans téléphone ? demanda-t-il.

J’acquiesçai.

Il ferma les yeux, et son visage s’anima de nouveau quand il les rouvrit.

— Merci Seigneur, soupira-t-il d’un air soulagé. Je pensais devenir fou.

Je ne pus m’empêcher de sourire en dépit de la situation.

— Warren est un peu incertain sur la dose de bizarreries lycanthropes que tu peux encaisser sans avoir envie de te barrer en courant, lui expliquai-je d’un ton d’excuse.

Il plissa les yeux.

— Warren n’a pas le droit de me garder dans l’ignorance ! (Puis sa colère disparut.) Je suis prêt à accepter toutes ces conneries de loups-garous si ça signifie qu’il est avec moi, sain et sauf.

L’émotion faisait vibrer sa voix, et ses mots me firent l’impression d’une griffure sur la peau, car je savais exactement ce qu’il voulait dire.

— Oui, approuvai-je avec émotion. Mais cet argent… je pense que ça a plus à voir avec ce que je suis qu’avec la magie lycanthrope.

— Parce que tu es amérindienne tu vomis de l’argent ? demanda Kyle d’un air sceptique, mais Ben, lui, m’adressa un regard de soudaine compréhension.

La meute était au courant pour Coyote.

La flaque sur le sol était vraiment en train de se solidifier. J’étais persuadée que du savon et de l’huile de coude ne suffiraient pas à l’enlever… et entendis le rire de Coyote au creux de mon oreille. Un dollar d’argent, quand les dollars étaient encore en argent, pesait une once troy, soit 31,103 grammes d’argent pur à 99,9 pour cent. J’avais des tonnes d’informations futiles qui m’encombraient la tête.

— Combien d’onces troy dans une livre ? demandai-je, parce que c’était une information qui me manquait justement.

— Je ne sais pas, répondit calmement Kyle. Mais on dirait qu’il y a beaucoup d’onces troy là-dedans.

La magie de Coyote transgresse les règles, pensai-je. Je contemplai Kyle et décidai qu’il était aussi digne de confiance que le reste de la meute.

— Ce n’est pas de la magie indienne… Enfin, pas seulement. C’est la magie de Coyote.

— Coyote ? demanda Kyle. Tu parles de ta forme alternative, ou de… Coyote ?

Ben se contenta de me regarder, les yeux plissés.

— Mon père était un monteur de taureaux professionnel originaire de Browning, Montana, nommé Joe Vieux Coyote, expliquai-je à Kyle. Mais avant d’être Joe Vieux Coyote, il était le légendaire Coyote. À la mort de Joe Vieux Coyote dans un accident de la route, il est redevenu Coyote.

Ceux qui l’avaient vu à la barre me l’avaient dit : Kyle était la plupart du temps imperturbable, sauf quand il décidait de ne pas l’être. Fréquenter un loup-garou lui avait permis d’affiner cette capacité à un point presque surnaturel.

Il ne cilla pas, n’hésita pas un instant.

— Et donc, cette gelée d’argent, c’est parce que tu es la fille de Coyote ?

— Je ne suis pas la fille de Coyote, insistai-je en jetant un coup d’œil vers le sol. Et ce n’est plus de la gelée. Joe Vieux Coyote n’était pas Coyote.

Parce que si ça avait été lui, cela aurait voulu dire que mon père n’était pas mort mais qu’il m’avait abandonnée, avait abandonné ma mère, et qu’il fallait que je le lui fasse payer.

— OK, dit Kyle, tu divagues.

Il tendit la main vers moi.

— Ça va ? Tu as l’air d’avoir chaud, mais tu es glacée.

Je sentis un frisson me parcourir et m’accroupis, la main flottant au-dessus de la plaque d’argent qui recouvrait quelques carreaux du sol.

— C’est le truc le plus flippant qui me soit jamais arrivé, reconnus-je en désignant la flaque. Et si tu savais tout ce que j’ai vécu, tu te rendrais compte que ça représente quelque chose de sacrément flippant. Pendant mon sommeil, j’ai bu l’argent qui se trouvait dans l’organisme d’Adam, puis à mon réveil je l’ai vomi par terre… désolée, d’ailleurs… et maintenant j’ai les lèvres noires.

Kyle prit une brusque inspiration.

— Pendant que tu faisais ces trucs flippants avec Adam, même si je comprends bien que ce soit tentant, avec lui, tu n’as pas réussi à deviner où il se trouvait ?

Je secouai la tête, et il poussa un soupir.

— Tant mieux.

Je haussai un sourcil interrogateur, et il esquissa un sourire las.

— Ça aurait pu être utile, Mercy. Et avoir quelque chose d’à la fois utile et flippant ça aurait probablement envoyé toute une troupe de dieux maléfiques à nos trousses.

Je le contemplai d’un air perplexe. Son sourire s’élargit.

— Toi, tu as été élevée par les loups-garous, mais dans mon cas, c’est une grand-mère écossaise qui s’en est chargée, pendant que mes parents étaient occupés à gagner des millions. Quand les faes ont fait leur coming out, elle s’est contentée de grommeler un « Il va y avoir des problèmes, maintenant. » Et elle avait raison, comme pour chaque catastrophe qu’elle a prédite.

Je me laissai retomber sur mon postérieur parce que mon genou venait de se souvenir qu’il avait eu un accident de voiture et qu’il en avait assez que je me repose entièrement sur lui. Ben me soutint brièvement avant de reculer d’un bond.

— Merci, dis-je à Kyle, je tenterai de ne pas oublier la colère des dieux obscurs. Tu as d’autres idées aussi réjouissantes ?

— Pas tant que Warren ne sera pas de retour, à gratter cette fichue flaque de vomi, se contenta-t-il de dire.

Je tendis la main vers lui et lui serrai la cheville en signe de réconfort. C’est à ce moment-là qu’on sonna à la porte.

— Il est quelle heure ? m’étonnai-je.

Kyle jeta un coup d’œil à sa montre.

— Trop tôt pour une visite de politesse. Quatre heures et demie du matin.

Son téléphone sonna, et il décrocha.

 

— Monsieur Brooks. Il y a deux hommes sur le pas de votre porte. Un homme blanc d’environ quarante-cinq ans et un mètre quatre-vingts, en meilleure forme que la moyenne, qui semble très à l’aise dans son costume et très mal à l’aise à cause de son compagnon. L’autre est plus petit, plus jeune, métissé… et en excellente forme. Soit il aime le sport… soit c’est un loup-garou. Voulez-vous que nous les interceptions et que nous les éloignions ?

— Non, dit Kyle. Il y a des hommes à l’intérieur, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, monsieur. Et quelqu’un surveille le porche.

— Alors je vais aller voir s’il s’agit d’amis ou d’ennemis. Je vous ferai le signe de la paix si c’est la première éventualité.

Kyle mit fin à la communication, puis enfila un pantalon et un polo qu’il avait apportés, pliés et rangés dans la seule commode de la chambre. Moi, j’avais le choix entre remettre les vêtements qu’il m’avait prêtés la veille, ou les miens que j’avais portés la journée et la nuit précédentes. Comme ces derniers étaient toujours pleins de sang, je remis son survêtement, dont le bleu pétrole mettait joliment en valeur les bleus sur ma peau, et suivis Kyle en bas, Ben nous emboîtant le pas comme un bon chien de garde. Il ne boitait plus – c’était bien le seul –, ce qui signifiait probablement qu’il avait commencé à cicatriser.

La sonnette cessa de retentir dès qu’on arriva dans l’escalier. Soit ils avaient laissé tomber, soit ils pouvaient nous entendre descendre les marches moquettées à travers la porte.

Je restai en arrière avec Ben pendant que Kyle ouvrait la porte à deux hommes, le premier culminant sans surprise à un mètre quatre-vingts et portant un manteau de laine sombre qui mettait plus en valeur qu’il ne la dissimulait la ligne luxueuse du costume gris foncé dont il était vêtu. Il n’était pas très beau, mais son visage respirait la sympathie, comme celle d’un acteur spécialisé dans les rôles de gentil.

Près de lui se tenait un homme plus petit qui avait vaguement l’air d’être d’origine moyen-orientale, mais avec une peau plus foncée. Il portait un jean, des chaussures de randonnée bien éraflées et une chemise à manches longues en soie grise. Il faisait déjà bien froid, mais il n’avait ni manteau, ni veste.

— Qu’est-ce qui vous amène chez moi à cette heure-ci ? demanda Kyle d’un ton sec.

— Kyle Brooks ? demanda le plus grand des deux hommes. Je me nomme Lin Armstrong. Agent Armstrong. Je travaille pour le CNTRP, le Cantrip si vous préférez, et je me demandais si vous accepteriez que mon associé et moi vous posions quelques questions à propos des hommes qui ont envahi votre maison hier ?

Je pris une brusque inspiration : c’était au Cantrip que je soupçonnais nos agresseurs d’appartenir. J’ignorais ce que j’allais dire, mais en inhalant je sentis leur odeur. Des effluves de produit de nettoyage à sec de laine et de poils d’un chien quelconque caractérisaient celle de l’agent Armstrong. Mais je sentis aussi le parfum d’un loup-garou inconnu.

Ben changea soudain de posture. Il coucha ses oreilles sur son crâne et s’accroupit légèrement, tout en se glissant quand même entre la porte et moi.

— À quelle meute appartenez-vous ? demandai-je en contournant Ben pour me retrouver près de Kyle.

— Pardon ? fit l’agent Armstrong.

Mais l’autre homme se contenta de sourire, un sourire d’un blanc éblouissant au milieu de sa peau sombre.

— À quelle meute pensez-vous que j’appartienne, madame Thompson ?

Il avait un accent, hispanique, mais pas le même que celui des gens que je connaissais aux Tri-Cities et dont l’espagnol était la langue maternelle. Je fronçai les sourcils.

— Hauptman. C’est Mme Hauptman. Qui êtes-vous ?

— « Charles Smith » m’a demandé de venir voir pourquoi il n’arrivait plus à contacter qui que ce soit ici, expliqua le loup-garou en exagérant l’emphase sur le nom parce qu’il mentait en le prononçant.

Mais je savais de qui il parlait. Le fils du Marrok, Charles, avait récemment collaboré avec le FBI sous le nom de Smith.

Le loup venait de nous apprendre plusieurs informations. D’abord, que c’était le Marrok qui l’envoyait : Ariana devait avoir réussi à le contacter. Deuxièmement, qu’Armstrong et lui n’étaient pas étroitement associés… sinon, il ne lui aurait pas menti. Mais il n’avait pas répondu à ma question, ce qui me fit penser qu’il pouvait être important de le savoir.

— J’ai demandé à mes contacts, dit Armstrong, si on pouvait me mettre en relation avec un loup-garou qui pourrait me servir d’agent de liaison. Étant donné que je pense que c’est un groupe de rebelles du Cantrip qui est à l’origine de vos récentes…

Il sembla hésiter sur le mot à employer.

— « Mésaventures », proposa le loup inconnu.

Je connaissais la majorité des membres de la meute du Marrok, vu que c’était en son sein que j’avais grandi. Mais je n’avais aucune idée de qui il était.

Je ne dis rien parce que je ne savais pas quoi dire. Les meutes changeaient avec les années, certains déménageaient. Et la meute du Marrok avait tendance à accueillir les loups problématiques qui ne trouvaient pas leur place dans une meute ordinaire. Le langage corporel de ce loup me disait qu’il était dangereux, qu’il passait beaucoup de temps à l’extrême limite de la violence, et que son loup était proche de la surface.

Le loup sous forme humaine reprit la parole dans le silence pesant.

— Quand Charles a reçu la demande de quelqu’un pour… jouer les ambassadeurs auprès de vous et de monsieur Brooks, j’étais déjà sur la route, envoyé ici par le murmure des fées. (Il s’interrompit un instant en… se pavanant, comme s’il appréciait d’être au centre de l’attention, avant de se tourner vers Kyle.) Monsieur Brooks, il fait plutôt froid. Voulez-vous bien faire signe au monsieur qui nous tient dans sa ligne de tir depuis le toit du voisin et nous faire entrer ?

— Qui êtes-vous ? demandai-je de nouveau au loup-garou.

Il sourit de nouveau, mais son regard resta froid.

— Asil, madame Hauptman. Vous me connaissez peut-être aussi sous le nom du Maure, même si je trouve le sobriquet trop spectaculaire et que je ne l’aurais pas mentionné si vous ne l’aviez peut-être pas trouvé plus reconnaissable.

Je raffermis mon étreinte sur le bras de Kyle. Oui, je savais qui était le Maure. Le Maure était un loup vraiment très effrayant que je croyais appartenir à la légende, comme la bête du Gévaudan.

— C’est bon, Kyle, soufflai-je en espérant ne pas me tromper, Asil est l’un des loups de Charles.

Kyle comprendrait que je voulais parler du Marrok.

Asil sourit en entendant le mensonge dans ma première phrase. Peut-être que Kyle aussi, parce qu’il me lança un bref regard avant d’adresser à l’équipe de sécurité le salut à deux doigts immortalisé par Richard Nixon bien avant notre naissance à tous les deux.

 

— Je n’ai pas le droit de vous dire quoi que ce soit, s’excusa à moitié Armstrong en sirotant son café.

Il me regarda, puis Kyle, prenant en considération les énormes bleus de ce dernier ainsi que les miens, plus modestes, qui commençaient au niveau de la mâchoire et remontaient jusqu’au cuir chevelu. Kyle avait l’air d’avoir disputé un combat de boxe avec les poings attachés dans le dos… ce qui, d’une certaine manière, lui était effectivement arrivé.

Armstrong grimaça.

— Je sais que ce n’est pas juste. Mais je dois obéir aux ordres de mes supérieurs.

Nous nous trouvions dans une pièce où je n’avais jamais mis les pieds auparavant. Elle se trouvait au sous-sol et était décorée dans des tons froids, avec seulement un petit soupirail. C’était probablement l’une des rares pièces considérées comme sûres par l’équipe de sécurité… ou Kyle avait ses raisons pour nous entraîner dans un endroit qui sentait le shampoing à moquette et les produits d’entretien, sans la moindre trace de l’odeur de Kyle ou de Warren.

— Non, ne dites rien, répliqua Kyle d’un ton acerbe, un groupe d’agents du Cantrip, insatisfaits des pouvoirs limités qu’on leur conférait dans le cadre de leur lutte contre les méchants loups-garous, et les encore plus méchants faes, ont décidé de faire sécession. Quelqu’un a décidé qu’il faudrait un événement d’envergure pour retourner l’opinion en leur faveur… et a aussi décidé que l’assassinat d’un sénateur anti-non-humains très populaire serait la mèche qui enflammerait l’opinion publique, et leur permettrait enfin d’obtenir le droit de tirer à vue sur les loups-garous et les faes. Mais ils ont échoué lorsque Mercy, Ben et moi sommes parvenus à appeler la police, et on vous a envoyé pour apaiser la situation de toutes les façons possibles, tout en cherchant d’où vient l’argent avec lequel ils ont pu embaucher une petite armée. Je me débrouille comment ?

Un instant, la bouille amicale d’Armstrong ne parut plus si amicale. Avec un sourire, le Maure porta sa tasse à ses lèvres. Si on ne le regardait pas dans les yeux, il paraissait trop jeune, trop bien éduqué pour être responsable de la violence pour laquelle il était réputé. Il surprit mon regard, et je détournai les yeux… mais non sans avoir vu son sourire satisfait.

— Ne nous traitez pas comme des enfants, reprit Kyle d’une voix douce à l’attention d’Armstrong. Vous avez besoin de nous pour remettre la main sur vos hommes avant qu’ils fassent quelque chose d’encore plus stupide. Mais nous, je ne sais pas si nous avons besoin de vous.

— Votre coopération sera notée, fit Armstrong. Ce qui peut devenir important pour vous si Bennet réussit à causer un bain de sang dont il pourra faire porter la responsabilité aux loups-garous.

— Qui est Bennet ? demandai-je.

Une moue tordit la bouche d’Armstrong.

— Ah, excusez-moi, dit-il. Disons plutôt « notre agent renégat » qui a apparemment réussi à recruter d’autres agents insatisfaits.

Son lapsus nous informant du nom de Bennet ne semblait pas accidentel, car il n’en paraissait pas plus contrarié que ça.

— Il est impératif de l’arrêter, et vous pouvez m’y aider en me disant tout ce que vous savez sur la manière dont Hauptman et sa meute ont été enlevés. Tout sur les hommes qui vous ont retenu ici monsieur Brooks. Tout ce qui peut être utile. En retour, je vous assure que nous allons consacrer toutes nos ressources à localiser et secourir vos amis.

Il était sincère et disait la vérité, ce qui me surprit un peu. J’aurais cru qu’il mentirait comme un arracheur de dents.

— Nous sommes du même côté, ajouta-t-il avec enthousiasme, et cela aussi il le croyait : je l’entendais dans sa voix.

— Les hommes qui ont pénétré chez vous sont tous morts, monsieur Brooks, dit Asil d’un ton calme.

Armstrong tourna si vivement la tête vers lui qu’on se serait attendu à entendre sa nuque craquer.

Ce n’était pas tant la mort des hommes en question qui le surprenait, pensai-je, que le fait qu’Asil soit au courant.

Je me demandai si c’était Asil qui les avait tués.

Le loup-garou surprit mon expression et me sourit, toutes dents dehors.

— Non, pas moi. On ne m’a pas seulement envoyé ici comme agent de liaison mais comme outil précieux à ajouter à votre arsenal. On les a relâchés sous caution la nuit dernière. Parce qu’il était prévu qu’ils s’envolent d’abord vers Seattle, puis par avion privé vers l’Amérique du Sud, je me suis dit qu’il serait plus commode de leur parler avant leur départ. Mais ils étaient déjà morts quand je suis arrivé à l’hôtel où ils résidaient, et j’ai failli interrompre un nettoyage fédéral du lieu du crime.

Son sourire s’élargit encore, et je compris que le nettoyage en question était du genre destiné à cacher la mort de ces hommes aussi bien à la police qu’au grand public.

S’il savait tout cela, alors Charles ne devait pas avoir chômé, parce qu’il était plus au courant des événements qu’Ariana lorsqu’elle était partie. Armstrong observait Asil avec une soudaine lassitude. Visiblement, il n’avait pas conscience de tout ce que savait ce dernier.

— Est-ce que c’est vous qui les avez tués, agent Armstrong ? demandai-je.

La plupart des gens ignoraient que les loups-garous pouvaient percevoir les mensonges, et ceux qui le savaient pensaient que j’étais humaine.

— Non, m’dame. Mais ce sont mes agents qui ont assuré le nettoyage. Mes supérieurs ont reçu un appel anonyme. (Il grimaça.) J’ai passé le plus clair de ces dernières vingt-quatre heures à faire dans le ménage, le nettoyage, le rattrapage d’infos, tous ces trucs qui finissent en « age » et qui s’imposent en cas de problèmes graves.

Asil hocha la tête dans ma direction. Comme moi, il avait entendu la sincérité dans la voix de l’agent. Ce n’était pas Armstrong qui les avait tués, et « contrarié » était un doux euphémisme pour qualifier son opinion à propos de leur mort et de l’implication d’agents du Cantrip dans tout cela. Mon nez faisait plus que discerner les mensonges. Les émotions, en particulier les plus fortes, avaient aussi une odeur.

— Vous avez dit à la police qu’ils voulaient que votre mari s’en prenne au sénateur Campbell, madame Hauptman, reprit Armstrong.

Je relevai la tête.

— C’est exact.

Il secoua la tête.

— Ça ne colle pas. Ce ne sont pas des débutants, madame Hauptman. Ils gagnent des fortunes en restant muets. Il est impossible qu’ils vous en aient parlé.

Je croisai le regard d’Asil. Il savait comment j’avais obtenu mes informations. Il pencha légèrement la tête et haussa les épaules.

C’était lui, le loup dominant, dans la pièce. S’il se fichait que je raconte à un agent fédéral comment fonctionnait la magie lycanthrope, peut-être fallait-il que j’adopte moi aussi ce même détachement.

J’ouvris la bouche, puis la refermai, envahie par une vision où je me retrouvais enfermée dans une pièce toute blanche avec quelqu’un qui me demandait : « Qu’est-ce qu’Adam regarde, madame Hauptman ? Un triangle ou un carré ? » Peut-être que j’avais trop regardé de séries de science-fiction étant gamine, mais il y avait un réel danger à en dire trop.

— Vous vous souvenez nous avoir dit qu’il y avait certaines choses dont vous ne pouviez pas parler ? dis-je. Eh bien, c’est mon cas également. Il y a certaines choses que je ne peux vous révéler à présent. Des choses importantes à savoir.

Armstrong poussa un grognement, mais il pouvait difficilement protester.

— Sur une échelle de un à dix, à combien estimez-vous la certitude que Campbell soit bien la personne visée ?

— Zéro, répondis-je, parce que j’y avais longuement réfléchi. Parce que les personnes vraiment visées étaient les loups-garous. Campbell était peut-être une cible secondaire… ou peut-être qu’ils prévoyaient de le sauver miraculeusement au dernier moment. C’est facile de déjouer une tentative d’assassinat quand on sait où, quand et par qui elle va être commise. J’ignore pourquoi leur choix s’est porté sur Adam.

— C’est devenu une figure publique, murmura Asil. Les gens l’apprécient et lui font confiance. Quand les journaux veulent l’opinion d’un loup-garou, ils essaient d’abord Adam parce qu’il présente bien et s’exprime tout aussi bien. Lors d’un micro-trottoir effectué dans les rues de New York par un quotidien, les trois-quarts des gens interrogés ont été capables de reconnaître sa photo parmi celle d’inconnus. Mieux que n’importe lequel des candidats à la présidentielle ou que le maire de New York.

— Vous pensez que c’était spécialement dirigé contre Adam ? demandai-je.

Asil me lança un regard sombre. Peut-être n’étions-nous pas censés en parler devant l’agent Armstrong.

— Je pense, dit-il lentement, que nous n’en savons pas assez.

— Et nos ennemis en savent trop, rétorquai-je. Ils connaissaient tous les membres de la meute, alors que certains n’ont pas fait leur coming out. Ils sont venus nous chercher, Jesse et moi. Où ont-ils eu leurs informations ?

— Jesse ? demanda Armstrong.

— La fille d’Adam, lui expliquai-je. Ce n’est pas un loup-garou. On était sorties faire des courses, on a eu un accident de voiture et on s’est retrouvées à mon garage, où Ben nous a averties que la meute avait été kidnappée.

— Ben ?

Je pointai ma tasse vide vers le loup-garou étendu près de moi, mais sans le toucher. Ben prenait bien soin de ne pas regarder Asil, mais il était toujours entre nous deux.

— Voici Ben. Il se trouvait au premier étage quand la troupe de mercenaires a fait irruption chez nous et enlevé la plupart des membres de la meute en un seul coup. Il a réussi à s’enfuir et à me prévenir.

Il y eut un silence bizarre, et je levai la tête.

— Je croyais…, fit Armstrong en déglutissant difficilement. Je croyais que c’était juste un gros chien. J’aime bien les chiens.

Je regardai Asil, puis de nouveau Armstrong.

— Vous savez qu’Asil est aussi un loup-garou, n’est-ce pas ?

L’agent fédéral se passa la main sur le visage.

— Je suis trop vieux pour ces conneries. Ça fait vingt-quatre heures que je suis debout.

— Ben ne vous fera aucun mal, le rassurai-je alors qu’Asil se levait pour poser sa tasse vide sur la table basse, entre les fauteuils.

Ben se redressa brusquement en grognant… mais en gardant la tête baissée pour ne pas croiser le regard du loup plus dominant. Armstrong renversa son café dans un sursaut. Son geste brusque attira l’attention de Ben qui montra les crocs à l’agent du Cantrip.

— Armstrong, baissez le regard, lui conseilla Kyle d’une voix calme et détendue.

Je tendis la main vers le collier de Ben, mais celui-ci se déroba quand je tentai de le toucher.

— C’est ma faute. Il faut que nous en terminions avant que quelqu’un se fasse blesser, dit Asil en posant sa tasse, le regard fixé sur Ben mais en s’adressant à toute l’assemblée. Vous allez devoir m’excuser le temps que j’aie une petite discussion avec ce loup.

Il baissa le bras et claqua des doigts devant les yeux de Ben.

— Viens avec moi.

Je m’interposai entre eux. Ben ne pouvait plus se glisser entre Asil et moi sans me bousculer, alors il me mordit l’arrière du genou. Une toute petite morsure, pas suffisante pour être douloureuse, juste en signe de protestation.

Asil pencha la tête en souriant.

— Je vous aime bien, madame Hauptman. Vous n’êtes pas exactement ce à quoi je m’attendais, mais je vous aime bien. Et bien sûr, vous êtes la bienvenue.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Kyle d’un ton un peu hostile.

Asil l’examina un instant.

— Je ne vais lui faire aucun mal, monsieur Brooks. Mais Ben essaie de protéger madame Hauptman de moi. Il n’y en a nul besoin, mais il faut qu’il s’en rende compte par lui-même. Ce sera bien plus facile pour lui si on fait cela sans témoins.

— C’est bon, rassurai-je Kyle. C’est une bonne idée si on doit passer un peu de temps ensemble.

Et je pourrais poser quelques questions à Asil sans que l’agent Armstrong puisse nous entendre, et réciproquement.

— Chambre d’amis, suggéra Kyle. Celle où nous dormions. Visiblement, peu de pièces sont sécurisables dans cette maison. Sinon, il faudra vous contenter d’une salle de bains. L’agent Armstrong et moi vous attendrons ici.

Je lui adressai un salut de la main et ouvris la marche vers le premier étage. Ben me suivit d’aussi près qu’il le pouvait sans avoir à me toucher, laissant Asil à la traîne derrière nous.

— Kyle Brooks est le compagnon de votre second lieutenant, dit Asil d’une voix pensive en gravissant les marches. C’est un avocat. Il a été ligoté et torturé par deux professionnels, mais il a réussi à se libérer de ses liens, à briser la nuque d’un de ses agresseurs et à neutraliser l’autre sans le tuer. Une action à la fois ambitieuse et osée de la part d’un avocat humain, et dirigée contre des hommes dont c’est le métier de tuer des gens. Merveilleux qu’il y soit parvenu.

— Kyle Brooks est ceinture noire, répondis-je d’un air imperturbable. Il s’entretient, et a été secouru par un ami vampire qui a tué l’homme responsable de la torture de Kyle et laissé l’autre vivant parce que je lui ai demandé de ne pas tuer tout le monde.

Il y eut un silence derrière Ben et moi.

— Je crois que j’ai mal entendu, dit Asil, qui s’était interrompu dans sa montée. Votre langue n’est pas ma langue maternelle, ce n’est même pas ma cinquième langue. Vous avez bien dit « un ami vampire » ?

— C’est bien ça, répondis-je en me retournant vers lui.

— Le monde, commenta-t-il, est un bien étrange endroit, et juste quand je croyais en avoir vu toutes les merveilles, en voilà une nouvelle qui apparaît. Cet « ami vampire », vous l’avez payé pour ça ?

— Non, il l’a fait par amitié pour Kyle et moi, répliquai-je.

— Impossible.

Il y avait quelque chose dans son ton qui poussa Ben à se blottir contre mes jambes, ce qui n’était pas désagréable, mais je faillis m’étaler quand il battit précipitamment en retraite, étant donné que je m’étais arc-boutée contre lui. Je commençai à perdre mon calme.

— Peut-être pour vous, m’exclamai-je à l’adresse d’Asil en gravissant les quatre ou cinq dernières marches. Mais moi, j’ai des amis.

Il y eut un autre de ces silences qui en disaient long, puis il éclata de rire.

— Pitié, dites-moi que je ne vais pas retrouver des œufs dans mon oreiller ou du beurre de cacahouètes sur mon siège de voiture.

Je levai involontairement les mains au ciel et me retournai de nouveau vers lui. Continuant ma progression à reculons, je lui dis :

— J’avais douze ans. Vous n’avez rien d’autre à faire que de commérer sur des événements datant d’il y a vingt ans, chez les loups ?

— Mi princesa, ronronna-t-il d’un ton séducteur, j’étais en Espagne et j’ai entendu parler du beurre de cacahouètes. Deux décennies, ce n’est rien, je t’assure. Ça ne te dérange pas que je te tutoie ? On en parlera encore à mi-voix d’ici une centaine d’années. Il y a des grands méchants loups dans le monde entier qui tremblent à la seule mention de son nom, et pourtant une petite fille coyote a tartiné les sièges de voiture de Bran Cornick parce qu’il lui avait dit de porter une robe pour jouer du piano devant la meute.

— Non, protestai-je, l’indignation m’envahissant de nouveau, alors que je remontai le couloir d’un pas vif. Il a dit qu’Evelyn, ma mère adoptive, aurait dû faire plus attention et qu’elle aurait dû s’assurer que j’avais bien une robe à me mettre. Il l’a fait pleurer.

Et c’était la dernière fois que j’avais consenti à jouer du piano.

J’ouvris la porte, et Asil s’arrêta à mon niveau jusqu’à ce que je croise son regard.

— Oui, approuva-t-il sincèrement, ça, ça méritait de se retrouver avec le pantalon plein de beurre de cacahouètes.

Cette sincérité fut la goutte qui fit déborder le vase. Je m’appuyai contre la porte, portai la main devant ma bouche et étouffai un fou rire. J’étais morte d’inquiétude, d’épuisement, et chaque muscle de mon corps était douloureux, mais tout ce que je pouvais voir, c’était le beurre de cacahouètes sur l’élégant pantalon beige du Marrok et son expression quand il avait compris ce qui s’était passé. Je m’étais cachée dans les buissons, sous ma forme de coyote et sous le vent… mais il m’avait quand même débusquée. Bran me trouvait toujours quand je me cachais. Il avait haussé le sourcil dans ma direction, et j’avais filé vers ma maison à toute allure.

— Il savait toujours quand c’était moi, dis-je quand je pus enfin reparler.

Asil me décocha un sourire amical et chaleureux.

— Il m’a dit que ça t’avait énormément chagrinée. Que tu avais manigancé ces plans dans le plus grand secret… et que tu n’avais jamais compris pourquoi il n’avait même pas eu à enquêter. « Qui d’autre est-ce que ça aurait pu être ? » m’a-t-il dit quand je l’ai appelé pour… parler de l’incident. « Tu vois quelqu’un d’autre de la meute mettre du beurre de cacahouètes sur mon siège de voiture pour me donner une leçon ? »

— Oh.

Une logique d’une telle simplicité qu’elle m’avait complètement échappé… Et de toute façon, il m’avait semblé parfaitement normal que le Marrok soit omniscient, un peu comme un Père Noël avec de grandes dents pointues.

— Il m’a fait nettoyer toute la voiture. Mais ça valait le coup. Il a présenté ses excuses à Evelyn. Il lui a même offert des fleurs.

— Il s’est excusé…, murmura doucement Asil, ce qui me fit rire, parce qu’il disait cela comme s’il était en train de stocker des informations dans le but de tourmenter Bran.

— J’avais bien besoin de ça, reconnus-je en lui livrant le passage dans la chambre. Merci.

Il regarda autour de lui et prit note du lit défait puis de la flaque d’argent maintenant solidifiée, cette dernière lui faisant encore plus hausser les sourcils. Il dit alors :

— Ce que je me suis toujours demandé, c’est comment Bran avait pu ne pas remarquer l’odeur du beurre de cacahouètes sur le magnifique cuir brun de sa voiture hors de prix.

— J’avais confectionné un sandwich au beurre de cacahouètes et à la confiture. Je l’ai mis dans une assiette en carton avec un petit mot « Pour le Marrok », et l’ai posé sur le tableau de bord du côté passager, lui expliquai-je. Son attention était tellement détournée par le sandwich qu’il n’a remarqué le siège que lorsque c’était trop tard.

Je contemplai aussi l’argent incrusté dans le sol de Kyle. Ils devraient probablement faire remplacer toutes les dalles de pierre.

— Les œufs, par contre, poursuivis-je d’un air absent. Les œufs, ça a été un échec. Ils ne se cassent jamais quand on en a besoin, et procurent à la victime des munitions pour s’en prendre à vous.

— Mercedes, dis-moi…

Asil contourna le bout du lit et se rapprocha de moi, ce qui arracha un grondement à Ben.

Asil s’arrêta net.

— Très bien. Libérons ton loup de cette situation délicate avant de parler de tout ce dont on ne pourra pas parler devant l’agent du gouvernement.

Il se tourna vers moi et me montra la porte.

— Va dans le couloir, pour qu’on évite la situation où il est déchiré entre ce que lui dit son instinct et son besoin de te protéger.

Ça me semblait convenable, alors je m’exécutai et m’installai dans le couloir là où je pouvais toujours les voir. Cela mettait Ben entre Asil et moi, qui étions séparés par un espace d’environ trois mètres. S’il avait voulu m’attaquer, la distance n’aurait pas suffi mais, comme ce n’était pas le cas, c’était suffisant pour apaiser le besoin de Ben de me savoir en sécurité.

Asil mit sa main sur le museau de Ben et poussa jusqu’à ce que le loup roux ait la tête plaquée au sol. Ben émit un son mi-gémissement, mi-grondement.

— Je te fais le serment, dit Asil en plongeant son regard dans celui de Ben, que je ne veux aucun mal ni à toi, ni à tes proches. Je reconnais que tu appartiens à Adam Hauptman, et je n’ai nul besoin que tu m’appartiennes. Je ne suis qu’un allié en l’absence d’Adam, représentant le Marrok, Alpha de tous les Alphas dont nous sommes tous les vassaux, qui m’a envoyé ici pour agir en son nom. Est-ce que tu m’acceptes en tant que tel ?

Ben dégagea son museau de la main d’Asil et se releva sans se recroqueviller pour la première fois depuis qu’il avait vu l’autre loup. Il dressa un bref instant la queue et les oreilles, avant de délibérément baisser la tête et son appendice caudal dans une position plus neutre.

Asil le contempla en souriant.

— Bien. Nous sommes donc d’accord. À présent, Mercedes Thompson de Hauptman, j’aurais besoin que tu me dises tout ce qui s’est passé et ce que tu sais exactement. Vite, s’il te plaît, nous n’avons pas beaucoup de temps.

Je lui racontai donc tout ce que je savais.

Quand j’eus terminé, il se releva du lit où il s’était assis et alla de nouveau examiner la flaque de métal sur le sol. Elle avait perdu sa brillance pendant que nous parlions, et présentait une faible patine noire.

— Comment se porte ton estomac ? demanda-t-il au bout d’un moment.

— Toujours douloureux, admis-je. Mais c’est comme ça depuis l’accident et l’enlèvement d’Adam et de notre meute. J’ignore si c’est dû ou non à l’argent.

Asil s’accroupit sur ses talons dans un silence pensif, et je faillis lui rappeler qu’on était censés être pressés. Il finit par reprendre la parole :

— Tu es certaine que Peter est la seule victime ?

— Jusqu’à présent, acquiesçai-je.

— Je trouve cela très instructif à la lumière du meurtre de vos agresseurs.

Il me lança un regard pétillant de joie. Visiblement, les meurtres c’était amusant.

— La personne qui a tué ces mercenaires ne s’ennuierait pas à garder l’intégralité de la meute en vie. Une telle personne dirait « Un seul loup-garou suffira à maintenir la pression sur Adam, et tant d’otages c’est dangereux et ça coûte cher. » Ce qui est parfaitement exact. Ils sont complètement dingues d’avoir enlevé toute une meute… tout officier ayant déjà eu à gérer des groupes de soldats ennemis aurait pu le leur expliquer.

Il se perdit un instant dans ses pensées, probablement dans la contemplation béate des ennuis dans lesquels s’étaient fourrés lesdits ennemis.

— Deux personnes différentes ? suggérai-je.

Asil hocha la tête.

— Ça me paraîtrait logique. De plus, un homme sachant comment trouver des mercenaires, un homme pour qui ils accepteraient de travailler, ne les ferait pas assassiner par peur de ce qu’ils savent. C’étaient des mercenaires très bien entraînés et passablement recherchés, que des gouvernements amis des États-Unis emploient souvent, selon Charles. Le genre d’hommes qui ne se vendent pas au premier venu et goûtent peu la trahison.

— Les agents du Cantrip avaient les contacts, mais pas l’argent pour les payer, réfléchis-je à haute voix. Les agents fédéraux sont bien payés, mais pas à ce point-là.

— Peux-tu contacter Adam tout de suite ?

— Je peux essayer.

— Je t’en prie. Nous devons lui dire ce que nous savons, et voir s’il n’a pas réussi à obtenir plus d’informations sur l’endroit où il se trouve ou sur ceux qui le retiennent.

Je m’assis sur le sol et fermai les yeux… laissai mon esprit glisser le long de cette corde d’or noueuse qui me reliait à mon compagnon, et…

— Aïe, aïe, aïe ! m’écriai-je, les yeux débordant de larmes. Ouille, ouille, ouille. Bon sang. Bon sang.

Asil se tourna vers moi après un regard vers la flaque d’argent.

— Ça t’apprendra à utiliser ton lien pour ce qui n’est pas prévu, me dit-il. Et en particulier, pour l’argent. Les loups-garous et l’argent, ça ne fait pas bon ménage.

— Tais-toi ! lui ordonnai-je d’un murmure féroce, car le son de sa voix enfonçait des pics de douleur électrique dans mes yeux et à travers mon crâne.

— C’est une grosse quantité d’argent, fit-il remarquer, avant de poursuivre d’un air intrigué : et à l’état pur, alors que la substance utilisée dans les flèches tranquillisantes est du nitrate d’argent, qui se présente sous la forme d’une poudre blanche.

Asil se leva. Ben se rapprocha de moi, au point que je puisse sentir son odeur, mais pas assez pour être en contact avec moi. Les loups-garous sont différents sous leur forme de loup, moins humains, moins brimés par les règles de politesse humaine. Le contraire aurait été étonnant. Mais les loups sont des animaux encore plus grégaires que les humains ou même les coyotes. Normalement, Ben aurait dû se coller contre moi en me sentant dans une telle détresse. Asil devait encore l’inquiéter.

Quand ma tête cessa de me faire l’effet d’être sur le point de se briser en mille morceaux, je levai les yeux… et vis Asil me tendant un verre d’eau qu’il était allé chercher dans la salle de bains. Je l’avalai d’un coup et me sentis tout de suite mieux.

— Ne t’inquiète pas, me rassura-t-il quand je lui tendis le verre vide. Je pense que l’effet n’est que temporaire. Ça s’atténuera probablement quand tu auras évacué tout l’argent de ton organisme.

Il m’effleura les lèvres en un geste si rapide que je n’eus même pas le temps de réagir et me montra ses doigts : le bout en était rouge, comme s’il s’était brûlé. Je me touchai les lèvres à mon tour en repensant à leur couleur noire.

— À un moment, on mettait de l’argent colloïdal dans les gouttes pour le nez pour les asthmatiques ou ceux qui avaient d’importantes allergies, me dit-il. Les gens qui les utilisaient régulièrement voyaient parfois leur peau virer au bleu. Il y a eu un candidat au Sénat dans le Montana qui avait la peau bleue. Je pensais que pour toi, c’était du maquillage, même si tu es un peu plus vieille que la plupart des jeunes femmes qui portent du rouge à lèvres noir.

Je le contemplai d’un air horrifié.

— Ça ne partira jamais, m’exclamai-je. Je ne suis pas un loup-garou, mon corps ne rejette pas l’argent comme le vôtre.

La petite sœur de Gabriel, Rosa, avait fait un exposé en classe à propos d’une petite fille des années 1950 dont la peau était devenue grise, et rien de ce qu’on avait essayé n’avait apporté la moindre amélioration. Je me souvenais l’avoir relu.

Je me relevai à grand-peine et allai me regarder une nouvelle fois dans le miroir de la salle de bains. Je pris un gant de toilette et tentai de frotter, mais mes lèvres restèrent noires.

Asil ne me suivit pas dans la salle de bains, restant dans l’encadrement de la porte.

— Tu as dit à Armstrong que tu pensais qu’on visait les loups-garous.

— Pas toi ? demandai-je.

Asil secoua la tête.

— Ce que je pense n’a aucune importance. Regardons le monde à travers leurs yeux un moment. Si Adam faisait exactement ce qu’ils demandent, quel serait le résultat ?

— Ils tueraient de toute façon toute la meute : ils ne peuvent pas se permettre d’avoir des témoins. Ils tueraient aussi Adam, pour éviter que lui ne les tue. Le sénateur serait mort, ou blessé par des loups-garous. Ceux qui pensent qu’un bon loup-garou est un loup-garou mort verront leur pouvoir s’accroître. (Je continuai d’énumérer sur mes doigts.) Nous avons envisagé tout ça sous toutes les coutures, Kyle et moi, Adam et moi, et même moi.

— OK, commenta Asil, les agents rebelles du Cantrip sont intéressés par la dernière partie, celle qui va leur permettre de chasser les loups-garous. Peut-être que la mort du sénateur les arrange aussi. Campbell s’oppose depuis bien longtemps à leur projet de permis de tuer. Mais qui en veut à Adam ou à la meute ? Puisque tu penses que c’est eux qu’on vise, qui en bénéficierait ?

— On ne devrait pas discuter de tout ça en bas ? demandai-je, la gorge serrée.

Je n’avais plus envie de parler encore et encore du danger dans lequel se trouvaient Adam et la meute : je le connaissais parfaitement.

— Nous étions en train de parler de ça, avec Armstrong, ajoutai-je.

Asil secoua la tête.

— Qu’est-ce qui se passera en cas de disparition d’Adam et de la meute ?

Je lui montrai les dents.

— Je me vengerai. Et je ne fais plus vraiment dans le beurre de cacahouètes. Mais s’ils ne craignent pas la meute, ils n’auront certainement pas peur de moi. Bran est plus effrayant… mais ils ne sont probablement pas au courant de son existence.

— Peut-être que si, suggéra Asil. Peut-être que c’est après lui qu’ils en ont ?

— Ils connaissaient le cocktail argent, DMSO et kétamine de Gerry Wallace, admis-je. Ils connaissaient tous les loups de la meute. Peut-être qu’ils savent pour Bran, effectivement.

— Mercy ? appela Kyle d’en bas. Vous en avez fini avec toutes ces choses à dire au loup-garou que nous, simples mortels, ne devons pas entendre ? Je suis en train de préparer le petit déjeuner, et le soleil se lève.

— Qu’est-ce que vous prévoyiez de faire lorsque l’agent Armstrong et moi sommes arrivés ? demanda Asil.

— J’étais sur le point de demander aux hommes d’Adam, ceux qui travaillent dans son entreprise, d’essayer de remonter à la source du financement de l’opération. Voir si ce sont des fonds publics ou privés. Moi, de mon côté, je voulais rendre visite aux vampires pour leur demander s’ils ne connaissaient pas un endroit où on pourrait retenir toute une meute de loups-garous : ils dirigent toutes les activités surnaturelles de cette ville comme la Mafia gouvernait Chicago dans le temps.

Il y avait autre chose. Quelque chose dont j’étais censée me souvenir.

— Oh merde ! m’exclamai-je en me ruant vers mon jean plein de sang et de crasse. Tad ! Oh merde !

Je sortis le téléphone de la sœur de Gabriel de la poche du pantalon et vis que j’avais manqué pas mal d’appels… et reçu une vingtaine de SMS. Il y avait eu quinze appels d’un numéro inconnu en l’espace d’exactement une heure et demie. Je ne pris pas la peine de lire les messages, et me contentai de composer le numéro inconnu. Ce fut Tad qui répondit.

— Bon, dit-il d’un air grincheux sans me laisser le temps de parler. J’imagine que tu es morte ? Parce que sinon il n’y a pas la moindre excuse pour m’avoir culpabilisé au point que je passe plus d’une journée dehors en plein hiver à surveiller la famille la plus ennuyeuse au monde. Les gamines ont commencé à m’apporter des tasses de chocolat chaud vers 14 heures. Le dîner était composé de burritos maison avec riz à l’espagnole et haricots rouges… et presque assez délicieux pour que je te pardonne de m’avoir laissé croire que tu étais morte.

— Comment ont-ils su que tu étais là ? demandai-je.

— J’ai frappé chez eux pour utiliser les toilettes. Je me suis dit que c’était plus prudent que de les laisser se faire massacrer par des agents gouvernementaux ennemis pendant que je serais parti à la recherche de la station-service la plus proche. (Il hésita un instant.) Ça va ?

— Non, répondis-je honnêtement en fermant les yeux. Pas du tout. On n’a toujours pas retrouvé Adam. Il y avait quelques hommes chez Kyle…

— Le compagnon de Warren, c’est ça ?

— C’est ça. Enfin, Ben, Stefan et moi, enfin surtout Stefan, avons réussi à l’arracher de leurs griffes, mais nous avons aussi passé le plus grande partie de la journée au commissariat à répondre aux questions de la police.

— Bien joué, Stefan.

Je me frottai les paupières et réfléchis.

— Je pense que la meilleure chose à faire est de récupérer Gabriel et Jesse et de les amener ici. La police garde toujours un œil sur la maison de Kyle, et l’équipe d’Adam se charge de notre protection.

Je me tournai vers Asil et lui demandai :

— Vous avez l’intention de rester ici avec nous ?

Il acquiesça.

— Jusqu’à ce qu’on retrouve Adam, oui.

— OK, tu as entendu ça, Tad ? J’ai aussi un des loups de Bran qui est venu à la rescousse.

— Je n’ai pas de voiture, m’informa Tad. Je suis venu ici à pied. Il va falloir que tu viennes les chercher.

— Pas de problème. Je serai là dans un quart d’heure.

J’ouvris la bouche pour lui demander s’il accepterait de nous aider encore, mais me tus en me remémorant qu’il avait déjà monté la garde toute la journée.

— Si Kyle a un lit en trop dans son manoir, dit Tad, j’essaierai de dormir un peu et je te prêterai main-forte le temps que ce soit résolu. (Il hésita aussi.) Désolé d’avoir été un tel crétin. La vie n’a pas été particulièrement facile ces derniers temps, mais ce n’est pas toi qui dois prendre pour tout ça.

— Bien sûr que si, le rassurai-je, sinon qui d’autre t’écouterait ? J’arrive dès que possible.

Je mis fin à la communication.

— Je viens avec toi, déclara Asil. Ils savent où tu es, ce qui fait de toi la plus attrayante des cibles.

— D’accord, approuvai-je, si on laisse Ben ici il y aura la place dans la voiture de Marsilia.

Asil me scruta avec étonnement.

— Ton amie vampire, c’est Marsilia ? La maîtresse de l’essaim des Tri-Cities ?

Je réprimai un rire ironique.

— Ne sois pas bête. Marsilia me hait et adorerait me voir pourrir en enfer. J’ai juste volé sa voiture pour que nos ennemis ne puissent pas me trouver… et parce que j’avais détruit la mienne. Ben a déjà saigné partout dans sa Mercedes, donc quelques kilomètres supplémentaires au compteur ne risquent pas d’accroître significativement sa fureur.

J’aperçus Ben qui me dévisageait d’un air qui disait clairement qu’il n’avait pas la moindre intention qu’on le laisse derrière nous.

— Il faut que tu te métamorphoses, lui conseillai-je. On t’a tiré dessus, traîné dans tous les coins, et ça fait presque deux jours que tu es sous forme de loup. Il est temps de te changer et de prendre un peu de repos. Moi, je vais juste aller chercher Jesse et Gabriel avant de revenir ici. Bran a envoyé Asil pour qu’il puisse se rendre utile, ce qu’il va faire, et, si je ne me trompe pas, on va aussi avoir droit à une escorte des hommes les mieux entraînés d’Adam qui s’assureront que je rentre en un seul morceau.

— Je la protégerai, jura solennellement Asil à Ben.

— Et puis aussi, ajoutai-je, j’aimerais laisser quelqu’un de confiance pour protéger Kyle en cas de problème.

C’était la vérité, et ce fut ce qui convainquit Ben. Il appréciait Kyle… et on ne pouvait pas dire qu’il appréciait beaucoup de gens.