Chapitre 6
ADAM
La peur était une amie proche. Adam pensait parfois qu’il avait eu peur depuis le jour où il était monté dans le bus qui l’emmenait à l’école toutes ces années auparavant. Et plus il avançait en âge, plus il avait à craindre. Pour le moment, il avait peur pour Mercy, qui n’avait même pas la jugeote d’avoir peur pour elle-même.
Quand il était enfant, il pensait qu’en étant assez fort, assez dur, on avait peur de rien, à part Dieu bien sûr. Ses parents étaient de petits fermiers patriotes et fervents baptistes et l’avaient élevé en tant que tel. Mais tous leurs efforts avaient été confrontés au monde réel, et, pour le principal, le monde réel avait gagné.
Il avait commencé par quitter la ferme, puis le Vietnam avait fait son possible pour le dépouiller de son patriotisme. Il n’avait pas totalement réussi, même si Adam ne s’interdisait pas le droit de penser que la plupart des élus du pays mériteraient une petite peine de prison pour les remettre dans le droit chemin. Le Vietnam lui avait aussi enseigné que, plus on devenait fort et dur, plus on apprenait à être effrayé. Il y avait aussi appris que le monde recélait des monstres… et qu’il était devenu l’un d’entre eux.
Puis, il était rentré à la maison et s’était rendu compte que la pire cause de peur n’était pas la guerre. C’était l’amour. Il aimait Mercy avec une telle férocité qu’il en était encore parfois surpris.
Adam prit une grande inspiration, et ça ne lui fit pas mal. L’argent n’endolorissait plus ses articulations et n’embrumait plus ses pensées. Il testa son corps, juste pour être sûr. Un témoin n’aurait rien vu d’autre qu’Adam, assis contre le mur du cachot froid dans lequel se trouvait la meute. Il tendit puis relâcha différents groupes musculaires qui répondirent avec leur vivacité et leur force habituelles.
Il ne comprenait pas ce que Mercy avait fait. Non, ça n’était pas tout à fait exact : elle avait extrait l’empoisonnement à l’argent de son corps et l’avait aspiré dans le sien. Il comprenait que c’était ainsi que fonctionnaient les liens de meute pour elle, qu’elle de son côté voyait des symboles et des images quand lui sentait des odeurs. Samuel lui avait dit, une fois, que pour Bran et lui c’était comme d’entendre de la musique. Mais ce qu’il ne comprenait pas, c’était comment elle avait pu utiliser les liens et la magie de meute pour réaliser l’impossible.
Et ce qui lui faisait vraiment peur, c’est qu’il était presque sûr que Mercy ne savait pas non plus ce qu’elle faisait. Elle aurait pu se tuer. L’argent n’était pas un poison pour elle. Néanmoins, si quelqu’un avait injecté à un humain lambda la quantité d’argent qui se trouvait dans son corps, ça ne lui aurait pas réussi non plus. Il n’était pas médecin, mais il pensait que ça pouvait être fatal.
Il sentait sa présence, elle n’était donc pas morte, mais le lien paraissait… anormal, et ça l’effrayait vraiment. Il devait réprimer le besoin de s’enfuir, de défoncer tout ce qui se trouvait sur son chemin pour la protéger. Mais il ne voulait pas ruiner tous ses efforts, il attendrait le bon moment, et là, alors, il se mettrait en chasse.
Quelque chose changea dans la pièce, et Adam ramena son esprit à ce qui se passait dans le présent. Il écouta. Le doux cliquètement métallique qui retentissait constamment était provoqué par ses loups prisonniers qui s’agitaient, même drogués jusqu’à l’évanouissement, parce que la douleur de l’argent dans leur corps et dans les chaînes qui les retenaient les empêchait de rester tranquilles. Il pouvait sentir leur odeur, et celle de l’argent et de la maladie en dépit de ce qu’il avait tenté de faire pour eux.
À en juger par leur état, le sacrifice qu’il avait prévu n’aurait pas suffi à sauver la meute. Jones avait peur, et il les bourrait tous trop d’argent. Adam, cependant, avait été libéré de l’effet de toutes ces fléchettes. Il pouvait en faire plus pour la meute, mais ne voulait pas que Mercy mette sa santé en jeu pour l’aider, lui, à rester en forme. Il attendrait donc le temps nécessaire.
Peut-être que le soldat qui se déplaçait avec la fluidité de l’eau dans la pièce encombrée lui en fournirait l’occasion. L’humain enjamba le corps immobile de Warren et s’accroupit enfin devant Adam. Il était proche, car Adam pouvait sentir les remous que son souffle causait dans l’air ambiant.
— Alpha, dit l’homme qui avait réprimandé Jones après que celui-ci eut tué Peter, l’homme qui semblait aux commandes de l’unité militaire ou pseudo-militaire.
Adam ouvrit les yeux. L’homme était accroupi et avait les yeux au niveau de ceux d’Adam, assez proches pour qu’il lui voie le blanc des yeux. Il portait l’habituelle armure noire, et son visage était peinturluré de noir avec une récente couche de fard gras.
Warren était allongé derrière lui, et Adam vit ses yeux étinceler dans l’obscurité. Darryl se rapprocha en étouffant le bruit de ses chaînes, en surveillant les mouvements de l’homme. Adam tendit la main hors du champ de vision de l’ennemi, et Warren puis Darryl se replièrent.
Adam ne courait aucun danger. Libéré de l’argent et de la drogue, il aurait parfaitement pu broyer la gorge de l’homme avant que celui-ci puisse reprendre son souffle. C’était tentant. Très tentant.
Mais ce n’était pas l’homme qui avait tué Peter, alors Adam attendit de savoir pourquoi il était là. Tuer était facile. On pouvait le faire n’importe quand.
— Nous partons, dit l’homme sur le ton de la conversation. Nous quittons notre emploi ici.
Adam leva la tête et croisa le regard de l’autre. Après un bref instant, son opposant détourna les yeux.
— Vous n’êtes pas aussi groggy que mes employeurs le pensent, malgré toutes leurs jolies petites fléchettes à assommer les loups-garous, constata le soldat ennemi. Elles n’ont pas l’effet supposé sur vous, je l’ai vu immédiatement, même si « Jones » préfère ne rien voir. Vous avez peut-être compris que des hommes à moi étaient restés chez Kyle Brooks avec pour ordre de capturer votre femme, votre fille et Ben Shaw, parce que c’est là que nous supposions qu’ils iraient d’après nos renseignements. Tôt ce matin, la police est venue mettre un terme à la fête… (Il s’interrompit un instant et contempla Adam.) Putain de conneries surnaturelles. Je leur ai bien dit de rester en dehors de tout ça, mais c’était trop bien payé, et on aime bien que le gouvernement nous apprécie. C’est bon pour le boulot.
Il resta assis à réfléchir devant Adam. Patience, se dit Adam, il y avait des informations à obtenir ici, et ce serait plus simple si l’homme choisissait de les partager de son propre gré.
— Tout ça s’est terminé avec un de nos hommes morts, et trois en garde à vue… Et avec votre femme expliquant à la police comment votre meute avait été enlevée dans le but d’assassiner le bon sénateur Campbell. J’ai d’abord cru qu’un de mes gars avait eu la langue trop bien pendue, mais ce n’est pas leur genre. Mais peut-être qu’elle était au courant de la même manière que vous l’êtes à propos de ce qui s’est passé ce matin, hein ?
Il attendit un instant, mais ils savaient tous deux qu’Adam ne répondrait rien.
— Bon, ma boîte a le bras long et de l’argent à la pelle. Sans aucun civil dans les victimes, il n’a pas fallu longtemps à nos avocats pour sortir les autres de prison. Et une fois dehors, ils étaient prêts à disparaître. Trop de regards braqués sur eux pour qu’ils puissent nous être utiles. Pas de souci, on a assez de ressources pour les remplacer par des hommes au casier vierge et pour redéployer les autres sur une mission moins problématique, à l’étranger, le temps que certaines personnes oublient ceux qui travaillent pour de l’argent et consacrent leur attention à ceux qui les paient, si vous voyez ce que je veux dire.
Adam resta silencieux, attendant que l’homme en arrive au but.
— Je vais vous dire la vérité, reprit-il lentement, comme s’il avait tout le temps du monde… et peut-être était-ce le cas. J’ai demandé à participer à cette opération. Vous êtes les rejetons du démon, vous, les loups-garous, les faes, les sorcières. Vous devriez tous mourir, et ce jour-là, j’espère être l’un des élus chargés de débarrasser la terre de votre engeance.
Adam sentit pour la première fois la peur chez cet homme, la peur et la soif de sang. Il ne pouvait que compatir : il avait peur pour les siens, pour Mercy… et il voulait du sang, lui aussi.
— Mais je ne suis pas arrivé là où j’en suis en allant à l’encontre du règlement, poursuivit le mercenaire. Le règlement c’est ce qui garde les gens en vie et permet à l’argent de circuler. Le règlement spécifie que ceux qui nous emploient ne sont pas censés nous tuer une fois notre mission accomplie parce que nous savons des choses qu’ils ne veulent pas voir révélées. Nous ne parlons pas… et nous nous occupons nous-mêmes de ceux qui songeraient à devenir bavards. (Il croisa de nouveau brièvement le regard d’Adam.) Ça vous connaît, les règles, vous autres les loups. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire.
Le mercenaire s’interrompit, attendant encore une réponse qui n’arriva pas. Quand il fut clair que son invitation à parler avait été refusée, il reprit la parole.
— Nos gars avaient donc un vol pour l’étranger ce matin, mais Slick, l’un de ceux qui avaient échappé à la police, est allé à l’hôtel où tout le monde était censé résider. Il y a surpris une équipe de nettoyage du gouvernement, et les cadavres de mes hommes qui étaient censés être vivants. Il a réussi à s’enfuir et à me contacter. Tous morts, aucun survivant, sauf Slick. Il tente de rejoindre un point de rendez-vous par des chemins détournés, et je vais le tirer, lui et mes autres gars, de tout ça. L’ordre d’éliminer ceux qui avaient été arrêtés n’est pas venu de nous : personne dans notre entreprise n’est aussi stupide. Nous partons. Et ensuite, nous nous occuperons de cette trahison.
— Pourquoi me dites-vous tout ça ? demanda enfin Adam.
— Je n’aime pas votre espèce. (Il regarda autour de lui avant de cracher sur le sol de terre battue.) Mais c’est personnel. Quelqu’un nous entube. Là, c’est professionnel. Ils ont tué mes hommes parce qu’ils ne voulaient pas qu’ils parlent. J’ignore quelle information d’une telle valeur nous détenons, mais je vous dis ce que je sais dans l’espoir que ça fasse échouer leurs plans. (Il hésita un instant.) Ces hommes ont été tués alors qu’ils suivaient mes ordres, j’en suis donc responsable.
— Je comprends, approuva Adam.
L’homme le considéra, les sourcils froncés.
— J’avais déjà entendu dire que vous aviez porté l’uniforme.
— Dans les rangers, acquiesça Adam.
L’homme le scruta, visiblement surpris.
— Ça ne signifie pas que je ne suis pas un monstre, poursuivit Adam. Mais je comprends le fonctionnement d’un soldat. Vous suivez les ordres, et en retour vous vous attendez à ce qu’on vous soutienne pendant que vous risquez votre peau. Quand ce n’est pas le cas… (Adam haussa les épaules.) Il faut agir.
L’autre homme acquiesça avec un soupir.
— Voilà. OK. Des gens nous paient… alors on travaille pour eux jusqu’au bout. On ne les trahit pas pour plus d’argent et on ne parle pas. Mais ceux qui nous emploient ont violé le règlement. S’ils ont peur que des secrets soient révélés… eh bien, c’est peut-être un bon début pour leur apprendre à ne pas trahir les soldats qui travaillent pour eux. Ceux qui nous donnent les ordres, ce sont des gens du gouvernement : le Cantrip. Vous savez, ceux qui courent partout en hurlant que les faes, les loups-garous et tout le reste sont un danger public et doivent être exterminés, alors qu’ils étaient censés à la base étudier le monde surnaturel et servir d’intermédiaires entre le gouvernement et vous. Leur rhétorique c’est qu’ils veulent le pouvoir de chasser le loup avant qu’une autre agence ne l’obtienne. Ils en ont marre de devoir appeler la cavalerie parce qu’ils n’ont pas le droit à leur propre armée.
Le mercenaire regarda Adam d’un air pensif.
— Mais vous l’aviez probablement déjà deviné, ajouta-t-il.
— Les plus compétents finissent ailleurs, confirma Adam. Au FBI, à la CIA, à la Sécurité intérieure, à la NSA, aux services secrets ou dans d’autres petites agences. Le Cantrip est le terrain de rebut où on se débarrasse des mauvais éléments depuis plusieurs années, et ça correspond parfaitement à la manière de tout foirer typique lorsque des hommes plus habitués au travail de bureau se piquent de mener de véritables opérations militaires.
L’autre homme lui décocha un grand sourire.
— Exactement ! Je vais répéter ça à mes supérieurs.
— OK, reprit Adam. Mais d’où vient l’argent ? Je connais le budget du Cantrip : ils n’ont pas assez de fonds pour une opération d’une telle envergure. Peut-être qu’en faisant don de l’intégralité de leurs salaires, ils ont pu louer vos services sans attirer l’attention. Vous êtes nettement plus susceptibles de protéger un seigneur de la drogue en Amérique du Sud ou de participer à des combats où nos troupes officielles sont soumises aux restrictions de la convention de Genève.
L’homme se toucha l’arête du nez avant de pointer le doigt vers Adam.
— Vous savez que si vous n’étiez pas un monstre, je pourrais bien vous aimer ? Non. Le Cantrip n’a pas de tels moyens, mais il les aurait si un loup-garou venait à assassiner le sénateur milliardaire, n’est-ce pas ? Si son parti ne s’en assurait pas, sa très riche et très puissante famille s’en chargerait. Le bruit qui court c’est que celui qui mène cette opération la mène en coopération avec un homme très riche, un fils de pute plein de thune qui tire les ficelles et semble avoir une dent contre vous, Adam Hauptman. C’est lui qui a financé tout cela, avec comme seule exigence que ce soit votre meute qui soit choisie pour commettre cet assassinat. J’ignore qui il est, mais il semble faire peur aux gens.
Voilà qui était très intéressant. Adam se rendit compte qu’il s’était ramassé sur lui-même, prêt à se mettre en chasse. Le fait que ce soit personnel réduisait considérablement les possibilités. Pas tous les gens qui détestaient les loups-garous, qui étaient légion, mais simplement un homme qui le haïssait, lui.
— Vous aviez d’excellentes informations, commença Adam, qui voulait savoir d’où celles-ci provenaient. Localiser les téléphones portables des membres de la meute qui ne célébraient pas Thanksgiving à la maison… ce devait être l’œuvre du Cantrip. Mais comment êtes-vous parvenus à trouver leur identité à tous ?
L’autre homme hocha la tête.
— C’est la piste à suivre. En tout cas, c’est ce que j’aurais regardé en premier. La liste des membres de la meute nous a été fournie par une source différente. La même qui nous a fourni le tranquillisant. Si je devais émettre une hypothèse, je dirais qu’il s’agit de quelqu’un de haut gradé dans l’armée et qui hait les loups-garous. Mais ce n’était pas celui qui finançait tout cela : seulement un spectateur intéressé.
Le tranquillisant et la liste de noms auraient tous deux pu provenir de Gerry Wallace avant sa mort. La meute d’Adam n’avait pas changé depuis. C’était le rôle de Gerry de suivre les loups solitaires à la trace, et pour cela il avait en sa possession une liste plutôt complète détaillant qui appartenait à quelle meute. Il faudrait qu’Adam avertisse Bran que quelqu’un avait cette information en sa possession et la diffusait à tous les vents.
— Vous les avez déjà vus ?
— Qui, « les » ?
— L’homme qui finance, et celui qui renseigne.
L’homme inclina la tête.
— Seulement le financier, je crois. Il a dit qu’il n’était qu’un larbin, les gars qui ont de l’argent en ont toujours. Il avait l’air mou, un civil des pieds à la tête. Avec son petit costume, on lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Mais il m’a donné la chair de poule… et je fais toujours confiance à mon instinct. Il avait l’air mou, mais il ne bougeait pas comme un civil, vous comprenez ? Il se déplaçait sur la pointe des pieds, et quand il a soulevé une chaise, ça ne lui a pas demandé l’effort que ça aurait dû. Il était plus fort qu’un homme à l’aspect si mou est censé l’être.
— Vous ne pensez pas que c’était un larbin.
— Vous lisez dans mes pensées, dit le mercenaire, sans que ça semble vraiment le déranger. Non. Je pense que c’était notre financier. J’ai entraîné un bon nombre d’hommes. Certains sont meilleurs pour donner des ordres que pour en recevoir. Il en faisait partie. Mais en restant subtil.
— C’était où et quand ?
L’autre homme secoua la tête.
— Non, ça c’est trop d’informations. Et ça concerne plus mon entreprise que mes ex-clients.
Il alluma une cigarette. La position accroupie n’était pas très confortable, en particulier pour un humain de plus de trente ans, mais ça ne semblait pas poser de problème au mercenaire.
— Mon médecin me dit que, si je n’arrête pas de fumer, je vais mourir du cancer un jour, dit-il.
— Si ça influe sur votre endurance, ça vous tuera bien avant ça, fit remarquer Adam. Les fumeurs ne courent ni très vite, ni très longtemps.
L’homme laissa échapper un éclat de rire.
— Je vais vous dire un truc. Il y a quelques jours, j’ai entendu une rumeur comme quoi ces gars ne faisaient pas vraiment partie du Cantrip. Oh, si, bien sûr, ils travaillent pour l’agence. Mais ils se sont rebellés, et le Cantrip a envoyé d’autres agents à leurs trousses. (Il contempla sa cigarette, puis la remit entre ses lèvres et inhala.) Celui qui est chargé de résoudre les problèmes du Cantrip est arrivé en ville hier soir, juste à temps pour assurer le nettoyage de mes hommes.
Un voyant rouge se mit à clignoter sur sa montre. Il en tapota le cadran et écrasa sa cigarette sur la semelle de sa botte.
— Si ma survie devait dépendre de ma vitesse, je serais déjà mort. Bon, il faut que j’y aille. (Il sortit une clé de sa poche et la regarda d’un air pensif.) Quel drôle de monde, pas vrai ? On ne sait jamais avec qui on va se retrouver embringué.
Il se releva et lança la clé à Adam, qui la laissa atterrir sur le sol, près de lui.
— Bonne chance, fit le mercenaire en enjambant Darryl. Vous êtes plutôt pas mal pour une abomination.
— Je pourrais vous retourner le compliment.
Le mercenaire se retourna en riant.
— Oui, c’est pas faux. (Il ouvrit la porte et ajouta d’un ton calme.) J’en ai entendu un dire qu’il y avait un autre assassin dans l’équipe de sécurité du sénateur.
— Destiné à qui ? demanda Adam.
Le mercenaire approuva d’un signe de tête.
— Je vous aime vraiment bien. C’est la bonne question à poser. C’est à vous qu’il était destiné si vous réussissiez, au sénateur dans le cas contraire.
Et il sortit sans un autre regard.
Dès que la porte se referma sur lui, Darryl et Warren levèrent tous deux la tête pour regarder Adam. Darryl inspira et laissa échapper un léger grognement, trop assommé par la kétamine pour réussir à articuler quoi que ce soit.
— Oui, répondit Adam. Je vais mieux.
Il ne dit ni pourquoi, ni comment. Ils penseraient que c’était Bran, et sa légende les aiderait à se remettre sur pied.
Il utilisa la clé pour se libérer, puis détacha Darryl et ensuite Warren. Quand l’ancien cow-boy se redressa, Adam laissa tomber la clé dans le creux de sa paume. C’était lui qui était dans le meilleur état après Adam.
— Libère les autres, mais restez ici jusqu’à ce que je revienne ou que je vous dise de me rejoindre, ordonna-t-il à Warren. Détache Honey en dernier, et prépare-toi à l’éventualité qu’elle craque totalement.
Puis il se leva et ôta tous ses vêtements. La dernière chose qu’il avait apprise au Vietnam, c’était qu’il était un excellent tueur, même avant d’avoir été transformé en loup-garou.
Nu, il traversa la pièce et ouvrit la porte. Le mercenaire ne l’avait ni verrouillée, ni bloquée. Elle s’ouvrit sur la petite antichambre dans laquelle se trouvait toujours le bureau de M. Jones. La pièce était sombre, mais c’était parce qu’elle se trouvait en sous-sol, ou tout du moins c’était ce que son odorat disait à Adam, malgré des plafonds plus hauts qu’habituellement dans les souterrains.
La barre d’acier qui les retenait prisonniers gisait à présent au sol. Adam se pencha, la ramassa et la posa près de Darryl, qui referma ses doigts dessus et s’en servit pour se hisser à quatre pattes. Le lieutenant d’Adam fonctionnait à l’instinct.
— Chut, fit Adam en lui posant la main sur l’épaule jusqu’à ce qu’il se calme. Attends et protège. Je reviens. Vois si tu peux les faire se transformer.
Il croisa le regard jaune de Warren.
— Je garderai monsieur Jones vivant pour Honey, lui dit-il avant de laisser son loup s’imposer.
Le temps qu’il se relève à quatre pattes, la plupart des membres de la meute avaient été libérés de leurs chaînes, mais étaient encore incapables de rester debout. Honey l’interrogea du regard.
— Est-ce que tu vas tous les tuer ? lui demanda-t-elle.
Le meurtre était un péché, lui avait inculqué son père.
Honey appartenait à sa meute depuis près de trente ans. Elle n’avait pas besoin de lui demander s’il arriverait à le faire. Il acquiesça d’un hochement de tête et franchit la porte ouverte avec un enthousiasme qu’il ne tenta pas de réprimer.
Adam avait accepté depuis bien longtemps qu’il n’irait jamais au paradis.
Il pensait qu’on les avait retenus dans un quelconque bâtiment gouvernemental comme il y en avait beaucoup de quasi déserts à Hanford, autour de la centrale nucléaire. Mais en remontant le long couloir, il s’aperçut qu’il s’agissait plutôt d’un bâtiment commercial. Une pancarte reposait contre un mur. Il la poussa jusqu’à pouvoir lire ce qui y était inscrit : « Salle de dégustation ». Il se trouvait dans les caves inachevées d’un cellier à vin.
Cela expliquait les hauts plafonds et les grandes pièces vides. Initialement, leur cellule avait été construite pour renfermer des rangées de tonneaux de vin en train de vieillir, tout comme les pièces devant lesquelles il passait de chaque côté du couloir.
La cave à vin n’avait jamais été exploitée en tant que telle : il ne sentait aucune odeur de raisin ou d’alcool. Les sols mi-carrelés, mi-terre battue et les murs de plâtre sans revêtement signifiaient que la construction du bâtiment avait été interrompue.
La cave était vide, même si visiblement il y avait eu des gens présents très récemment. Ils avaient laissé derrière eux une odeur de cuirasse en fibre de verre, de poudre et de graisse à fusil, ainsi que des traces de pas et d’objets traînés. Deux salles semblables à celle où il avait été retenu avaient apparemment servi de quartiers d’habitation. La seule différence c’est que la lourde porte de bois qui avait retenu les loups prisonniers avait ici été enlevée et posée à l’intérieur de la pièce. Probablement pour éviter qu’on y enferme qui que ce soit.
Le commandant des mercenaires lui avait dit la vérité, constata Adam. Dans d’autres circonstances, Adam l’aurait apprécié lui aussi.
Adam entendit des moteurs diesel démarrer dans le lointain, les mêmes moteurs qui les avaient embarqués, lui et ses loups, dans cette espèce de cellier à vin que le Cantrip avait jugé utile pour le stockage de loups-garous. Soit les mercenaires s’étaient garés à bonne distance de leur quartier général temporaire, soit – et ça lui semblait plus probable, étant donné les portes démantelées – ils avaient poussé les véhicules jusqu’à ce que l’on juge prudent de les démarrer. Le bruit était à peine audible, même pour Adam. Il doutait qu’une oreille humaine puisse l’entendre, même si elle avait été à l’affût et non endormie.
Il trouva l’escalier et le gravit silencieusement. Il aboutit dans une pièce vide conçue pour être aérée et spacieuse. Les murs étaient nus, mais les sols étaient revêtus de carreaux en grès sur lesquels ses griffes cliquetaient. Une porte battante donnait sur l’extérieur. Il poussa légèrement, et elle s’ouvrit. Il sortit pour repérer la disposition des lieux et ne fut pas surpris de se retrouver en pleine cambrousse. Il y avait du raisin desséché partout : il avait eu raison pour le cellier. Le bâtiment était entouré par quelques hectares de vignes rabougries qui étaient déjà mortes bien avant l’hiver. Il aperçut les tristes amas poussiéreux des grappes naissantes n’étant jamais arrivées à maturité.
Il parcourut ce qui aurait dû être un perron faisant tout le tour du bâtiment, mais auquel il manquait une rambarde et plusieurs sections de planches. On avait dégagé un espace de stationnement pour une dizaine de voitures et quelques autocars, mais il n’avait jamais été goudronné. Quatre 4 × 4 noirs et une Nissan de location y étaient garés.
Le bâtiment cellier se trouvait à mi-hauteur d’une colline surplombant une portion d’autoroute à deux voies qui s’éloignait dans les deux directions et disparaissait dans le paysage vallonné. Un verger côtoyait le vignoble à l’ouest, et à l’est il aperçut un autre vignoble nettement mieux entretenu.
Aucune des parcelles voisines ne semblait occupée par une maison. Le voisin le plus proche était hors de portée de vue, ce qui expliquait probablement pourquoi on avait choisi cet endroit. Qui que fût ce « on »… Mais Adam le découvrirait.
Il envisagea de saboter les voitures, mais se ravisa et retourna dans la maison. Il était temps de montrer à ces gens pourquoi il fallait avoir peur des loups-garous.
Il suivit un bruit de respiration le long d’un couloir qui donnait sur une succession de chambres, comme si le vignoble avait aussi été conçu pour servir de maison d’hôtes.
La première des chambres était aussi dépourvue de peinture que les salles publiques, mais il y manquait aussi le revêtement de sol. Les planches de contreplaqué grincèrent légèrement sous son poids, mais l’homme endormi sur son lit de camp ne se réveilla pas. Il avait la trentaine ; si on devait en juger à son visage… banal. Et il ronflait un peu.
Cela faisait presque un demi-siècle qu’Adam avait commis son premier meurtre. Il aurait aimé pouvoir dire qu’il se souvenait de chacun d’entre eux ; un vrai homme devait prêter attention lorsqu’il tuait quelqu’un. Mais ils étaient trop nombreux. Et certains d’entre eux aussi avaient dormi paisiblement.
Il broya la gorge de l’homme entre ses mâchoires en tentant de ne pas prêter attention au goût de son sang. Rares étaient ceux qu’il avait mangés depuis qu’il était devenu loup-garou, mais c’était plus dur à supporter que de simplement tuer. Il essayait donc de l’éviter autant que possible.
Le deuxième homme était plus âgé, la cinquantaine, mais en bonne forme. Il avait la coupe de cheveux du bureaucrate prévoyant de grimper les échelons de sa profession. Ses cheveux étaient teints d’une manière subtile qui lui laissait une touche de gris aux tempes.
Adam ne se souvenait pas l’avoir vu, mais il était prêt à admettre qu’il n’avait pas été au mieux de sa forme depuis son enlèvement. Celui-là se réveilla avant qu’Adam le tue, mais n’eut même pas le temps d’appeler à l’aide.
Adam continua à remonter le couloir. Les deux suivants furent encore des victimes faciles.
Il arriva dans une chambre vide, mais en ouvrit tout de même la porte. Il aurait dû poursuivre son chemin, mais la vision d’une photo de Mercy le poussa à entrer. L’un des murs était couvert de photos des membres de sa meute et de leurs familles respectives, y compris Mercy et Jesse. Chacune des photos portait le nom de la personne pour que ceux qui venaient étudier ce mur puissent plus facilement identifier leur cible.
C’était une liste de personnes à tuer.
Tous les membres de la meute y figuraient, ainsi que leur famille proche, humains et loups, jeunes et vieux. Sylvia Sandoval s’y trouvait également, ainsi que ses filles.
Ils planifiaient de tuer les enfants.
Les trois meurtres suivants d’Adam ne furent pas aussi propres que les précédents. Ou aussi silencieux. Il laissa le quatrième hurler parce qu’il l’avait surpris souriant dans son sommeil.
Ils planifiaient de tuer des enfants, et celui-là souriait.
Quand Adam en eut terminé avec lui, son cadavre puait la terreur et la douleur. Adam devait mieux se contrôler : il ne pouvait pas se permettre de perdre la maîtrise du loup, parce qu’il pourrait ne jamais la retrouver. Il avait un travail que personne ne pouvait faire à sa place, un devoir. Cette pensée le calma. Le devoir, ça le connaissait, que ce soit sous forme de loup ou d’humain.
La chambre suivante était vide, mais dégageait une odeur féminine. Il la mémorisa, parce que si elle s’était enfuie, il allait devoir la poursuivre dans les vignes mortes. Une partie de lui, la partie humaine, savait qu’il devrait confier cette tâche à quelqu’un de moins… enthousiaste que lui. Warren. Darryl, le premier lieutenant d’Adam, était toujours un peu trop gentleman pour pouvoir tuer une femme sans en souffrir. Warren avait l’esprit plus pratique.
Les poignées de portes conçues pour l’accès des personnes handicapées étaient bien plus faciles à ouvrir pour un loup-garou que les boutons ronds traditionnels. Tout le rez-de-chaussée avait été prévu dans cette optique, et il ne fit donc aucun bruit en ouvrant la pièce suivante où il se rendit compte qu’il n’aurait à pourchasser personne. Il avait trouvé la femme de la chambre voisine, elle et M. Jones avaient été trop occupés ensemble pour remarquer les cris de sa dernière victime.
Il avait promis Jones à Honey.
Cela lui fut plus difficile que prévu de les laisser ainsi, mais il parvint néanmoins à refermer la porte sans bruit. Il en restait trois à tuer : il pouvait les entendre. Et il commençait à avoir faim.
Il brisa la nuque du premier d’un coup de patte, tel un grizzly. Ce fut propre et rapide. Le suivant était une femme, elle s’était accroupie derrière son lit de camp pour s’en servir comme barricade. Il pensa brièvement qu’elle devait avoir trop regardé la télé, parce que ce n’était pas une protection digne de ce nom, lorsque la femme brandit un des pistolets tranquillisants et commença à tirer.
La première fléchette tapa de travers et rebondit sur son épaule. Ainsi prévenu, il esquiva les deux suivantes, puis sauta par-dessus le lit et broya le crâne de la femme entre ses mâchoires. Il la secoua une fois pour lui briser le cou et s’assurer qu’elle était bien morte, puis laissa tomber le cadavre. Il n’appréciait pas de tuer des femmes.
Il s’immobilisa net, le cadavre entre ses deux pattes avant, et lutta contre l’envie de la manger. Femme ou pas, son loup était affamé, et morte c’était seulement de la viande. Il n’avait pas le temps pour ça, et la force avec laquelle cette pulsion l’avait assailli signifiait que son loup était en train de prendre le dessus. Il attendit d’être certain d’avoir repris le contrôle de lui-même pour partir à la recherche de sa prochaine victime.
Celui-là s’était barricadé dans une des chambres qu’Adam avait déjà visitées. La porte en bois massif avec des renforts en fer était censée ressembler à ces vieilles portes coloniales espagnoles. Elle arrêta les balles que se mit à tirer l’homme dès qu’Adam toucha la poignée : ça ne devait pas être une arme d’un très gros calibre.
Mais les coups de feu eurent un autre effet. M. Jones ouvrit sa porte, un pistolet à la main. Adam baissa la tête et rugit. C’était un son que les loups plus faibles ne pouvaient émettre, le son d’un lion plus que d’un loup. La femme derrière Jones n’arrêtait pas de hurler. Jones eut le temps de tirer deux fois avant qu’Adam le percute, mais, incapable de maîtriser sa peur, il n’était pas parvenu à viser. Une balle avait effleuré le flanc d’Adam et l’autre l’avait raté complètement… Ce n’était pas si simple d’atteindre une cible mouvante.
Adam frappa délibérément Jones de son épaule et le fit tomber au sol. Les hurlements de la femme s’intensifièrent, et il tourna ses oreilles vers elle. Son père lui avait appris que seul un lâche ferait du mal à une femme. Mais cette femme-là avait accepté de tuer des gens parce qu’ils étaient liés à sa meute, de tuer des enfants.
Néanmoins, Adam la tua rapidement et de la façon la moins douloureuse qui soit. Et quand le silence de sa mort emplit la pièce, il entendit les admonestations de son père résonner dans ses oreilles.
Jones émit un son incohérent et se débattit avec son arme en essayant de faire fonctionner normalement ses mains tremblantes. Adam s’éloigna du corps de la femme et ôta l’arme des doigts de l’humain avant de la réduire en pièces et de la laisser tomber au sol, à présent inutilisable.
Ses mâchoires étaient contractées par l’envie impérieuse d’achever Jones. Mais il avait promis l’assassin de Peter à Honey, même si elle n’avait pas été en état de le comprendre. La vengeance était quelque chose de dangereux, mais une action rapide et propre permettait parfois à la victime de mieux faire son deuil. Il laissa donc Jones à Honey, et alla chercher le dernier agent du Cantrip qu’il avait laissé vivant.
L’homme gisait au sol, saignant abondamment d’une blessure par balle : le pistolet de Jones devait être d’un plus gros calibre que le sien, permettant à la balle qui l’avait atteint de traverser la porte ou le mur. L’arme de l’homme se trouvait sur le sol à côté de lui, mais il ne parvenait pas à l’attraper.
— « Tigre ! Tigre ! Feu et flamme », bégaya-t-il en regardant Adam et en s’étouffant dans son propre sang. « Dans les forêts… dans les forêts… »
Il inspira brusquement, regarda Adam droit dans les yeux et répéta, très clairement :
— « Forêts. »
Une dernière convulsion agita son corps, puis il devint immobile.
« Celui qui fit l’agneau, est-ce lui qui te fit 3 ? » répondit intérieurement Adam, citant le vers approprié. C’était une question qui lui tenait à cœur : Dieu avait-Il créé les loups-garous ? Comment pouvait-Il avoir fait cela et pourtant être considéré comme bienveillant ?
Adam contempla l’homme jusqu’à ce qu’un son distant lui rappelle que, malgré toute la poésie de William Blake, tous les agents du Cantrip n’étaient pas encore morts.
Il en appela à sa meute, les invitant à se joindre à la chasse. Ils arrivèrent, claudiquant lentement, la plupart transformés en loup à présent. La métamorphose les aiderait à lutter contre les effets de la drogue. Warren, Darryl et quelques autres s’accrochaient encore à leur humanité. Ils s’arrêtèrent en le voyant attendant en haut des marches.
Les narines de Warren frémirent, et Darryl se passa la main sur la bouche. Adam tourna les yeux vers Honey, et la louve dorée vacilla légèrement. Il croisa son regard, puis tourna la tête en arrière pour l’envoyer à la chasse.
Ce ne fut qu’en entendant son grondement passionné lui signaler qu’elle avait trouvé ce après quoi il l’avait envoyée qu’il s’écarta et ordonna à sa meute de continuer son chemin. Il attendit que son dernier loup soit passé et entama sa transformation en humain. Il avait remarqué un téléphone dans le bureau qu’il avait visité. Sa métamorphose fut plus rapide qu’à l’accoutumée, et il ne chercha pas à savoir si c’était dû à l’influence de Mercy ou au massacre qu’il avait commis au rez-de-chaussée du cellier.
Ledit téléphone fonctionnait, ce qui était une bonne surprise, parce que sinon il aurait dû utiliser le téléphone d’un des agents du Cantrip, et, avec le goût de la chasse encore présent dans sa bouche, cela aurait été imprudent.
Il appela d’abord Mercy. Il avait besoin d’entendre sa voix pour se rappeler qu’il n’était pas juste un tueur, pas tout à fait un monstre. Mais son portable sonna trois fois avant qu’une voix enregistrée lui apprenne que le numéro était indisponible. Il réprima une pointe de panique instinctive.
Elle était maligne, elle avait certainement détruit son téléphone pour qu’ils ne puissent pas la suivre à la trace. Si elle était morte, il le saurait.
Forme humaine ou pas, il était toujours bien trop proche du monstre qui avait arraché une porte de ses gonds juste parce que cette porte était sur son chemin, et ce monstre avait besoin d’entendre sa compagne. Il inspira profondément et s’obligea à avoir des pensées humaines pendant quelques minutes.
Adam appela ensuite Elizaveta et tomba sur l’un de ses petits-fils, même s’il pouvait entendre sa voix grincheuse à l’arrière-plan.
— Qui appelle à une telle heure ?
Dès que son petit-fils le lui dit, elle lui enleva le téléphone des mains.
— Adamya, le salua la vieille sorcière. Nous étions si inquiets.
— J’ai besoin d’un nettoyage, répondit-il de manière abrupte, tellement épuisé qu’il dut s’appuyer contre le mur. C’est une ligne fixe, tu peux remonter à l’adresse ?
— Da, ça ne pose aucun problème. Combien de cadavres ?
Il ne s’en souvenait pas. Il n’avait pas compté. Il contempla ses mains et se rendit compte qu’elles étaient noires de sang séché.
— Tout ça ? s’exclama-t-elle en entendant son silence. Nous arrivons et ferons le nécessaire.
— Il faut que ce soit fait avant le lever du soleil, dit-il. Ils doivent envoyer un hélicoptère à ce moment-là.
— Ils ne trouveront rien, le rassura-t-elle.
— J’aurais aussi besoin d’un moyen de transport, dit-il. Pour trente loups.
— On peut le faire aussi, lui promit-elle.
— Et je dois savoir où se trouve Mercy, ajouta-t-il.
— Elle se trouve chez Kyle et Warren, lui répondit Elizaveta. J’ai bien pensé que tu voudrais le savoir, alors j’ai demandé à l’un de mes petits-fils de la suivre.
— Bien, approuva-t-il. Venez dès que possible.
— Oui, se contenta de dire Elizaveta avant de raccrocher.
Elizaveta avait près de soixante-dix ans. Elle était puissante, mais son corps commençait à la trahir. Au cours des deux dernières années, elle avait perdu les deux personnes qu’elle formait à prendre sa place, celles qui auraient dû l’aider à supporter la charge de son travail. Les deux avaient été tuées lors d’incidents impliquant ses loups.
Elle aurait pu mal le prendre, en rendre la meute responsable, sauf qu’elle appréciait Adam. Les parents de la mère d’Adam avaient fui Moscou lorsqu’elle était enfant. Le russe était sa langue maternelle, et elle l’avait transmis à Adam. Quand il avait pour la première fois parlé en russe à Elizaveta, celle-ci avait reconnu l’accent de Moscou, sa ville natale, ce qui avait créé entre eux un lien dont il usait délibérément. Il avait toujours bien pris soin de ne pas préciser que sa mère avait fui les remous de la révolution qui avait secoué la Russie juste après la Première Guerre mondiale.
Il était au moins aussi vieux qu’Elizaveta. Elle l’ignorait, et l’ignorerait toujours parce qu’Adam comprenait comment les gens fonctionnaient. Oh, elle savait de manière abstraite, contrairement à la plupart des gens, que les loups-garous pouvaient vivre très vieux, mais n’avait jamais fait le rapprochement avec lui. Il le savait, parce que si jamais elle se rendait vraiment compte de ce qu’elle savait, elle le pourchasserait pour essayer de le contraindre à la changer.
Mais il la tuerait plutôt que de faire cela.
Les vampires considéraient comme tabou le fait de transformer quelqu’un qui n’était pas un humain ordinaire. Mais ça s’était déjà produit. L’essaim local avait un sorcier de sang… et une femme qui avait subi des dégâts cérébraux quand elle était encore humaine.
Adam connaissait l’existence de trois loups-garous nés sorciers. C’étaient les trois loups-garous les plus puissants et dangereux de la planète, et il ne pensait pas que c’était un hasard. Confier un tel pouvoir à une femme à la morale aussi… ambivalente était une idée dérangeante.
Il éclata de rire à cette pensée. Il était là, à dégouliner de sang sur le carrelage espagnol, son corps nu maculé du sang d’inconnus, à juger de la moralité des gens.
Il aurait parfaitement pu tous les laisser en vie, en les livrant aux autorités compétentes. Mais les mêmes autorités compétentes avaient libéré un tueur en série parce que ses victimes n’avaient été que des faes et des loups-garous.
Le Cantrip était une organisation gouvernementale : ces gens n’étaient pas des tueurs en série, et s’il les livrait à la police il n’y aurait que la mort de Peter et la liste de cibles à abattre qui pourraient servir de preuves contre eux. De plus, le fait qu’il existe une drogue efficace contre les loups-garous deviendrait de notoriété publique… Une information que Bran avait fait son possible pour garder secrète. Adam pensait, lui aussi, que ce n’était pas le genre de chose à apprendre à ceux qui pourraient décider que débarrasser le monde des loups-garous était une bonne idée.
Le système judiciaire se contenterait probablement d’une vague tape sur la main de celui qui était en charge de l’opération. Peut-être même qu’il perdrait son emploi, pour être immédiatement réembauché à dix fois son salaire par quelqu’un qui partagerait sa vision. Le Cantrip nommerait un autre agent avec les mêmes idées. Le résultat final serait que l’ennemi prospérerait, et que les loups perdraient encore quelques armes dans leur combat poursurvivre.
Mais Adam aurait quand même pu le faire. Capturer l’ennemi en l’épargnant. Il avait choisi de ne pas le faire. Et ce n’était pas parce qu’il était certain qu’un procès ne leur rendrait pas justice ; ça, c’était une excuse, honnêtement. Il serra son poing ensanglanté, puis le porta à sa bouche et le lécha.
Ils avaient attaqué les siens, et tué celui qu’il était censé protéger plus que tout. Ils avaient menacé ceux qui se trouvaient sous sa protection, et pour cela ils devaient mourir. Le monde devait se souvenir que c’était une mauvaise idée d’attaquer une meute de loups-garous.
Il souleva de nouveau le combiné et composa le numéro de Hauptman Security.
— Ici Gutstein.
Une activité frénétique était audible en bruit de fond. Il était très tôt dans la matinée, drôle de moment pour s’agiter à ce point.
— Jim, souffla Adam en fermant les yeux.
— Adam. Monsieur ! C’est bon de vous entendre.
Derrière lui, les bruits d’activité cessèrent… et quelqu’un poussa un cri de joie, suivi par un véritable raffut.
Jim Gutstein couvrit le combiné, mais son sifflement contraignit néanmoins Adam à écarter l’écouteur de son oreille. Quand il le plaqua de nouveau contre son oreille, la voix de Jim était toujours étouffée.
— J’entends rien de ce qu’il dit ! Fermez-la jusqu’à ce qu’on sache ce qui se passe.
Le silence revint, et Jim reprit la parole, sans filtre cette fois.
— Désolé, monsieur. Brooks nous a dit tout ce qu’il savait, et nous étions inquiets.
Il fallut une demi-seconde à Adam pour connecter « Brooks » et le Kyle de Warren. Il n’était décidément toujours pas au top de sa forme. Il avait besoin de nourriture… mais refusait de penser à toute la viande qui se trouvait si proche.
— Et en manque d’hommes, ajouta une voix geignarde derrière Jim.
— Dites à Evan…, commença Adam.
Il se raccrocha avec soulagement à ce petit rituel qui l’aida à rester humain.
— Envolée la promotion, Evan, dit Jim.
C’était une vieille blague qui fit rigoler tout le monde. À travers l’éclat de rire général, Adam entendit Jim lui demander :
— Vous allez bien, monsieur ?
— On ne peut mieux, répondit Adam d’un ton sarcastique, étant donné l’étendue du désastre. J’ai néanmoins le contrôle de la situation. J’ai besoin que vous trouviez qui est chargé de la sécurité du sénateur Campbell. Dites-leur qu’un groupe dissident du Cantrip, un membre de l’armée et au moins un financier du secteur privé en ont après lui et ont tenté d’organiser son assassinat.
— Je crois qu’ils sont déjà au courant, répliqua Jim. Mercy leur a expliqué assez clairement.
— Je préfère être certain qu’ils ont toutes les informations. Dites-leur que ceux qui ont organisé cette opération ont tenté de me contraindre à commettre cet assassinat, mais que, même s’ils n’y sont pas arrivés, le sénateur n’est peut-être pas hors de danger. J’ai passablement démembré l’équipe de dissidents du Cantrip. (Un sourire carnassier étira ses lèvres.) Le membre de l’armée en avait probablement plus après nous qu’après le sénateur, et c’est probablement le cas pour le financier aussi, mais ces deux-là sont toujours libres d’agir. Ils avaient d’autres plans en réserve en cas d’échec.
Il n’y avait pas qu’une liste de cibles à abattre dans le centre des opérations. Principalement des notes et des feuilles de papier, mais il était doué pour faire le lien entre certaines informations.
— Un membre du service de sécurité était prêt à l’assassiner si j’échouais. J’ai échoué, si on peut dire, et avec un peu de chance l’argent s’est envolé, mais j’ignore si cette personne a le moindre moyen de le savoir.
— Je vais me renseigner sur le dispositif de sécurité du sénateur et avertir les responsables. Je connais quelqu’un qui peut parler directement au sénateur. Cela poussera les fédéraux à envoyer quelqu’un vous interroger officiellement.
— Dites-leur que je ne parlerai officiellement à personne.
Jim travaillait pour lui depuis près de quinze ans.
— Il y a des cadavres dont je ne peux endosser la responsabilité, et je ne pourrai pas mentir à ce propos. Ma version officielle c’est que je me suis réveillé et que l’endroit où on nous retenait était en proie aux flammes, ce qui nous a permis de nous évader. Officiellement, je ne sais rien, en dehors du fait qu’ils semblaient vouloir que j’assassine le sénateur.
— Le bâtiment est en feu ?
— Pas encore, répondit Adam.
La sorcière pouvait faire des miracles avec les cadavres, mais elle ne serait pas en mesure d’effacer les marques laissées par ses griffes sur le carrelage ou de réparer la porte qu’il avait fait voler en éclats. Il faudrait se contenter de maquiller les corps et de mettre le feu à la baraque.
En séchant sur sa peau, le sang lui causait des démangeaisons. L’odeur ne faisait qu’accroître sa faim. Il était temps d’en finir avec cet appel.
— Bien, commenta Jim. Je veux que vous sachiez qu’on est tous derrière vous et votre meute. On s’occupe de tout. À l’instant précis où nous parlons, j’ai assigné tout notre matériel le plus sophistiqué à la surveillance du domicile de Kyle Brooks, et des hommes à nous sont chargés de suivre Mercy. Nous n’avons pas été en mesure de localiser Jesse. Mais Brooks nous a assuré qu’elle était en sécurité.
— Très bien. Parfait. Je passerai demain, et on se réunira pour discuter de la suite des événements.
— Voulez-vous que nous prévenions votre épouse que vous allez bien ? demanda Jim.
Adam contempla les taches sombres sur ses mains.
— Non. Je le lui dirai quand on sera vraiment sortis d’ici.
— Très bien. Nous continuons à la protéger.
La meute était revenue de sa chasse et s’était rassemblée autour de lui dans le bureau, qui ne paraissait plus aussi vaste à présent.
Honey, presque aussi maculée de sang que lui parce que la substance s’accrochait mieux à la fourrure qu’à la peau, s’avança vers lui, tête et queue baissées. Elle accéléra en approchant et quand elle arriva à lui, elle se laissa tomber au sol en s’appuyant contre lui avec une telle force qu’il aurait titubé s’il ne s’y était pas préparé.
Non, se dit-il en posant la main sur sa tête et en contemplant sa meute maltraitée, il ne regrettait pas d’avoir tué ces gens.
— « Tigre ! Tigre ! Feu et flamme, dans les forêts de la nuit », leur dit-il dans une bouffée fantasque causée par l’épuisement. « Quelle main, quel œil immortel osèrent façonner ta formidable symétrie 4 ? »
Warren se laissa aller contre l’encadrement de la porte et soupira :
— On n’est pas des tigres, mais des loups-garous, patron. C’est pas Dieu qui nous a faits, ça non. Demande donc à ces morts d’où on vient.
Malgré son accent traînant et sa grammaire approximative, sans compter l’épuisement et la douleur qui le faisaient paraître blafard, il avait le regard vif.
Darryl émit quelque chose qui aurait pu ressembler à un grognement si Adam n’avait jamais entendu les véritables grognements de son second. Celui-ci tendit le bras vers Warren et lui ébouriffa les cheveux, un signe inhabituel d’affection de la part du premier lieutenant de la meute.
— Les morts n’ont pas d’opinion, déclara-t-il à l’adresse de tous. Nous sommes les gentils. Le fait qu’on fasse peur ne signifie pas qu’on est les méchants.