I

Prends-moi par les cordes ! Encore maman, allez ! Vas-y maman, n’arrête pas, je veux aller plus haut, pousse-moi mieux, continue, envoie-moi dans les nuages !

Aux Rousses, on a perdu une petite fille mais on a gagné un reporter poète qui commémore depuis dix ans sa disparition. À lire Michel Florent, Dans la région, le climat impose la géographie de l’histoire. Je traduis : ici impressionne, ici rebute. Il y a tant de brume. Les destins manquent de lumière pour fleurir, alors ils se fracassent. Ça ne gêne personne de s’appuyer sur la météo pour expliquer les drames. Pourtant, les gens continuent à s’installer aux Rousses. La preuve, une maison se libère en face de chez nous et aussitôt une famille débarque.

Le camion de déménagement est immatriculé dans les Ardennes mais nos nouveaux voisins viennent peut-être d’ailleurs. On va leur demander, les inviter. C’est fatigant d’emménager, ça leur fera du bien de se sentir accueillis, dès ce soir. On ne va pas faire comme avec les précédents qu’on n’a pas vraiment essayé de connaître. Nous, c’est différent, on nous connaît déjà, sans avoir à nous parler. Ceux-là sont une chance. On ne sait rien de leur passé. Si ça se trouve, ils quittent une vie compliquée. Ou l’inverse. Et dans ce cas, quand on arrive ici, il faut un temps d’adaptation. Le gris, le verglas, les distances. Ça recommence chaque année avec les intempéries. Carl a pris l’habitude, lui aussi, de fabriquer des gens malheureux tout autour de nous pour que je me sente moins seule. Il me détaille des existences désespérées, perturbées par la météo, qui n’existent pas. Il espère que je m’intéresse à ceux qui les vivent.

 

Lorsque Athos a entendu les déménageurs arriver, il a flairé sous la porte puis il est parti se recoucher sous l’escalier. Il a soupiré plus fort que d’habitude et je me suis approchée de lui. La mousse est revenue sous ses crocs. « Pyorrhée », préciserait Inès, la sœur de Carl, qui aime les mots croisés. Il faut que je lui brosse les dents. L’œil vitreux obstinément loin, Athos est toujours gentil quand je le fais. Je le soigne. Je l’appelle « Mon garçon ». Carl se tait. Quand on se carapate sous l’escalier, Athos et moi, il nous laisse faire. Même quand je dors avec lui, il laisse. Avec le temps, il est devenu patient.

 

Ce sont peut-être des musiciens. J’ai vu descendre du camion une guitare, un piano, un instrument à cordes dont je cherche le nom. Je n’ai pas encore trouvé le bon. C’est comme une cithare mais avec un manche. Je ne dis rien à Carl pour la musique. Rien non plus sur la coiffeuse sixties blanche avec un tabouret en peau de bête fuchsia. Il risque de croire que je recommence à déduire. C’est mauvais signe chez moi. Ou à aimer les futilités, ce qui serait plutôt le signe d’un mieux. Il penserait qu’on va enfin s’en sortir, moi en tête, et pas d’une marche blanche pour une fois. Si les voisins étaient vraiment musiciens, ils emballeraient leurs instruments et le piano ne serait pas droit. Ce sont des amateurs. C’est bien de la déduction. C’est toujours de la cascade.

 

J’ai parlé des grosses roues du camion de déménagement pour dire quelque chose à Carl. Mon silence est trop lourd. Il faudrait que je parvienne peu à peu à le remplacer par des paroles. Un jour, je me rendrai compte que le bruit d’une conversation me distrait. Je lui trouverai du sens. Petit à petit, je m’intéresserai à quelque chose. Je dois juste accepter que le chagrin ne soit pas mon seul lien à Hortense. Dernière phrase clef d’Inès, qui aime méditer et m’inviter à l’imiter.

 

C’est un assez jeune couple qui s’installe, m’a dit Muriel, qui regrette la maison d’en face. Elle la voulait pour son fils et sa copine mais ils n’ont actuellement qu’un seul salaire. Alors ils vont rester encore quelques mois chez elle, un peu plus bas dans l’allée. Leur bébé naîtra là. Les nouveaux ne sont pas de la région, ils viennent de beaucoup plus loin. C’est sûr. La femme porte un duffle-coat clair. C’est Muriel qui l’a vue. Moi, non. Je n’étais pas là quand elle a choisi sa teinte de bleu. Je travaillais. J’ai repris à mi-temps, à la Poste cette fois. Il paraît que la femme est sortie dans son jardin pour étudier le nuancier. Du coup, Muriel pense qu’elle veut repeindre la façade. Athos souffle doucement, la tête sur mes jambes.

 

De chez moi, grâce à leurs larges fenêtres, je vois presque toutes leurs pièces. Blanches avec des taches bleues parfois. Si on partait en Grèce début juin ? m’a proposé Carl. J’ai dit Ah, j’ai dit peut-être, j’ai dit oui, pourquoi pas. La Grèce, la Corse, la Zambie, Iguaçu. Il cherche l’eau la plus limpide pour me débarrasser du voile noir. Mais on ne part jamais. On n’est pas fous.

 

Leur Captur grise est arrivée quand les déménageurs allaient partir. Ils sont redescendus du camion puis ils sont rentrés tous ensemble dans la maison. La femme a sorti une enveloppe de son sac. J’ai regardé dans l’évier quand j’ai croisé le regard de l’homme derrière leur baie vitrée. J’ai vite baissé le store vénitien de ma fenêtre. Je n’épie pas, je promène mes yeux. J’ai entendu des enfants parler, puis le camion partir. Je me suis baissée pour caresser Athos. J’ai pensé aux camions précédents qui avaient vidé la maison du couple précédent. Il y avait deux camions. Odile, en larmes, avait descendu quatre chaises, dès le matin, afin de garder de la place pour se garer le long du trottoir, comme en pleine ville. Et Vincent, encore à l’étage, jetait de temps en temps un œil par la fenêtre, pas vers sa femme, assise sur une chaise dans le caniveau, mais vers les montagnes. Leurs deux camions ne sont pas partis dans la même direction. Odile et Vincent n’ont même pas eu l’idée de bouger la charrette qu’ils avaient installée en guise de table dans leur jardin pour leur buffet de mariage. Elle est toujours là. Hortense s’était cogné la tête en se cachant dessous. Elle avait pleuré peu de temps. Vincent l’avait consolée avec un Orangina. Les autres enfants étaient venus la chercher pour jouer avec eux. Elle avait trois ans et demi, une robe d’été rose pâle sans manches, une barrette avec une fleur et des sandales.

 

Hier, 23 janvier, la marche blanche a eu lieu. Cent quatre-vingt-huit personnes, parents inclus, et Buzin, toujours vaillant, quelques cheveux en moins, dix ans après. Carl était content. Il y avait plus de cinq mille personnes à la première mais la baisse de mobilisation d’année en année ne semble pas l’affecter, il surmonte. Les gens ne sont pas là, mais ils pensent toujours à Hortense. Elle m’habite, elle brille en moi, me dit Carl, qui m’inonde de sa lumière. Si on s’éteint, si on se laisse anéantir, elle disparaît une deuxième fois. Il m’incite à penser comme lui. Faire bien est sa promesse. Mieux vaut tard que jamais. Pour la télévision, c’est Carl qui s’est exprimé, mais ils ont collé sur sa voix une image fixe, de nous deux, il y a dix ans. J’avais déjà ma parka rose. C’est choquant sur la photo.

 

Le cortège portait la photo d’Hortense. La gendarmerie a réalisé le portrait-robot de son visage d’aujourd’hui. Elle a quatorze ans, les cheveux longs et légèrement bouclés, les mâchoires plus larges, un nez différent. Ils ont écarté ses yeux. Le résultat me semble aussi bizarre que son autoportrait qu’elle avait dessiné en dernière année de halte-garderie, avec un cercle pour le contour de la tête, et puis le nez, la bouche, les yeux, une seule oreille, en vrac autour du rond. On l’avait d’abord encadré et accroché au salon, puis dans notre chambre. Après l’enlèvement, on l’a posé puis caché dans la chambre d’Hortense. Carl ne voulait plus que je dise que son visage ressemblait sûrement à ça. Un ovale vide, le nez, les yeux, les organes éparpillés.

 

Quand je ne cherche pas le nom d’instruments qui me sont inconnus, instruments de musique et non de torture puisque Carl a mis mon ordinateur sous contrôle parental, je cherche des témoignages de mères d’enfants disparus. Elles veulent savoir la vérité, arrêter d’imaginer, comprendre. Elles sentent que quelqu’un cache forcément quelque chose. Dans une ville, même de taille modeste, on ne disparaît pas comme ça. J’ai bien appris ma leçon. Le temps a beau passer, à tout moment un témoin peut ressurgir. Des gens ont peur de parler alors qu’ils n’ont rien à se reprocher directement. La lutte que mène Carl vise à toucher ceux dont la mémoire reviendrait. Il faut empêcher que l’enquête s’assoupisse. Après la disparition de leur enfant, certaines mères déménagent, refondent une famille. Carl l’a souvent évoqué, comme la Grèce, en sachant qu’on n’irait jamais.

 

Hortense a disparu le 23 janvier 2008 à 16 h 20. Après l’école, nous sommes allées chez le dentiste, à Omble. Il n’y a pas de dentiste aux Rousses, c’est trop petit. Comme c’était mercredi, on a décidé d’y passer tout l’après-midi. Très en avance, on a garé la voiture, et on est entrées dans le parc pour déjeuner. Nous étions seules. J’avais prévu un pique-nique mais les bancs étaient gelés alors on a mangé debout. Après, Hortense a grimpé dans l’araignée, puis elle s’est cachée derrière le toboggan. Elle ne m’a pas demandé la permission de descendre au deuxième niveau du jardin, celui du bac à sable. Je l’y ai retrouvée. Je lui ai répété de toujours me prévenir et de ne jamais partir loin de moi. Elle a levé ses yeux, pas au ciel, vers les miens, pour vérifier que la fâcherie était finie. J’ai baissé mon regard vers ses pieds. Chaussures lacées, nœuds à oreille, poulain vert, taille 28. Plus tard, j’ai proposé un cache-cache. Je ferme les yeux, Hortense, je compte jusqu’à 30. Toi, tu vas te cacher. Tu ne dépasses pas l’enceinte du jardin des tout-petits, tu ne remontes pas vers l’araignée, tu restes autour du bac à sable. J’ai compté. Elle est partie se cacher. J’ai rouvert les yeux au bout de 27, parce que j’ai eu comme une prémonition. Je tremblais. Elle n’était nulle part. J’ai cru la voir sur la balançoire. Je me suis approchée de la balançoire qui allait, venait, mais dessus, il n’y avait plus personne qui criait, « maman, prends-moi par les cordes ! ». Je regardais ailleurs, partout en même temps, les portes, les entrées, les sorties, les va-et-vient, Vous l’avez vue ? Une petite fille qui se balançait ? À l’instant ?

Trente secondes ?

Le parc était presque vide.

Un enfant avec un bonnet péruvien à pompon jaune m’a répondu oui, doudoune rouge. Je crois. Elle donnait la main.

À qui ? Elles étaient comment ses chaussures ?

On a cru que c’était son papa qui se fâchait parce qu’elle disait maman.

Elles étaient comment ses chaussures ?

Il a peut-être dit qu’elle serait punie à la maison si elle la bouclait pas, on a cru que c’était son papa.

Elles étaient comment ses chaussures ?

Emportée sous le bras d’un homme. La main sur sa bouche. Les pieds qui battaient dans l’air. Elle avait un bonnet doux qui est tombé pendant que le papa passait le portillon et se mettait à courir. Parce qu’il était énervé.

Elles étaient comment ses chaussures ?

Petites. Elles marchaient très vite. Pour suivre le papa qui l’avait reposée, lui tirait le bras et disait Viens ma grande, ta maman t’attend dans une voiture à trois chevaux. Avec un gros paquet de bonbons. Des Barbie sirènes. Et des bébés chats. Oui, en poulain vert. Peut-être.