La psychologue de Parents d’Enfants Disparus m’a conseillé de laisser ma pensée se poser n’importe où et de parler, sans me censurer. Dix ans après le drame, une pensée fugace peut enclencher pour la première fois une conversation sans avis de recherche ni brique de lait, sans bonnet péruvien, sans lacet perdu. « Inès devrait arrêter avec les plantations exotiques. » Voilà. J’ai trouvé une phrase à répéter quand on rentrera chez nous, après le repas. Ou alors j’évoquerai quelque chose d’un peu détaillé sur ses nouveaux sets de table. Carl a besoin que je sois gentille avec sa sœur et, vu ce qu’il fait pour moi depuis dix ans, je peux au moins faire ça pour lui. C’est comme déjeuner chez elle, sans montrer que je voudrais être partout ailleurs sauf en train de chercher un autre sujet de conversation que la marche blanche ou l’enquête.
Cette fois, Inès a rapporté de Ko machin des baguettes. Elle les avait glissées dans sa poche de manteau dimanche dernier, puis elle s’est ravisée. Ce n’était vraiment pas l’endroit pour nous les donner. On a du mal à regarder ses cadeaux, moi mes baguettes et Carl, son chapeau de bambou. Soudain, c’est comme si elle était elle-même gênée d’avoir osé les faire. Elle précise que Ko Tao est très éloignée de Ko Samui. Symboliquement, elle ne serait jamais retournée sur la même île dix ans après.
Je reparle des baguettes, je croyais qu’on mangeait à la cuillère en Thaïlande. Chez Korat, à Bellecîme, il n’y a pas de baguettes. Pas de fourchettes non plus. Je le sais parce que Hortense aimait bien y aller à cause du riz au poisson roulé dans une feuille de banane. Inès parle de sa citronnelle qui va encore mourir avant d’avoir poussé. Le climat, la météo. Carl a planté des légumes ici, quand on s’est installés, mais depuis 2008 il a tout arrêté. Aux Rousses, c’est ainsi, on ne plante pas de citronnelle. Sauf à chercher à tout prix un sujet de conversation inhabituel pour éviter la véritable discussion : qu’est-ce qu’elle foutait dans l’avion le 23 janvier 2008 pendant que Carl lui laissait message sur message au sujet de notre fille. Quelle revue feuilletait-elle quand l’Alerte enlèvement a été déclenchée. Combien de massages a-t-elle quand même reçus pendant son seul jour de vacances, alors que commençait la période de flagrance, quinze premiers jours de recherche, quinze premiers jours au-delà desquels ça pue, comme elle l’a dit en revenant, crevée par cet aller-retour express. Taille : 1,06 m, poids : 15 kilos, yeux bleus, cheveux bruns, peau claire, tenue : blue-jeans gris, tee-shirt bleu marine à manches longues et col rond, gilet rose poudré à torsade, doudoune rouge, chaussures lacées en poulain vert. Le portrait du petit homme sec a été placardé, un bonnet sur des lunettes, une bouche sous un col qui monte, un nez pris par une écharpe, aucun signe distinctif, sauf les chaussures marron et vert type Kalandji. L’homme invisible au pas nerveux.
En Thaïlande, Inès a rencontré quelqu’un qui connaît bien le fondateur d’une marque de surgelés et elle pense qu’une opération de grande ampleur est possible. Peut-être pas sur les boîtes de cônes dans les hypermarchés mais au moins sur les tranches glacées. Question de packaging. Elle demande à Carl s’il se souvient, quand ils étaient petits, des tranches glacées noisette-vanille où les deux saveurs ne tranchaient pas assez, du coup le goût était doux mais ennuyeux. « On disait lent. Tu te souviens qu’on disait lent ? » « Lent pour rassurant ? » J’ai encore posé une question. Carl me sourit en surface, il ne va pas au fond devant sa sœur. Il dit « Non, lent pour mou ». Il ne va plus jamais au fond. De toute façon, notre vie amoureuse n’est pas un secret. Le tarot d’Inès a vu que le Diable n’était plus au rendez-vous. L’énergie sexuelle de notre couple est morte. Par contre, Inès a creusé un peu et trouvé une information importante dans ses cartes. Le tirage en croix indique que, dans les trois mois, il va se passer quelque chose. C’est remuant, elle ne sait pas dire exactement ce dont il s’agit, mais il n’y a qu’à regarder les trompettes du Jugement pour voir que ça s’amène. Un indice ? Un dénouement. Le Jugement, c’est bon signe. Elle voit un voyage aussi. Sûrement la Grèce. Ou Iguaçu.
Dans la chasse d’eau de ses toilettes, Inès met du gel bleu. Il recouvre les parois blanches. J’ouvre son armoire à pharmacie. Je n’ai jamais arrêté de chercher, chez elle, l’indice manquant. J’aimerais bien trouver des preuves contre elle. Une tante bien attentionnée ne peut pas s’envoler pour Ko machin sans avoir, au préalable, rappelé son frère qui vient de lui annoncer la disparition de sa nièce. Elle est revenue parce que les gendarmes ne lui ont pas laissé le choix. Et sinon ? J’ouvre doucement la porte des toilettes et je gagne sa chambre. Je n’essaye même plus de marcher sans bruit, je ne prends pas garde au parquet qui grince. Elle sait que je fouine. Elle m’a déjà surprise cent fois. Je regarde sous le matelas, dans la table de nuit, les recoins que j’ai déjà fouillés, et même derrière son miroir que j’explore à l’aide d’une règle plate qu’elle laisse là, peut-être pour me faciliter la tâche. Je redescends sans lui laisser le temps de venir à ma rencontre. Je n’ai plus rien à chercher ici, puisque j’ai trouvé. Ma fille habite en face de chez moi. Elle est rentrée hier soir. Je comprends que ça les étonne. Moi aussi, ça m’a fait un truc.
J’entends que Carl et sa sœur parlent de Géraldine, du bien que peut apporter au village le réaménagement du parc. Carl propose de refaire un dîner, ou un déjeuner, un dimanche, cette fois en invitant Inès. Il sent qu’elle et Géraldine peuvent s’entendre. Il ne me regarde toujours pas au fond, il me prend par la surface. Il raconte sa vérité : nos nouveaux voisins ont deux enfants, dont une fille de quatorze ans prénommée Hélène mais dont les cheveux bruns m’ont fait penser à ceux d’Hortense. Aussitôt Inès prend ma défense, c’est normal de confondre, d’avoir envie de voir et, par conséquent, de voir vraiment. Je dis oui, je dis bien sûr, je dis ce qu’ils veulent. Bertil est sûrement un excellent généraliste, et sa femme ne parle que de cul. On a passé une bonne soirée et en plus on n’a pas pris un gramme parce qu’on n’a pas mélangé le sucre du dessert au gras du plat. Forcément, j’ai refilé tout notre dessert aux enfants.
Inès ignore ce que veut dire donner son dessert aux enfants. Elle n’a jamais eu d’enfant. Elle croit qu’elle s’est trompée en choisissant ses hommes et que c’est à cause d’eux qu’elle n’est pas devenue mère. Quand Hortense est née, j’ai très bien vu son regard. Après, quand j’étais fatiguée, ou énervée parfois, oui, d’accord, énervée parfois, je lui disais qu’avoir un enfant n’était pas une bonne idée. « Le couple morfle », ai-je même déclaré une fois. Deux. Ou trois. Parce que d’accord, Carl se bouge pour coller des affiches depuis qu’Hortense a disparu. Avant, il se bougeait aussi, certes, mais c’était pour rouler loin de nous, à vélo, le plus loin possible comme quand il n’avait personne. Et je me retrouvais seule avec la petite, à m’emmerder à cent sous de l’heure, en regardant mon vélo garé dehors, que je n’avais plus jamais le temps de dérouiller. Souvent je recevais des visites d’Inès qui voulait voir mon bébé de près, l’œil gourmand, à qui je racontais que tout allait bien, jusqu’au jour où je lui ai balancé qu’elle devait arrêter avec ses bouffées d’enfant et qu’elle garde plutôt la nôtre de temps en temps pour se passer l’envie et me soulager. Je lui ai dit qu’assez rapidement, quand elle n’aurait rien vécu du tout pendant un jour complet, rien fait d’autre de son dimanche que chanter des rondes, fabriquer des bonshommes de neige et lire des albums, elle ne serait plus que vide et épuisement. J’ai ajouté que faire un enfant jurait avec ses envies de légèreté, de liberté, de Ko. Du coup elle m’a offert un soin en institut pour que je m’occupe de moi, et Carl en a été très touché. Il a même repris l’expression « s’occuper de soi ». J’étais vraiment en colère quand je suis partie pour Omble en leur laissant la petite pour me faire m’occuper de moi, comme avait dit ma belle-sœur, parce que j’avais envie de tout sauf qu’on me lime les ongles et qu’on me tire sur le visage. J’ai pensé que si j’avais été un homme, je serais plutôt allé voir une pute. À la fin, j’ai été obligée d’acheter un sérum. L’esthéticienne m’a prévenue que je ne devais pas m’inquiéter de sa couleur orange, de sa légère odeur bizarre et qu’il pouvait donner quelques rougeurs éphémères mais que son effet, au bout d’une semaine d’utilisation, était phénoménal, un « booster ».
Quand je suis rentrée à la maison, bien sage après mes trois heures d’occupage de moi, Carl et Inès m’ont demandé « Alors ? » comme si je rentrais de deux semaines aux Baléares. Je suis polie, j’ai donc raconté l’ambiance flûte de Pan dans la cabine de deux mètres carrés qui sentait la transpiration, j’ai remercié Inès encore une fois, Carl pour avoir gardé Hortense. Mais j’aurais préféré parler à une amie ou aller au cinéma. J’ai attendu quelque temps avant de redire à Inès que faire un enfant n’était pas une poésie. Elle, elle trouvait qu’à quarante ans, il devenait idéal de se fabriquer un bâton de vieillesse. Un jour, elle s’est fâchée contre moi parce qu’elle avait lu dans la presse spécialisée que la petite pouvait comprendre mes mots même si elle ne parlait pas encore. « Qu’est-ce qu’elle ressent à ton avis quand elle t’entend dire que la vie est si lourde ? Pense un peu aux femmes qui n’ont pas ta chance et savoure ton bonheur ! »
Voilà ce que je me suis pris. Le 23 janvier 2008, elle était vengée.
Elle a dû râler dans son avion pour Ko Samui, pas assez de place pour les jambes, pendant que le petit homme sec me rendait ma liberté, ma tranquillité. Si ça se trouve, et même sûrement, elle a pu écouter le premier message de Carl mais elle a quand même décollé vers son paradis solaire, se félicitant de s’être évité à vie ce genre de drames en choisissant toujours de mauvais hommes incapables de bâtir avec elle la moindre famille. Elle s’est souvenue de mes phrases et elle a pensé que c’était bien fait pour ma gueule, en haussant les épaules et en réécoutant le message de son frère, en mode avion : « Hortense a été kidnappée au parc d’Omble, rentre vite, c’est l’horreur, on a besoin de toi. »
Je pose un tour de cou en polaire fuchsia et parme sur la table. Inès vient de resservir du café. Je lui demande ce qu’elle en pense. Elle fait parler les tarots mais elle pratique aussi la magie noire. Avant Ko Samui, elle allait au Sénégal. Carl nous interrompt tout de suite, qu’est-ce que c’est que ce tour de cou ? Et moi, je raconte que je l’ai trouvé. Pourquoi veux-tu qu’Inès fasse parler ce col ? À qui est-il ? Il insiste et je n’aime pas quand il prend un ton inquisiteur. Ce tour de cou est peut-être à Hortense, je l’ai trouvé dans la forêt de Miriel et il n’y a que ça qui compte. Je mens bien. Il m’enveloppe de son regard. Finalement pas fâché, pas suspicieux, pas inquiet, juste présent. Inès vole à mon secours, elle ne voit pas où est le problème et, surtout, elle connaît par cœur la Prière pour le retour de l’être bien-aimé. Elle peut me l’enseigner. S’il y a une chance sur dix milliards que ce col appartienne à Hortense, autant tenter l’expérience. Inès étouffe la querelle. Carl ne pose plus de question. Inès m’ordonne de prier treize jours et soirs de suite devant cette moufle, en commençant un vendredi. Elle va écrire pour moi l’incantation à réciter à haute voix mais attention : je dois être sûre de vouloir le retour de l’être aimé car, quand il sera là, je ne pourrai plus m’en débarrasser. Oui, attention, le Saint-Ange, l’intercesseur et les hiérarchiers de l’esprit bienheureux sont prêts à m’écouter mais je dois en retour prier comme il faut. Si jamais Hortense sortait de son trou durant les treize jours, je ne devrais pas pour autant arrêter ce rituel, car ma fille pourrait repartir, et cette fois de manière irrémédiable.