XI

Rémi Jouve est une armoire à glace, donc ça ne colle pas. J’ignore pourquoi Carl se met dans cet état en me parlant de l’enquête. La piste est fausse, comme d’habitude. Qu’attendait-il ? Ce Rémi Jouve n’a absolument rien d’un petit homme sec. Il prétend qu’il a grossi ces dernières années à cause d’une addiction aux boissons édulcorées et Adrienne, qui a assisté à son interrogatoire, a confié à Carl qu’il avait déliré un bon moment sur les méfaits de l’aspartam. Les gendarmes l’ont laissé s’exprimer, souhaitant instaurer avec lui un rapport de confiance. Voici comment les choses se sont déroulées. Rémi Jouve s’est rendu à la gendarmerie jeudi dernier. Il a déclaré avoir tué Hortense et, au passage, être également responsable de la mort de dix-sept personnes disparues, hommes, femmes et enfants, tout cela au cours des quatorze dernières années, et dans toute la France. Son récit du kidnapping d’Hortense épouse exactement celui qui est paru dans la presse. Certes, Rémi Jouve a étoffé son récit, mais il semble totalement improbable que ce type soit le ravisseur de notre fille. Selon lui, ils seraient allés manger des frites dans une fête foraine puis elle se serait cogné la tête sur un manège. Alors il l’aurait cachée dans un trou près du train fantôme, ou près des toilettes. Des trous dans des fêtes foraines ? Les périodes de marches blanches font toujours naître des enthousiasmes que certains ne peuvent assouvir, parfois faute d’ordinateur, pour réaliser un hommage musical. Carl m’épargne les détails que Rémi Jouve, lui, n’a pas épargnés aux enquêteurs. Ils sont actuellement en train de fouiller les abords de la décharge de Venaison où l’homme affirme avoir très profondément enterré le corps d’Hortense. Il est toujours difficile de ne pas s’intéresser à une nouvelle piste mais Rémi Jouve ne leur inspire pas confiance. Il a tout du mythomane. Adrienne nous prévient systématiquement. Elle a promis dès le début de nous dire tout ce qu’elle saurait, au fur et à mesure, sans rien nous cacher, sans nous épargner.

Le bras de Carl sursaute. On dirait un animal malade. Athos réclame sa sortie mais Carl a trop mal pour bouger. Ça le lance dans la nuque, ça lui prend le crâne et tout le dos. Je lui affirme que ce n’est rien qu’une fausse piste. La nuit est tombée. Je sors et je marche avec mon chien vers le cimetière. J’aime bien le haut des murs, le soir comme un diadème sur une cascade de brume. Même si les murs sont bas, le résultat est grand. Moi aussi, je peux être lyrique. Je n’ai plus peur de rien, ni des ombres ni des ambiances ni de Michel Florent qui me pète mes souvenirs. J’enjambe. Je suis obligée de porter Athos. Avant, il sautait. Il sautait même tellement haut que parfois je reculais, de peur de recevoir une patte dans la figure. Je reculais aussi quand c’était Hortense qui arrivait dans mes bras, genoux en avant. Un jour, je me suis même fâchée pour dire Stop, pas les genoux, alors elle les a mis sur le côté. Elle n’a jamais recommencé à me cogner dans le ventre.

Athos connaît notre circuit entre les tombes, Jérémie Bias, 6 juillet 1960 - 3 mars 2012, Guillemette Escudéro 1917-2006, Geneviève et Bernard Meyzenq, décédés le même jour, leur sépulture un peu massive, leurs gerbes éternelles en porcelaine, la toute petite tombe d’Olga Garabedjan, « notre ange », celle de Louis Caléti 1975-1998, contre la nôtre. Notre tombe, c’est le grand trou devant le Mont-gris. Il est vide et profond, entrouvert, je vois le fond. Il est surtout bien loin du carré des enfants. Un jour, après le rapt, Carl a dit qu’on mettrait Hortense dans ce carré, elle y aurait sa petite tombe, enfin, elle pourrait y jouer avec des copains de son âge. J’ai déjà eu des hallucinations auditives mais ce n’est pas mon cerveau qui a inventé des conneries pareilles. Des petits squelettes jouant à la courte paille avec leurs cheveux tombés, aux osselets avec leurs dents, au jokari avec leurs têtes. Pendant qu’il parlait, c’est ce que j’ai vu comme hallucination. Le petit corps d’Hortense, énucléé, qu’on venait embêter parce qu’elle avait parfois des soucis avec ses amies. Avant de disparaître, elle n’en avait d’ailleurs plus une seule. La petite Louise avait quitté l’école et Hortense ne voyait plus l’intérêt de s’attacher à une amie pour la voir partir ailleurs. Dans la voiture, en route vers Omble, je lui ai expliqué qu’il y avait toutes sortes d’amitiés, qu’il y avait des amies qu’on ne voyait presque jamais, on se contentait d’écrire ou de parler au téléphone, et c’était quand même des amies. Et puis j’ai proposé qu’elle appelle Louise le soir même pour lui raconter le dentiste par exemple, le petit cadeau qu’elle aurait en sortant. Elle a dit « Non, moi je veux la voir ». J’ai insisté pour qu’au parc elle joue avec d’autres que moi. En descendant de voiture, j’ai insisté pour qu’elle organise, comme avant, un jeu avec d’autres enfants. Mais elle m’a répondu que c’était avec moi qu’elle voulait jouer, qu’elle n’avait plus besoin de quelqu’un d’autre puisque j’étais désormais sa meilleure amie. Elle a précisé qu’elle aurait beaucoup de peine quand je serais morte mais qu’elle ne m’oublierait jamais.

Je n’ai plus parlé à Carl le jour où il a évoqué le carré des enfants, parce qu’il avait l’air apaisé par l’idée qu’enfin, là, elle serait en paix. Plus tard, j’ai repris le cours de notre conversation, et je lui ai demandé s’il se souvenait de la fois où la petite fille au manteau moutarde avait refusé qu’Hortense joue avec elle sous prétexte qu’elle ressemblait à un garçon, de cette autre fois où un petit garçon à qui elle avait balancé du sable dans les yeux lui avait donné un coup de pelle, de toutes les fois où, épaules voûtées et bouche en avant, elle était venue se plaindre de tel ou tel morveux. Et Carl m’a répondu que c’était des querelles d’enfants, jamais des drames, qu’Hortense repartait toujours vers eux le cœur réparé. Il ne comprenait pas pourquoi je parlais de ça tout à coup. J’ai juré qu’elle n’irait jamais dans ce carré, même réduite en poussière, qu’on la garderait près de nous et qu’on ne devrait jamais accepter de l’enterrer sans l’accompagner jusqu’au fond. On ne pourrait pas la laisser seule dans le noir du trou, parce que les fantômes ne hantent pas seulement les cimetières municipaux mais aussi les tombes de hasard, les trous creusés à la hâte, les empilements de roches et de branches, la vase meuble des marais. Carl m’a donné un whisky parce que son gilet gris n’a pas suffi. Il a dit qu’il comprenait ce que je venais de ressentir, qu’on ferait autrement, que tant qu’elle n’était pas morte, elle était vivante, qu’il n’aurait pas dû parler du cimetière. Dès lors, nous n’avons plus reparlé d’acheter une sépulture, la mieux placée, mais je sais qu’elle sera la nôtre un jour, sauf si on nous la prend. Il faudrait que je reparle à Carl. On peut emprunter. Ou bien écrire le livre pour nous offrir cet emplacement. Avec une belle plaque blanche, au ras du sol, et lisse, pour que la pluie y fasse des ronds. Une dalle comme celle que j’ai trouvée idéale au cimetière de San Michele.

Nous sommes partis à Venise quand j’attendais Hortense. On s’est disputés là-bas parce que je pensais tout le temps à Gepetto mais que je le gardais pour moi. Du coup, nous nous sommes disputés à propos d’autre chose, et Carl a mis fin à la querelle en concluant que nos difficultés venaient sûrement de Venise, qui nous en demandait trop. Je l’ai trouvé intelligent quand il a parlé de la ville comme d’une personne, et de nous comme de deux complexés. Il y avait trop de beauté. Il nous a rassurés. Comme Pinocchio sourit quand Gepetto est étonné de le voir marcher.

 

Athos se couche et je m’assois au bord de la tombe, un pied dans le trou. J’ai l’habitude de rester là longtemps et de lui raconter l’histoire de sa petite maîtresse. À quatre ans et demi, en juin 2008, Hortense a sûrement perdu une autre dent, puis encore une en 2009, vers cinq ans et demi, et ça a été la valse des rêves grâce à la petite souris qui a changé de nom selon les pays qu’Hortense traversait. Agouti, rat musqué, lémurien. Les rongeurs se sont succédé sous son oreiller avec un cadeau ou une pièce de monnaie. L’incisive du haut, repoussée en arrière après la chute d’Hortense sur sa corde à sauter, devait lui être arrachée à Omble le 23 janvier 2008. Elle a évidemment fini par tomber, laissant la place à une dent rebelle, forte mais oblique. Pas grave. Depuis, Hortense a un sourire qui n’appartient à personne d’autre, avec une quenotte légèrement à cheval sur sa voisine, curiosité dont personne n’a tenu compte sur son sourire vieilli de la photo vieillie parce que ma lubie de mère-accordéon n’a été entendue par personne. Adrienne m’a dit qu’elle comprenait mon imaginaire, la petite dent, le respect de cette petite dent, sa légende, mais qu’on n’enquêtait pas seulement avec l’imagination. Je n’enquête pas, je vis. Au rythme de ma fille qui a eu 5 ans trois quarts le 5 septembre 2009 et lit désormais très bien l’heure sur sa montre à aiguilles roses, au bracelet décoré de couronnes et d’étoiles. Elle sait qu’on lui ment quand on lui dit qu’il est temps d’aller se coucher parce qu’il est tard. Alors elle dit aux gens qui la gouvernent, l’exploitent – non, personne ne l’exploite, puisqu’il y a le pays safe des enfants safe –, elle dit aux gens qui l’aiment comme des parents aimants qu’ils ne devraient pas mentir ainsi, que leurs nez s’allongent, parce qu’elle a revu Pinocchio, le dessin animé regardé ensemble quelques jours avant sa disparition. Je ne voulais pas le voir, raison personnelle liée à un grand mystère, sans doute une malédiction. En effet, je me souvenais d’une adresse mail de Carl, adresse bizarre contenant le mot Gepetto. Quand je lui avais demandé ce qu’était ce nom d’emprunt, il n’avait rien répondu, ou plutôt il avait répondu « Rien ». J’ai admis que ce n’était rien mais j’ai mis quatre ans à accepter de regarder Pinocchio parce que j’avais peur que la petite n’en parle ensuite avec Carl, et que Gepetto, qui n’était rien, émerge de ses souvenirs et lui rappelle quelque chose. Et puis, un jour, que Gepetto soit quelque chose ou quelqu’un m’est devenu indifférent, et j’ai décidé qu’Hortense verrait Pinocchio. On s’est assises toutes les deux devant la télévision et on a regardé. Carl a souri, pas au fond, juste content de nous avoir sous les yeux, assises là, comme une vision chaude extraite du blanc qui se fixait dehors, dessous. Gepetto est redevenu ce qu’il devait être, un sculpteur sur bois. Carl ne se sert plus jamais de l’ordinateur, sauf pour fabriquer des affiches. Peut-être que c’est moi qui ai inventé cette drôle d’identité, moi qui ai inventé qu’il écrivait à des gens sous un faux nom. Gepetto n’a peut-être jamais existé. Ces choses-là ont eu si peu d’importance après. Je n’ai jamais rien éprouvé d’autre depuis le rapt d’Hortense que son absence. Son absence a comblé tout mon ressentiment, à commencer par la jalousie. Un jour, je l’ai regardée balancer son petit cochon contre un mur parce qu’elle ne parvenait pas à lui enfiler sa chemisette et son tablier, et j’ai aimé la voir furieuse, se débarrassant des choses si facilement. En mars 2010, à six ans, elle ne s’est pas laissé faire quand un camarade d’école l’a accusée d’avoir copié. Pour se venger, elle est devenue tête de classe. Elle n’avait déjà plus de petites roues à son vélo.

Elle a beaucoup pensé à moi le jour de ses sept ans, 5 décembre 2010, parce qu’elle s’est rappelé que nous lui avions promis un voyage dans le pays qu’elle choisirait, celui des Esquimaux ou celui des marmottes, celui des kangourous ou celui des licornes. Elle a pensé à moi mais elle n’a pas été triste parce qu’elle savait que nos deux cœurs se parleraient à jamais, même sans le son. Elle s’est mise à dessiner des loups, museaux vers le ciel, des cieux pleins d’étoiles, des étoiles sur ses bras, sur son sac à dos et sur sa trousse. En septembre 2014, elle a aimé la sixième et a employé le mot « liberté » pour la première fois, parce que ses nombreux professeurs lui avaient donné une sensation d’ouverture. Elle s’est sentie grande, elle m’a reconnue dans le miroir en se regardant. Elle s’est souri, contente de sa dent particulière, sans savoir qu’elle ressemble à la mienne, sans savoir que je l’ai cognée moi aussi contre le montant du lit un jour où Carl me regardait, profondément, dans le dos, et où je n’ai pas supporté qu’il dise que quelque chose venait, comme si entre nous tout pouvait continuer pareil, la profondeur des choses. J’ai cogné vers l’avant pour qu’on s’interrompe. Je ne voulais pas qu’on parte ailleurs, j’avais peur qu’on n’en revienne pas, et pire, d’y arriver, si peu de temps après sa disparition, quelques semaines je crois. Deux parents dans un lit, pendant que le petit homme sec. Je voulais que ma fille ne connaisse pas le fond de certains hommes. À chaque fois depuis, je cogne. Je vais dans le blanc. Je préfère le blanc aux fausses couleurs, il n’y a pas plus dégoûtant que le chatoiement de la vie qui reprend. Carl met sa main sur ma bouche, mais plus maintenant. Maintenant il dit qu’on verra plus tard, que ça n’a pas d’importance. Il ne regarde plus au fond. Il s’est excusé pour la dent.

Il est dépassé, votre portrait, vous n’êtes plus la même femme, même vos dents ont changé depuis le premier, insiste le photographe.

 

Athos relève la tête et me regarde. Il veut qu’on le conduise jusqu’à sa petite maîtresse, mais je ne sais plus rien, tout est flou, je ne sais rien depuis que j’ai fermé les yeux pour compter jusqu’à 27, je ne sais rien que toutes les images qu’elle a emportées. Je cherche encore sa tête dans son bonnet doux. Je voudrais qu’elle soit tombée par terre avec le bonnet, afin qu’elle n’ait vécu ni la torture ni la peur. Athos me fait signe qu’on y va. J’ai envie de marcher dans la forêt, de dresser la carte des taillis, des fossés, des grottes et des carrières. Chaque jour, je rêve qu’Hortense est allongée au pied d’un arbre dont les feuilles la protègent des prédateurs et des magnétiseurs. De la meute de ses poursuivants. J’aimerais qu’elle dorme en paix.