J’ai attendu que ses parents sortent, et quand Ludo a couru derrière eux pour les accompagner, j’ai bien vu qu’il manquait quelqu’un. Hélène m’a ouvert sans hésiter et pourtant elle a demandé avant qui c’était. À mon nom, elle aurait pu inventer une excuse mais non, elle m’a ouvert. Je suis entrée et je n’y suis pas allée par quatre chemins. Je lui ai demandé si quelque chose avait changé depuis hier, si c’était à cause du collier volé. Elle est restée floue. Elle a juste observé que c’était bizarre de voler ce collier et de le porter pour la soirée. Je me suis excusée, elle a incliné la tête en guise de « oui » puis elle a rouvert la porte pour que je sorte mais je suis restée là. Elle doit partir. Son frère l’attend. Je lui dis que c’est faux, j’ai vu Ludo dans la voiture avec ses parents. Elle répond qu’ils seront de retour dans deux minutes. Elle semble avoir tout oublié de nos projets. Et notre départ ? lui dis-je. Sa bouche tremblote. Je lui fais peur alors je regarde ses mains épaisses qui triturent la poignée de porte, sa mouche près de la lèvre, ses yeux même pas bleus. On part ? Elle fronce les yeux. Elle ressemble de moins en moins à Hortense. Elle me répète qu’elle s’appelle Hélène, Hélène Vannier. J’ai envie de voir sa nuque. Je lui demande de baisser la tête. Elle gémit « non ». Il ne faut pas qu’elle ait peur, je veux juste voir sa petite tache sous ses cheveux. « Ou le pli sous ton pied si tu préfères ? »
Elle garde la tête bien droite. Elle ne me propose pas de m’asseoir avec elle. On pourrait jouer à la console. Elle répète que je dois m’en aller, qu’elle n’aurait jamais dû m’ouvrir. Alors j’avance dans le salon, je parle un peu des années passées, je demande pardon, je dis qu’on va pouvoir recommencer. Elle secoue la tête. Elle reste devant la porte, la porte ouverte. Elle menace d’appeler ses parents, je lui demande encore si je peux regarder sa nuque, elle pousse un gémissement, mais elle ne part pas. Elle reste debout, un pied dehors. Je lui promets que je m’en irai quand j’aurai vu sa nuque. Je lui demande d’effacer la mouche sur sa bouche, de me montrer sa petite étoile. De là où je suis, je vois que des larmes lui montent aux yeux, mais soudain une meute de chiens s’empare d’elle. Elle entre et ressort aussitôt sur le pas de la porte avec un parapluie, elle le brandit en me demandant de dégager. Hortense ? En réponse, elle me traite de folle, elle dit « tarée, timbrée, malade, dégage ». Elle a aussi attrapé son téléphone on dirait. Elle compose un numéro, elle dit maman d’une main, le parapluie dans l’autre. Les gendarmes, vite, elle pleure au téléphone. Elle recule encore, le parapluie toujours droit devant elle. Je la regarde pleurer, comme j’ai regardé pleurer Hortense le jour du gâteau, le jour où je lui avais demandé de m’attendre pour transvaser dans un moule la pâte qu’on venait de préparer. J’avais tout posé sur un tabouret à sa hauteur. Elle ne m’a pas attendue pour remplir le moule et la préparation est tombée par terre. Elle a appelé maman, je savais que le mal était fait, je savais que les mères répondaient aux drames par des paroles réconfortantes. Les institutrices aussi. Je me souviens avoir dit gravement : Et voilà, on mangera du pain. Elle a retenu ses larmes très peu de temps. Elle a attrapé un sopalin pour éponger. Je suis repartie faire autre chose. Je l’ai laissée tremper son sopalin trop fin dans l’épaisse préparation, l’essorer sur la poubelle, récupérer ce qu’elle pouvait dans ses petits doigts, puis mes chiens à moi se sont excités et je suis revenue près d’elle, furax, pour dire « Stop, c’est bon, je vais nettoyer. File ou disparais. Dégage ». Peut-être pas dégage, mais peut-être pire. J’ai lu qu’il y a plein de femmes comme moi qui n’épargnent pas leurs enfants parce qu’elles en veulent au père.
Le 23 janvier 2008, vers 13 h 30, quand on a quitté le parc de la Cartoucherie pour aller faire quelques courses – des barres multivitaminées pour toi, entre autres –, je pensais encore y revenir en attendant le rendez-vous chez le dentiste. Mais Hortense a fait un caprice. Elle a réclamé une petite figurine de Blanche-Neige et je lui ai demandé de cesser. Elle en a reparlé assez rapidement, plusieurs fois, en boucle, pour son anniversaire ou pour Noël prochain, ou pour la récompenser si elle arrêtait de sucer son pouce. J’étais totalement silencieuse alors elle a râlé pour retourner au parc immédiatement et ne pas faire des courses. En chemin, sans prévenir, j’ai fait demi-tour. Elle a demandé « Mais maman où tu vas ? ». Elle m’a suivie. J’ai ouvert la voiture et je n’ai répondu à aucune question. Mais pourquoi on s’en va ? Où on va ? Et le dentiste, maman ? Et le parc on n’y retournera pas ? J’ai démarré. Hortense a continué à poser des questions et j’ai continué à ne répondre à aucune. Si elle en posait encore, c’est qu’elle ne me craignait pas tant que ça. Je n’ai pas dit où nous allions parce que moi-même je ne le savais pas. J’avais imaginé rentrer à la maison mais avec les chiens dans ma gorge, je sentais bien que j’avais besoin d’une plus longue distance. Il fallait que je me défoule. Je n’avais aucune idée de ma destination, mais j’étais encore sûre qu’on reviendrait à Omble pour le dentiste. Je voulais juste qu’elle se taise, au moins le temps de ne pas lui donner de réponse. J’ai bifurqué avant la maison, j’ai garé la voiture sur le parking des Randonneurs. Je suis descendue. Et j’ai marché. Pour revenir à moi quand j’étais folle de rage, il n’y avait que marcher. Hortense m’a suivie sur quelques mètres avant de se remettre à pleurer, à parler du parc, à dire que la pente était trop raide, qu’elle était trop petite pour marcher aussi vite que moi, alors j’ai fait demi-tour, je me suis accroupie, et les chiens ont parlé. Elle a cessé de se plaindre, pris ma main, marché. Ensuite, elle l’a serrée, du plus fort qu’elle pouvait, ses petits ongles dans ma peau. J’avais envie de courir au sommet et de faire le tour des cols. « Tu veux me faire mal ? » j’ai demandé, et Hortense a dit oui, puis voyant mes yeux, elle a marmonné non, ou non maman. Je me suis accroupie en face d’elle, à nouveau, je l’ai prise par les épaules, et je l’ai poussée des deux mains. Elle a fait un bon de deux mètres en arrière et sa tête a heurté un rocher.
La police va venir, a hoqueté Hélène Vannier, avant de reculer encore. J’ai répondu que ce serait la gendarmerie.
Hortense n’a plus bougé. Je l’ai portée jusqu’à la voiture mais, arrivée en bas, elle était déjà froide. Ses yeux étaient fixes, sa bouche ouverte. J’ai repris le chemin vers les sommets, elle dans les bras. J’ai pensé que la cime des montagnes était notre dernière chance, son oxygène pur. Je lui ai parlé des gisants. J’ai promis qu’un jour nous serions tous des corps de marbre. Achète la tombe s’il te plaît. Fais quelque chose.
Hélène Vannier a disparu. Je ne l’entends plus, je ne la vois plus devant la porte. Elle a dû quitter la maison. Je regarde tout autour de moi. Je ne vais pas attendre les sirènes pour me lever. Je rentre chez moi. Je dépose ma lettre sur le bureau de Carl. Je ressors après un détour par la cuisine et Athos me suit. Très vite, je me retrouve dans la forêt. Quelquefois, je sens qu’Athos n’est plus derrière moi. Je siffle pour qu’il accélère. Je passe devant le cimetière, je vois notre tombe à nouveau recouverte de neige mais je n’ai pas le temps de m’y attarder, j’entends des chiens dans mon dos. Je monte sur le chemin des randonneurs. Sans chaussures de neige, jusqu’au rocher rond. Je m’accroupis devant l’arbre creux. Longtemps après, Athos me rejoint. Il est tout seul. Je lui dis « Creuse », mais il ne peut pas. Son dos est raide. Il pose sa tête sur mon pied. On attend près du trou. On a été heureux avec Carl, en montagne. On avait le même sentiment de présence et de disparition.
Tu as raison, la montagne allège. Hortense pesait de moins en moins lourd. À la fin de mon ascension, en arrivant sur le pierrier, elle n’était déjà plus qu’une âme. Suite à des mouvements de terrain, des rochers avaient roulé. J’ai jeté Hortense dans un trou, juste à côté de l’arbre creux. Je l’ai recouverte de pierres. Des petites d’abord, puis des grosses, comme des rochers. J’ai laissé un trou, comme une cheminée dans les tourtes, pour qu’elle ait de l’air.
Je glisse ma main par le trou, puis mon bras. Comme d’habitude, la petite main chaude retrouve aussitôt la mienne et la serre. Le pouce est mouillé. On va encore pouvoir acheter mille cadeaux pour arrêter de le sucer. Je chante « ploum-ploum ».
Demain, Michel Florent écrira que la mère de la petite Hortense et son chien ont été retrouvés, lui mort d’épuisement, elle morte de froid, dans une zone peu fréquentée, vers le pierrier des Rousses, près d’un tronc d’arbre mort et creux. Il écrira que la mère, dans un dernier élan de vie, a tenté de se réchauffer en plongeant son bras dans les cailloux mais qu’hélas le froid de nos contrées empêche toute résurrection. Personne ne pensera à creuser. On mentionnera, certes, une petite crise de folie avant le drame, mais les Vannier témoigneront en ma faveur. Ils déclareront que je n’étais qu’une femme terminée, une mère désespérée par la disparition de son enfant. Adrienne prendra Carl par l’épaule. Ils ne trouveront à la maison ni explication ni lettre parce que Carl ne la montrera jamais ; à personne. Il couvrira tout ce qu’il n’a pas couvert avant, mon corps, mes épaules, mon esprit. Ils observeront que je me suis délitée durant les dernières semaines. Au point de me couper les cheveux toute seule et de maigrir d’une dizaine de kilos. Je suis devenue un petit homme sec. Athos respire déjà plus bas. Il a dû lire la lettre pour Carl.
Quand j’ai redescendu le pierrier, j’ai emporté avec moi une petite chaussure en poulain vert. J’ai retiré le lacet et j’ai lancé la chaussure par la fenêtre en reprenant la voiture pour rouler vers Omble. Je suis retournée me garer devant le parc de la Cartoucherie. Je me suis assise sur un banc et j’ai regardé l’araignée, certaine de reprendre la journée là où on l’avait laissée. Je suis descendue au bac à sable. Un petit garçon au bonnet péruvien jouait. J’ai fermé les yeux pour lâcher le bonnet et faire un cache-cache. Quand je les ai rouverts, Hortense avait disparu. J’ai crié son nom, deux mères sont venues me porter secours, le petit garçon a témoigné. Il a parlé avec la ferveur qu’on exige des enfants de moins de sept ans, celle de l’imagination. Les gendarmes, depuis, recherchent le petit homme sec. C’était toi, au fond, le petit homme sec, et je le suis devenue. Dans les couples, on finit par se ressembler. Tout ce qui reste, c’est un gâteau en forme de cœur aux anniversaires. Un gâteau qu’on ne mange pas tellement il fait mal à regarder. Un écrin parfois, qu’on offre et qu’on ouvre en espérant qu’il fasse renaître l’amour mais qui contient seulement la vérité d’une boîte noire, des chiffres, des dates, des souvenirs, une histoire avec un début et une fin.
Cette nuit, Michel Florent écrira son papier : Les Rousses sont une nouvelle fois le théâtre d’un drame. Le corps de la mère de la petite Hortense, enlevée le 23 janvier 2008 au parc de la Cartoucherie d’Omble, a été retrouvé gelé dans une zone peu fréquentée des Rousses. « Je n’ai pas su les protéger » sont les mots prononcés par Carl, le père que nous connaissons tous pour son intense mobilisation, quand l’homme a découvert la dépouille de sa femme au milieu du pierrier. Il s’est effondré, les mains devant les yeux. Dans la poche de la mère, on a trouvé un sac en plastique contenant un glaçon. Son mari a reconnu le bonhomme de neige fait par la petite Hortense, et que la mère gardait comme un trésor dans son congélateur. Il promet de se relever pour continuer le combat. Les recherches vont se poursuivre, l’enquête ne doit jamais cesser, pour l’amour d’Hortense, pour l’amour de sa femme. Tout le village est présent à ses côtés. Une marche blanche sera organisée dimanche prochain en mémoire de la mère et de la fille. La laiterie locale a fait savoir qu’elle repartait sur la production de briques portant les deux photos d’Hortense, son portrait à quatre ans et son portrait vieilli. Une cagnotte est organisée à la Poste pour soutenir financièrement les recherches. L’apéritif atelier-lecture de jeudi prochain à la médiathèque sera consacré à l’amour maternel.
Mon mari sera une veuve parfaite.
Carl, mon Carl, un jour, tu m’as dit que s’il arrivait quelque chose à notre fille, je deviendrais folle. Je venais de t’expliquer que j’avais peur de toi, que je dépendrais de toi si une telle chose nous arrivait, et que tu préférerais sans doute tes tours à vélo et tes randonnées solitaires à notre chagrin commun. J’ai dit qu’à deux, on s’en sortirait toujours. Je voulais lire la même chose dans tes yeux. Mais je n’ai vu que du blanc, et tu as insisté, quand même, tu pensais vraiment que je ne ferais pas face et que je refuserais ton aide. Véro t’invitera certainement à ouvrir la soirée lecture donnée en mon souvenir. Inès te dira que tu ne peux pas refuser. Et tu iras. Tu pourras même y aller à vélo. Dans nos contrées, parfois, le soleil réapparaît juste avant l’été. L’éditeur passera une tête. Lui ou un autre fainéant avide de faits divers pour nourrir son programme. Il t’apportera le début des pages pour te convaincre d’écrire la suite du livre. Il aura souligné en rouge, rouge couleur d’espoir, le passage qui nous décrit le mieux : « à Venise, on ne s’est pas donné la main. Carl, parce qu’il trouvait grotesque les effusions publiques. Moi, parce que Hortense, dans mon ventre, réclamait toujours ma main sur elle. J’aurais pu en donner une à chacun, mais Carl avait besoin des deux siennes pour tenir la carte et indiquer, le regard toujours au-delà de nous, la direction à suivre ».
Je reprends ta main, je l’embrasse, comme le jour de notre premier baiser. Tu n’oses pas me dire tu, je te dis vous. On a trop froid dehors, on rentre. On dit qu’un jour on aura une maison confortable, bien isolée. Une cabane dans le Mercantour. Un chalet dans les alpages. On hésite entre les vallées. On dit des mots d’amour, Oisans, Queyras, Écrins, Estenc. On sait qu’on s’aimera toujours. Si on se perd, si on se fâche, on se donne une adresse pour se retrouver. On évoque les intempéries. Et on rit parce qu’on vient de parler de la météo, comme deux personnes qui n’auront bientôt plus rien à se dire. Alors on s’embrasse encore.