Le charme de cette matinée s’est évanoui tout d’un coup. Myriam n’a plus envie de se promener. Elle est inquiète. Les moteurs pétaradants de la longue colonne de bus résonnent encore comme une menace dans le silence de la capitale. Même les oiseaux ne chantent plus.
Tout semble s’être figé, à l’affût d’un danger confus.
— Tu es sûre de déjà vouloir rentrer ? Il fait tellement beau. C’est vraiment dommage.
— Jacques, moi aussi, je me faisais une joie de cette balade avec toi, mais j’ai un mauvais pressentiment. Ma mère est seule à la maison. J’ai peur qu’il lui arrive quelque chose.
— C’est idiot. Que pourrait-il lui arriver ?
— Je ne sais pas. Excuse-moi, il faut que je rentre.
— Ce n’est pas grave, Myriam. Nous pourrons recommencer demain.
L’attitude de Myriam me semble irraisonnée, mais je comprends son inquiétude. Elle est orpheline depuis peu. Alors, elle a tendance à surprotéger sa mère. Il ne lui reste plus qu’un parent, maintenant. De toute façon, je ne peux rien lui refuser. Je la connais depuis trop longtemps. Elle a partagé toutes mes années d’école depuis le cours préparatoire. Mais ni dans la même salle de classe, ni dans le même bâtiment. Un grand mur sépare l’école des garçons de celle des filles. Même la cour de récréation est coupée en deux. Si Myriam n’était pas mon amie, je crois que j’ignorerais que les filles existent. J’imaginerais que le monde n’est composé que de mamans, de papas et de petits garçons. Les petits garçons seraient un peu comme des poulets, de sexe indéterminé jusqu’à l’adolescence. Le mystère resterait entier sur l’irruption inopinée du sexe opposé dans leurs vies de jeunes hommes.
Rue Schubert, tout est calme. Preuve que les craintes de Myriam étaient infondées. À notre arrivée, la concierge referme brusquement sa loge. C’est un comportement étrange pour une commère qui d’habitude surveille les moindres allées et venues des habitants de l’immeuble. On dirait qu’elle a quelque chose à cacher. Chez elle, on entend des bruits de meubles qu’on pousse comme si elle déménageait.
Myriam se précipite au troisième étage. Elle frappe à la porte. Personne ne répond. Elle devient blême.
— Ta mère a dû s’absenter pour livrer une commande ou faire des courses…, lui dis-je pour la rassurer.
— Jacques, ça fait un mois que ma mère ne sort presque plus jamais, depuis qu’on est obligées de porter ce truc-là…
Elle désigne l’étoile sur sa poitrine.
— Ma mère a honte d’être marquée comme un animal. Les clients viennent à la maison.
— Comment faites-vous pour le ravitaillement, alors ?
— C’est devenu très difficile. On se rationne. Parfois, elle se résout à faire quelques achats mais, maintenant, on n’a plus le droit de fréquenter les commerces le matin. Et l’après-midi, il n’y a plus grand-chose à acheter.
Je regarde Myriam comme si je la voyais pour la première fois. Je remarque enfin que son visage s’est émacié, que ses joues se sont creusées. C’est mon amie, la personne qui m’est peut-être la plus chère avec mon père, et je ne me suis même pas rendu compte qu’elle souffrait de la faim, juste à côté de chez moi. J’ai honte. Je ne mérite pas son amitié.
Myriam tourne le gros bouton en bois qui fait office de poignée. Le crochet intérieur est libre : la porte n’est pas verrouillée. Nous pénétrons dans l’appartement, encore incapables d’imaginer le spectacle de désolation qui nous attend à l’intérieur.
Pour avoir été invité quelquefois à goûter par la mère de Myriam avant la guerre, je sais que chaque chose est méticuleusement rangée dans le petit deux-pièces de mon amie. Aujourd’hui, tout est pêle-mêle. Un grand désordre règne dans l’appartement vide qui, manifestement, a été mis à sac.
— Maman !
Le cri de la fillette a déchiré le silence pesant. Nous avançons parmi les tiroirs renversés et les vêtements qui jonchent le sol. Tout a été fouillé et jeté sans ménagement. Papiers, photos, livres, rien n’a été épargné. Même Oso, l’ours en peluche que j’avais offert à Myriam, a été désarticulé. La précieuse machine à coudre Singer a disparu.
— Qu’est-il arrivé à ma mère, Jacques ? Qui nous a fait ça ?
— Vous avez été cambriolés. Les voleurs ont dû emporter ce qui avait de la valeur. Ils ont cherché partout pour être certains qu’il n’y avait pas de l’argent dissimulé quelque part…
— Ils ont fait tout ce gâchis pour rien. On n’a plus un sou… Où est ma mère ?
La voix de Myriam devient ténue. Les sanglots lui nouent la gorge. Elle retient ses larmes.
— Elle est certainement allée au commissariat du 20e arrondissement pour porter plainte. Elle ne va pas tarder à revenir.
J’essaie de rassurer mon amie, mais je ne suis pas convaincu moi-même par mes arguments. Je n’imagine pas la mère de Myriam, une femme timide et qui parle mal le français, accomplissant seule cette démarche. Elle aurait attendu le retour de sa fille.
Myriam rassemble les photos éparpillées sur le sol qu’elle remet dans la boîte à chaussures où elles étaient rangées. Elle ramasse un cadre dont le verre est brisé. Un cliché jauni s’en échappe. Il représente son père et sa mère, lui en costume, elle en robe blanche. C’est le jour de leur mariage. Ils sourient. Ils sont heureux. Mon amie est incapable de détacher son regard de ce moment de bonheur qui appartient au passé. Je pose doucement ma main sur son épaule. Pendant l’heure qui suit, je l’aide de mon mieux à essayer de remettre de l’ordre dans le fatras éparpillé dans tout le logement. La mère de Myriam n’est toujours pas revenue.
— Peut-être devrait-on aller questionner la concierge. Elle doit savoir ce qui est arrivé ici.
— Jacques, cette vieille bique nous déteste. Pourtant, on ne lui a jamais rien fait.
— Ne t’en fais pas. Madame Desmarets n’aime personne. Elle jalouse tous les habitants de l’immeuble. Elle est querelleuse et acariâtre. Ce n’est pas une raison pour se laisser impressionner. Viens, on va lui demander ce qu’elle sait.
Je prends un air bravache devant Myriam, mais, en réalité, cette harpie m’impressionne. Nous descendons l’escalier, hésitants. La joyeuse cavalcade du matin est de l’histoire ancienne.
Je frappe au carreau de la loge. Madame Desmarets ouvre sa porte en ronchonnant. Elle a encore été dérangée pendant son repas. Personne ne la laisse manger tranquillement : c’est pour ça qu’elle est toute bouffie. Je fixe son double menton avec incrédulité. Toute la population parisienne maigrit à cause du rationnement, et elle engraisse !
L’imposante concierge semble surprise de découvrir la présence de Myriam à mes côtés. Elle ne peut s’empêcher de l’apostropher.
— Qu’est-ce que tu fais encore là, petite saleté ! Ils ne t’ont pas emmenée avec ton ignoble mère ? Ils devaient, pourtant. Ils ont ordre d’emmener les enfants avec les parents. C’est de votre faute à vous, les juifs, tout le malheur qui arrive. Vous avez la corruption dans les gênes. Il faut arracher la mauvaise herbe avec les racines pour ne pas que cette mauvaise herbe repousse…
La violence des propos de madame Desmarets nous a fait l’effet d’une gifle. En même temps, cette diatribe a provoqué un sursaut de colère chez mon amie qui ne comprend pas ce que raconte cette sorcière.
— Taisez-vous ! Je ne vous permets pas de parler de ma mère sur ce ton. Où est-elle ? Qui l’a emmenée ?
— Tu le sauras très vite. Dès que mon mari rentrera de son service, il t’accompagnera à l’endroit où elle se trouve. Là où elle est, ils savent rabattre le caquet des gens de votre espèce. Entre, si tu veux l’attendre. Il ne va plus tarder. Il prend toujours son repas de midi à la maison mais, aujourd’hui, il a eu beaucoup de travail.
Le mari de la concierge est gardien de la paix. C’est un policier français. Pourquoi saurait-il où l’on a emmené la mère de Myriam ?
Madame Desmarets agrippe soudain le bras de la jeune fille. Elle essaie de l’entraîner dans sa loge et de refermer sa porte. Je ne comprends pas tout ce qui arrive, ce matin. Mais je suis sûr d’une chose : je ne peux pas laisser cette vilaine femme enlever mon amie. Je passe mes bras autour de la taille de Myriam et je tire de toutes mes forces pour la sortir de ce mauvais pas.
— Vous n’avez pas le droit de vous en prendre à des enfants ! Lâchez-la tout de suite, ou j’alerte tous les locataires.
La concierge a un rire méchant.
— Tu crois peut-être qu’ils n’ont pas été alertés, les locataires, avec tout le raffut qu’il y a eu ce matin quand les policiers sont venus pour débarrasser l’immeuble de toute sa vermine ? Les autobus garés devant le hall, les coups dans les portes, les cris, les sifflets des agents, les enfants qui braillaient, mon mari qui m’appelait du dernier étage pour que je vienne ouvrir un appartement – des benêts qui pensaient passer à travers les mailles du filet en ne répondant pas aux injonctions des forces de l’ordre. Tout l’immeuble est alerté, comme tu dis, mais personne n’a levé le petit doigt. Alors, tu peux hurler si ça te chante… N’espère pas que l’on vienne au secours de ton amie !
Myriam, qui a le corps à moitié introduit dans la loge, est stupéfaite. Elle vient d’apercevoir la machine à coudre Singer de sa maman dans un recoin du minuscule appartement, parmi d’autres objets rangés précipitamment.
— Madame Desmarets, vous n’êtes qu’une voleuse ! Une voleuse ! Rendez-nous nos affaires… Ma mère en a besoin pour gagner de quoi manger.
C’en est trop pour la concierge, qui lève la main, prête à administrer une claque magistrale à la jeune fille.