CHAPITRE 9

La classe est terminée. Nous nous apprêtons à partir comme nos camarades. Je ne souhaite pas être cette fois encore en retard pour la traite des vaches. Monsieur Lenoux est de plus en plus sévère.

— Attendez, les petits Poulain. J’ai à vous parler, déclare Monsieur Perrot.

L’inquiétude accélère aussitôt notre rythme cardiaque. Nos muscles sont raidis par le stress. Quelle bêtise avons-nous pu faire ?

— J’ai des informations inquiétantes en provenance de la Préfecture de police du Rhône. Vous êtes recherchés dans tout le département.

Il nous montre l’avis de recherche qu’il n’a jamais placardé sur le mur de sa mairie.

— Un correspondant, anonyme mais fiable, m’a averti que vous aviez été dénoncés par les fermiers qui vous hébergent…

— Monsieur Lenoux ?

— Oui ! René Lenoux, en personne, qui n’a rien trouvé de plus intelligent que de courir ventre à terre à la Préfecture de police. J’ose croire qu’il ignore ce à quoi il vous expose, cet imbécile…

— Que va-t-il arriver ?

— Les policiers français seraient bien venus eux-mêmes vous interpeller, mais votre cas intéresse au plus haut point un officier SS allemand, l’Obersturmführer Müller. Il viendra personnellement procéder à votre arrestation. Enfin, à ton arrestation, Marie.

— Pourquoi elle ?

— Müller ne s’intéresse qu’à ta sœur. Une sorte d’obsession. Il harcèle la Préfecture de police depuis sa nomination à Lyon. Son vrai nom ne serait pas Marie Poulain, mais Myriam Apfelbaum. Et vous ne seriez pas frère et sœur.

— C’est faux, Monsieur. On est de la même famille !

— Jacques, commence à protester Myriam. Tu ne dois pas…

Je l’interrompt brutalement.

— Je sais. Je l’ai promis à papa. Je ne dois pas t’abandonner.

Monsieur Perrot revient à la charge.

— C’est grave, mon garçon. Tu sais ce qu’ils font aux juifs ? Toi, tu n’es pas obligé de fuir. Tu peux rester dans le village. On trouvera une autre ferme où tu seras hébergé. Tu travailles bien à l’école. Je t’inscrirai au concours d’entrée de l’école normale d’instituteur.

— Mais, Marie…

— Myriam sera en sécurité. Je ne laisserai pas cet officier allemand effectuer son sale travail. J’ai des contacts dans toute la région. J’ai été enseignant pendant plus de vingt ans, ici. Crois-moi, je ferai passer ton amie en zone italienne.

Il est temps pour moi de renoncer à mon identité si je ne veux pas être séparé de Myriam. S’appeler Jacques Poulain serait certes plus confortable dans la France occupée de 1943…

Je suis parfaitement conscient qu’être « shérif » est dangereux dans un pays où la police nationale arrête les porteurs d’étoile. Mais, quel genre d’homme serai-je plus tard si, par couardise, j’abandonne aujourd’hui la personne à laquelle je tiens le plus au monde, sous prétexte que je ne suis pas juif ?

Et puis, elle n’a rien fait de mal. Avoir pour patronyme Myriam Apfelbaum n’est pas un crime, du moins ne l’était pas avant l’invasion nazie.

J’avoue donc la « vérité » à monsieur Perrot. La seule qui me permette de lier mon destin à celui de mon amie. Oui, mon vrai nom est Jacob Apfelbaum. Notre père était un juif Polonais. Poulain est un nom de scène. C’est courant chez les artistes. Nous avons voyagé avec de faux papiers pour fuir la police et les nazis après la déportation de notre mère.

Ce mensonge me soulage de toute la tension accumulée ces derniers jours. C’est une manière de venger le meurtre de mon père. Le seul moyen pour moi de crier à la face du monde que la barbarie n’aura pas le dernier mot. Je découvre que mentir n’est pas forcement un péché. D’ailleurs, ce n’est pas à monsieur Perrot que je mens et je ne crois pas qu’il soit dupe.

— Tu as bien réfléchi aux conséquences de tes affirmations, mon garçon ?

Je hoche gravement la tête.

Autrement, je me serais senti chaque jour un peu plus lâche. Maintenant, il n’y a plus de retour possible.

Je suis devenu un « shérif ».