Voici revenu le temps des illusionnistes. Des merveilleux illusionnistes. Des êtres humains prêts à se dévouer pour sauver la dignité des hommes. Ils ont autant de talent que mon père pour nous faire oublier la réalité. Mais la réalité, elle, ne nous oublie pas…
D’abord, il y a monsieur Streng, le jeune normalien, à peine sorti de l’école et aussitôt interdit d’enseignement dans le monde extérieur. Dans notre refuge, une grande propriété blottie entre le Rhône et les premiers contreforts des Alpes, il est devenu notre instituteur.
Nous habitons une bâtisse ancienne assez vaste avec une cinquantaine d’autres enfants qui ont entre quatre et dix-sept ans. Monsieur Streng s’occupe d’une classe unique à plusieurs niveaux, comme monsieur Perrot, mais avec plus d’élèves. Les adolescents sont pensionnaires au collège voisin« ils ne rentrent ici que pendant les vacances.
La salle de classe a été installée dans une pièce du premier étage. Il y a des tableaux noirs, une odeur de craie, de belles cartes de France sans aucune trace de l’Occupant, de l’encre qui tache nos doigts. Tout est normal. Monsieur Streng envisage même de nous faire poursuivre des études au-delà du certif. Le temps s’est arrêté pour cinquante juifs traqués. Le sanctuaire de cette maison a un goût de paradis.
Après notre instituteur, il y a Esther. Une jeune fille à peine plus âgée que les plus vieux d’entre nous. Elle s’occupe des enfants les plus petits. Elle leur raconte des histoires, les fait dessiner ou peindre, les laisse jouer à la poupée ou avec l’eau au bord de la fontaine. Elle essaie de les surprotéger pour qu’ils oublient. Ce sont eux les plus traumatisés parce qu’ils n’ont pas les mots pour exprimer ce qu’ils ont vécu.
En tout, neuf adultes nous encadrent et se chargent de nous redonner le goût du bonheur en essayant de nous convaincre qu’« ici, nous sommes à l’abri ». Ils assument également le bon fonctionnement de notre « colonie » – c’est comme ça que les habitants du hameau l’appellent.
Nous ne sommes pas motorisés. Pour le ravitaillement, il faut se rendre au bourg à vélo en tractant une petite remorque. Heureusement, les commerçants et les fermiers des environs sont généreux, car nous manquons de tickets de rationnement.
Myriam et moi, Jacques devenu Jacob, nous nous sommes rapidement intégrés dans la communauté des enfants. Tous ont eu un parcours tragique. Certains sont passés par les camps d’internement de la police française. Ils ne doivent leur salut qu’à la présence des Italiens.
J’ai un peu honte de prendre la place de quelqu’un d’autre. Je m’appelle Jacques Poulain et je ne risque rien dans le monde extérieur. Mais je suis aussi un orphelin et ma seule famille a pour nom Apfelbaum. Je m’appelle Jacob Apfelbaum et je suis le frère de Myriam Apfelbaum. Je ne renierai pas ce mensonge. Je ne veux pas être renvoyé de la colonie.