Cette nuit, je dors mal. Mais je ne fais pas de cauchemar. C’est plutôt un rêve étrange.
Je suis devenu vieux. J’ai au moins soixante-dix-sept ans. Myriam a le même âge. Nous nous sommes mariés à la fin de la guerre. Nous sommes mariés depuis presque cinquante ans. Nous avons trois enfants, six petits-enfants et une arrière-petite-fille que ses parents ont prénommée Sarah, comme la mère de Myriam.
Nous avons finalement réussi à survivre à toute cette barbarie. Cette pensée me remplit de bonheur. J’essaie de m’imprégner des traits des membres de ma famille. Je les découvre avec quelques années d’avance, puisqu’ils ne sont pas encore nés.
Myriam n’a presque pas changé. Je suis toujours amoureux d’elle. À mon âge, je peux l’avouer sans choquer. Je suis tombé amoureux de mon amie la première fois que je l’ai croisée dans l’escalier de la rue Schubert. Ses parents emménageaient. Mon père a proposé d’aider nos nouveaux voisins à porter leurs affaires. Ça a été vite fait. Ils ne possédaient presque rien.
Ils s’étaient réfugiés quelques années plus tôt en France, dans la patrie des Lumières et des Droits de l’homme. Ils arrivaient d’un lointain pays de l’Est. Là où les autorités allemandes veulent nous envoyer aujourd’hui. Myriam est née en France. Elle a appris le français plus vite que ses parents, qui ne parlaient que le yiddish à la maison.
Mais nous n’avons pas attendu de savoir parler pour nous comprendre.
Je suis encore dans mon lit. Je ne dors que très légèrement. J’ai conscience du monde qui m’entoure. Mais je suis trop fatigué pour quitter cette phase de sommeil et me lever. Les images de mon rêve sont encore présentes et viennent se mélanger avec les perceptions du monde extérieur. J’ai peur que tous ces visages disparaissent comme des bulles de savon. Je ne dois pas quitter ce rêve.
Dehors, un chien aboie.
Dans mon rêve, il devient une bête féroce dont je dois protéger ma famille et la petite Sarah.
Tout recommence. Sarah est perdue dans une grande forêt. Des bêtes féroces sont sur ses traces. Je sais que je peux réussir à la sauver. Il faut que je me redresse et que j’ouvre les yeux. Sarah, ne crains rien. Nous sommes du bon côté. Les méchants sont toujours punis à la fin d’un bon livre. Sarah, il ne t’arrivera rien.
— Sarah ! Myriam ! Myriam !
Mes cris angoissés réveillent mes camarades de chambrée qui me secouent pour me tirer de ce rêve qui tourne mal. Je suis soulagé mais, en même temps, frustré d’avoir quitté ma future famille sans savoir ce qui arrivait à Sarah. On ne peut pas sortir d’une histoire sans en connaître la fin.
Sarah n’existe pas encore. Nous sommes toujours en 1944. Myriam n’est pas arrière-grand-mère et nous ne sommes encore que des enfants.
— Ça avait l’air drôlement terrifiant, ton rêve. Tu racontes, Jacob ?
C’est hors de question. J’ignore même si j’oserai en parler à mon amie.
— Une autre fois. Il est quelle heure?
— Pas l’heure de se lever. Monsieur Streng a dit qu’aujourd’hui, on a la permission de faire la grasse matinée.
C’est vrai, je me rappelle maintenant. On a de la chance. Nous sommes le premier jour des vacances de Pâques, le jeudi 6 avril 1944.
Une réconfortante odeur de lait chaud annonce le petit déjeuner…