XV
I
LES ENFANTS GÂTÉS
En me voyant si peu redoutable aux enfants,
Et si rêveur devant les marmots triomphants,
Les hommes sérieux froncent leurs sourcils mornes.
Un grand-père échappé passant toutes les bornes,
C’est moi. Triste, infini dans la paternité,
Je ne suis rien qu’un bon vieux sourire entêté.
Ces chers petits! Je suis grand-père sans mesure;
Je suis l’ancêtre aimant ces nains que l’aube azure,
Et regardant parfois la lune avec ennui,
Et la voulant pour eux, et même un peu pour lui;
Pas raisonnable enfin. C’est terrible. Je règne
Mal, et je ne veux pas que mon peuple me craigne;
Or, mon peuple, c’est Jeanne et George; et moi, barbon,
Aïeul sans frein, ayant cette rage, être bon,
Je leur fais enjamber toutes les lois, et j’ose
Pousser aux attentats leur république rose;
La popularité malsaine me séduit;
Certe, on passe au vieillard, qu’attend la froide nuit,
Son amour pour la grâce et le rire et l’aurore;
Mais des petits, qui n’ont pas fait de crime encore,
Je vous demande un peu si le grand-père doit
Etre anarchique, au point de leur montrer du doigt,
Comme pouvant dans l’ombre avoir des aventures,
L’auguste armoire où sont les pots de confitures!
Oui, j’ai pour eux, parfois, — ménagères, pleurez! —
Consommé le viol de ces vases sacrés.
Je suis affreux. Pour eux je grimpe sur des chaises!
Si je vois dans un coin une assiette de fraises
Réservée au dessert de nous autres, je dis:
— Ô chers petits oiseaux goulus du paradis,
C’est à vous! Voyez-vous, en bas, sous la fenêtre,
Ces enfants pauvres, l’un vient à peine de naître,
Ils ont faim. Faites-les monter, et partagez. —
Jetons le masque. Eh bien! je tiens pour préjugés,
Oui, je tiens pour erreurs stupides les maximes
Qui veulent interdire aux grands aigles les cimes,
L’amour aux seins d’albâtre et la joie aux enfants.
Je nous trouve ennuyeux, assommants, étouffants.
Je ris quand nous enflons notre colère d’homme
Pour empêcher l’enfant de cueillir une pomme,
Et quand nous permettons un faux serment aux rois.
Défends moins tes pommiers et défends mieux tes droits,
Paysan. Quand l’opprobre est une mer qui monte,
Quand je vois le bourgeois voter oui pour sa honte;
Quand Scapin est évêque et Basile banquier;
Quand, ainsi qu’on remue un pion sur l’échiquier,
Un aventurier pose un forfait sur la France,
Et le joue, impassible et sombre, avec la chance
D’être forçat s’il perd et s’il gagne empereur;
Quand on le laisse faire, et qu’on voit sans fureur
Régner la trahison abrutie en orgie,
Alors dans les berceaux moi je me réfugie,
Je m’enfuis dans la douce aurore, et j’aime mieux
Cet essaim d’innocents, petits démons joyeux
Faisant tout ce qui peut leur passer par la tête,
Que la foule acceptant le crime en pleine fête
Et tout ce bas-empire infâme dans Paris;
Et les enfants gâtés que les pères pourris.
II
LE SYLLABUS
Tout en mangeant d’un air effaré vos oranges,
Vous semblez aujourd’hui, mes tremblants petits anges,
Me redouter un peu;
Pourquoi? c’est ma bonté qu’il faut toujours attendre,
Jeanne, et c’est le devoir de l’aïeul d’être tendre
Et du ciel d’être bleu.
N’ayez pas peur. C’est vrai, j’ai l’air fâché, je gronde,
Non contre vous. Hélas, enfants, dans ce vil monde,
Le prêtre hait et ment;
Et, voyez-vous, j’entends jusqu’en nos verts asiles
Un sombre brouhaha de choses imbéciles
Qui passe en ce moment.
Les prêtres font de l’ombre. Ah! je veux m’y soustraire.
La plaine resplendit; viens, Jeanne, avec ton frère,
Viens, George, avec ta soeur;
Un rayon sort du lac, l’aube est dans la chaumière;
Ce qui monte de tout vers Dieu, c’est la lumière;
Et d’eux, c’est la noirceur.
J’aime une petitesse et je déteste l’autre;
Je hais leur bégaiement et j’adore le vôtre;
Enfants, quand vous parlez,
Je me penche, écoutant ce que dit l’âme pure,
Et je crois entrevoir une vague ouverture
Des grands cieux étoilés.
Car vous étiez hier, ô doux parleurs étranges,
Les interlocuteurs des astres et des anges;
En vous rien n’est mauvais;
Vous m’apportez, à moi sur qui gronde la nue,
On ne sait quel rayon de l’aurore inconnue;
Vous en venez, j’y vais.
Ce que vous dites sort du firmament austère;
Quelque chose de plus que l’homme et que la terre
Est dans vos jeunes yeux;
Et votre voix où rien n’insulte, où rien ne blâme,
Où rien ne mord, s’ajoute au vaste épithalame
Des bois mystérieux.
Ce doux balbutiement me plaît, je le préfère;
Car j’y sens l’idéal; j’ai l’air de ne rien faire
Dans les fauves forêts.
Et pourtant Dieu sait bien que tout le jour j’écoute
L’eau tomber d’un plafond de rochers goutte à goutte
Au fond des antres frais.
Ce qu’on appelle mort et ce qu’on nomme vie
Parle la même langue à l’âme inassouvie;
En bas nous étouffons;
Mais rêver, c’est planer dans les apothéoses,
C’est comprendre; et les nids disent les mêmes choses
Que les tombeaux profonds.
Les prêtres vont criant: Anathème! anathème!
Mais la nature dit de toutes parts: Je t’aime!
Venez, enfants; le jour
Est partout, et partout on voit la joie éclore;
Et l’infini n’a pas plus d’azur et d’aurore
Que l’âme n’a d’amour.
J’ai fait la grosse voix contre ces noirs pygmées;
Mais ne me craignez pas; les fleurs sont embaumées,
Les bois sont triomphants;
Le printemps est la fête immense, et nous en sommes;
Venez, j’ai quelquefois fait peur aux petits hommes,
Non aux petits enfants.
III
ENVELOPPE D’UNE PIÈCE DE MONNAIE
DANS UNE QUÊTE FAITE PAR JEANNE
Mes amis, qui veut de la joie?
Moi, toi, vous. Eh bien, donnons tous.
Donnons aux pauvres à genoux;
Le soir, de peur qu’on ne nous voie.
Le pauvre, en pleurs sur le chemin,
Nu sur son grabat misérable,
Affamé, tremblant, incurable,
Est l’essayeur du coeur humain.
Qui le repousse en est plus morne;
Qui l’assiste s’en va content.
Ce vieux homme humble et grelottant,
Ce spectre du coin de la borne,
Cet infirme aux pas alourdis,
Peut faire, en notre âme troublée,
Descendre la joie étoilée
Des profondeurs du paradis.
Êtes-vous sombre? Oui, vous l’êtes;
Eh bien, donnez; donnez encor.
Riche, en échange d’un peu d’or
Ou d’un peu d’argent que tu jettes,
Indifférent, parfois moqueur,
A l’indigent dans sa chaumière,
Dieu te donne de la lumière
Dont tu peux te remplir le coeur!