Gennaro, dona Lucrezia.
Il y a à peine quelques lampes mourantes dans l’appartement. Les portes sont refermées. Dona Lucrezia et Gennaro, restés seuls, s’entre-regardent quelques instans en silence, comme ne sachant par où commencer.
Dona Lucrezia, se parlant à elle-même. C’est Gennaro!
Chant Des Moines au-dehors. (…)
Dona Lucrezia. Encore vous, Gennaro! Toujours vous sous tous les coups que je frappe! Dieu du ciel! Comment vous êtes-vous mêlé à ceci?
Gennaro. Je me doutais de tout.
Dona Lucrezia. Vous êtes empoisonné encore une fois. Vous allez mourir!
Gennaro. Si je veux. -j’ai le contre-poison.
Dona Lucrezia. Ah oui! Dieu soit loué!
Gennaro. Un mot, madame. Vous êtes experte en ces matières. Y a-t-il assez d’élixir dans cette fiole pour sauver les gentilshommes que vos moines viennent d’entraîner dans ce tombeau?
Dona Lucrezia, examinant la fiole. Il y en a à peine assez pour vous, Gennaro!
Gennaro. Vous ne pouvez pas en avoir d’autre sur-le-champ?
Dona Lucrezia. Je vous ai donné tout ce que j’avais.
Gennaro. C’est bien.
Dona Lucrezia. Que faites-vous, Gennaro? Dépêchez-vous donc. Ne jouez pas avec des choses si terribles. On n’a jamais assez tôt bu un contre-poison. Buvez, au nom du ciel! Mon dieu! Quelle imprudence vous avez faite là! Mettez votre vie en sûreté. Je vous ferai sortir du palais par une porte dérobée que je connais. Tout peut se réparer encore. Il est nuit. Des chevaux seront bientôt sellés. Demain matin vous serez loin de Ferrare. N’est-ce pas qu’il s’y fait des choses qui vous épouvantent? Buvez, et partons. Il faut vivre! Il faut vous sauver!
Gennaro, prenant un couteau sur la table. C’est-à-dire que vous allez mourir, madame!
Dona Lucrezia. Comment! Que dites-vous?
Gennaro. Je dis que vous venez d’empoisonner traîtreusement cinq gentilshommes, mes amis, mes meilleurs amis, par le ciel! Et parmi eux, Maffio Orsini, mon frère d’armes, qui m’avait sauvé la vie à Vicence, et avec qui toute injure et toute vengeance m’est commune. Je dis que c’est une action infâme que vous avez faite là, qu’il faut que je venge Maffio et les autres, et que vous allez mourir!
Dona Lucrezia. Terre et cieux!
Gennaro. Faites votre prière, et faites-la courte, madame. Je suis empoisonné. Je n’ai pas le temps d’attendre.
Dona Lucrezia. Bah! Cela ne se peut. Ah bien oui, Gennaro me tuer! Est-ce que cela est possible?
Gennaro. C’est la réalité pure, madame, et je jure dieu qu’à votre place je me mettrais à prier en silence, à mains jointes et à deux genoux. -tenez, voici un fauteuil qui est bon pour cela.
Dona Lucrezia. Non. Je vous dis que c’est impossible. Non, parmi les plus terribles idées qui me traversent l’esprit, jamais celle-ci ne me serait venue. -hé bien, hé bien! Vous levez le couteau! Attendez! Gennaro! J’ai quelque chose à vous dire!
Gennaro. Vite.
Dona Lucrezia. Jette ton couteau, malheureux! Jette-le, te dis-je! Si tu savais… -Gennaro! Sais-tu qui tu es? Sais-tu qui je suis? Tu ignores combien je te tiens de près! Faut-il tout lui dire? Le même sang coule dans nos veines, Gennaro! Tu as eu pour père Jean Borgia, duc de Gandia!
Gennaro. Votre frère! Ah! Vous êtes ma tante! Ah! Madame!
Dona Lucrezia, à part. Sa tante!
Gennaro. Ah! Je suis votre neveu! Ah! C’est ma mère, cette infortunée duchesse de Gandia, que tous les Borgia ont rendue si malheureuse! Madame Lucrèce, ma mère me parle de vous dans ses lettres. Vous êtes du nombre de ces parens dénaturés dont elle m’entretient avec horreur, et qui ont tué mon père, et qui ont noyé sa destinée, à elle, de larmes et de sang. Ah! J’ai de plus mon père à venger, ma mère à sauver de vous maintenant! Ah! Vous êtes ma tante! Je suis un Borgia! Oh! Cela me rend fou! -écoutez-moi, dona Lucrezia Borgia, vous avez vécu long-temps, et vous êtes si couverte d’attentats que vous devez en être devenue odieuse et abominable à vous-même. Vous êtes fatiguée de vivre, sans nul doute, n’est-ce pas? Eh bien, il faut en finir. Dans les familles comme les nôtres, où le crime est héréditaire et se transmet de père en fils comme le nom, il arrive toujours que cette fatalité se clôt par un meurtre, qui est d’ordinaire un meurtre de famille, dernier crime qui lave tous les autres. Un gentilhomme n’a jamais été blâmé pour avoir coupé une mauvaise branche à l’arbre de sa maison. L’espagnol Mudarra a tué son oncle Rodrigue De Lara pour moins que vous n’avez fait. Cet espagnol a été loué de tous pour avoir tué son oncle, entendez-vous, ma tante? -allons! En voilà assez de dit là dessus! Recommandez votre âme à Dieu, si vous croyez à Dieu et à votre âme.
Dona Lucrezia. Gennaro! Par pitié pour toi! Tu es innocent encore! Ne commets pas ce crime!
Gennaro. Un crime! Oh! Ma tête s’égare et se bouleverse! Sera-ce un crime? Eh bien! Quand je commettrais un crime! Pardieu! Je suis un Borgia, moi! à genoux, vous dis-je! Ma tante! à genoux!
Dona Lucrezia. Dis-tu en effet ce que tu penses, mon Gennaro? Est-ce ainsi que tu paies mon amour pour toi?
Gennaro. Amour!…
Dona Lucrezia. C’est impossible. Je veux te sauver de toi-même. Je vais appeler. Je vais crier.
Gennaro. Vous n’ouvrirez point cette porte. Vous ne ferez point un pas. Et quant à vos cris, ils ne peuvent vous sauver. Ne venez-vous pas d’ordonner vous-même tout à l’heure que personne n’entrât, quoi qu’on pût entendre au dehors de ce qui va se passer ici?
Dona Lucrezia. Mais c’est lâche ce que vous faites là, Gennaro! Tuer une femme, une femme sans défense! Oh! Vous avez de plus nobles sentimens que cela dans l’âme! écoute-moi, tu me tueras après si tu veux; je ne tiens pas à la vie, mais il faut bien que ma poitrine déborde, elle est pleine d’angoisses de la manière dont tu m’as traitée jusqu’à présent. Tu es jeune, enfant, et la jeunesse est toujours trop sévère. Oh! Si je dois mourir, je ne veux pas mourir de ta main. Cela n’est pas possible, vois-tu, que je meure de ta main. Tu ne sais pas toi-même à quel point cela serait horrible. D’ailleurs, Gennaro, mon heure n’est pas encore venue. C’est vrai, j’ai commis bien des actions mauvaises, je suis une grande criminelle; et c’est parce que je suis une grande criminelle qu’il faut me laisser le temps de me reconnaître et de me repentir. Il le faut absolument, entends-tu, Gennaro?
Gennaro. Vous êtes ma tante. Vous êtes la sœur de mon père. Qu’avez-vous fait de ma mère, Madame Lucrèce Borgia?
Dona Lucrezia. Attends, attends! Mon dieu, je ne puis tout dire. Et puis, si je te disais tout, je ne ferais peut-être que redoubler ton horreur et ton mépris pour moi! écoute-moi encore un instant. Oh! Que je voudrais bien que tu me reçusses repentante à tes pieds! Tu me feras grâce de la vie, n’est-ce pas? Eh bien, veux-tu que je prenne le voile? Veux-tu que je m’enferme dans un cloître, dis? Voyons, si l’on te disait: cette malheureuse femme s’est fait raser la tête, elle couche dans la cendre, elle creuse sa fosse de ses mains, elle prie Dieu nuit et jour, non pour elle, qui en aurait besoin cependant, mais pour toi, qui peux t’en passer; elle fait tout cela, cette femme, pour que tu abaisses un jour sur sa tête un regard de miséricorde, pour que tu laisses tomber une larme sur toutes les plaies vives de son cœur et de son âme, pour que tu ne lui dises plus comme tu viens de le faire avec cette voix plus sévère que celle du jugement dernier: vous êtes Lucrèce Borgia! Si l’on te disait cela, Gennaro, est-ce que tu aurais le coeur de la repousser! Oh! Grâce! Ne me tue pas, mon Gennaro! Vivons tous les deux, toi pour me pardonner, moi, pour me repentir! Aie quelque compassion de moi! Enfin cela ne sert à rien de traiter sans miséricorde une pauvre misérable femme qui ne demande qu’un peu de pitié!
— un peu de pitié! Grâce de la vie! -et puis, vois-tu bien, mon Gennaro, je te le dis pour toi, ce serait vraiment lâche ce que tu ferais là, ce serait un crime affreux, un assassinat! Un homme tuer une femme! Un homme qui est le plus fort! Oh! Tu ne voudras pas! Tu ne voudras pas!
Gennaro, ébranlé. Madame…
Dona Lucrezia. Oh! Je le vois bien, j’ai ma grâce. Cela se lit dans tes yeux. Oh! Laisse-moi pleurer à tes pieds!
Une Voix au-dehors. Gennaro!
Gennaro. Qui m’appelle?
La Voix. Mon frère Gennaro!
Gennaro. C’est Maffio!
La Voix. Gennaro! Je meurs! Venge-moi!
Gennaro, relevant le couteau. C’est dit. Je n’écoute plus rien. Vous l’entendez, madame, il faut mourir!
Dona Lucrezia, se débattant et lui retenant le bras. Grâce! Grâce! Encore un mot!
Gennaro. Non!
Dona Lucrezia. Pardon! écoute-moi!
Gennaro. Non!
Dona Lucrezia. Au nom du ciel!
Gennaro. Non!
Il la frappe.
Dona Lucrezia. Ah!… tu m’as tuée! -Gennaro! Je suis ta mère!
Fin.