Présentation
AUTONOME BEAUTÉ
Penser la beauté à partir d’elle-même, lui faire crédit d’une identité propre, afin de prendre la mesure de son éventuelle irréductibilité, voilà une attitude philosophique qui, si elle ne nous semble peut-être pas totalement absurde, fut toutefois assez rare. C’est une chose, en effet, de considérer la beauté comme une forme, éclatante ou confuse, de la vérité. C’en est une autre de voir en elle un type d’agrément qui ne diffère pas fondamentalement des autres. Il est encore possible de soutenir qu’elle est la perfection telle que nos sens la saisissent. Ces trois postures, qui certes diffèrent, ont cependant ceci de commun, qu’elles pensent toujours le beau à partir d’un autre que lui-même. Elles représentent donc trois variantes d’une même attitude, qui refuse d’emblée que la beauté puisse avoir une consistance propre, qui requerrait qu’elle soit pensée en sa radicale spécificité.
On concédera pourtant que la récurrence du terme de « beauté » (paragraphe 8) dans nos discours se double d’une résistance envers toute substitution par un synonyme. Pourquoi dis-je de cette rose qu’elle est belle, et non qu’elle m’est agréable, qu’elle est parfaite ou qu’elle est vraie ? Et pourquoi, parlant d’une « belle rose », j’entends dire précisément autre chose que lorsque j’évoque une « rose agréable », une « rose parfaite », ou encore une « vraie rose » ? Le langage ordinaire ne saurait certes être un argument philosophique, quand il est question de thèses. Mais il est peut-être un révélateur pertinent, dès lors qu’il y va de significations. D’autant que, aux yeux du philosophe, le langage courant est plus souvent coupable d’identifications grossières que de distinctions superflues.
Postuler que ce fait têtu n’est pas infondé, c’est alors tenter de rendre justice à la spécificité de la beauté. Autonome beauté, que Kant entend précisément circonscrire, dans la première partie de la Critique de la faculté de juger (1790). Pour ce faire, il s’agira notamment d’opérer sa constante dissociation d’avec l’agréable et le bon, ce dernier pouvant l’être en lui-même (le Bien) ou à quelque chose (l’utile). La beauté émerge ainsi à la faveur d’un patient travail de différenciation conceptuelle, dont le souci premier est de prendre la mesure de l’irréductibilité de « ce qui est requis pour qu’un objet soit appelé beau » (paragraphe 1, note).
UNE ESTHÉTIQUE DE LA RÉCEPTION
Une fidélité à la beauté exige d’abord une fidélité à l’expérience qui peut en être faite. La beauté n’est en effet donnée que dans un apparaître. Pour ne pas plaquer sur elle une grille conceptuelle empruntée à un autre champ d’expérience (la connaissance, la morale ou autre), il faut que l’apparaître de la beauté soit le fil conducteur exclusif de la réflexion. Or apparaître, c’est toujours apparaître à un sujet. Si spécificité de la beauté il y a, il s’agira donc d’abord de la spécificité d’une expérience. D’où le détour qui, apparemment paradoxal, nous est pourtant imposé par le phénomène même : penser le beau à partir de lui-même (c’est-à-dire en son autonomie), ce n’est possible que pour qui consent à ne pas penser la beauté depuis elle-même, mais seulement depuis celui qui en fait l’épreuve. Dit autrement, c’est en oubliant la beauté pour s’intéresser à son spectateur que l’on peut se donner les moyens de la trouver enfin. Et si le discours philosophique tenu sur le beau s’appelle « esthétique », alors ce scrupule philosophique ne peut donner naissance qu’à une esthétique de la réception : être fidèle à la beauté, c’est restituer conceptuellement la manière dont elle se donne, c’est-à-dire la manière dont elle est reçue1.
Esthétique de la réception, l’expression est d’ailleurs, en toute rigueur, redondante en langage kantien. En effet, le sens contemporain du terme d’« esthétique », qui renvoie à tout ce qui concerne la beauté, est historiquement récent2. Chez Kant, et conformément à l’étymologie, « esthétique » dénote ce qui renvoie à la sensibilité (du grec aisthanesthai, « sentir »), sensibilité définie comme capacité d’être affecté par des objets. La passivité ou la réceptivité définit donc la sensibilité, c’est-à-dire l’esthétique au sens kantien : il n’est d’esthétique, par définition, que de la réception.
Le sens contemporain du terme exige toutefois cette précision. L’esthétique kantienne, en tant qu’esthétique de la réception, se distingue alors d’une « théorie du Beau » qui verrait dans celui-ci une entité substantielle dotée d’une consistance par soi, c’est-à-dire dont l’être demeurerait, abstraction faite de tout rapport à un spectateur, comme elle s’écarte d’une « philosophie de l’art », qui affirme le primat de l’œuvre ou de la création sur une réaction subjective considérée comme un épiphénomène. Le discours kantien aura donc le souci constant de satisfaire à cette double exigence : affirmation de la spécificité du beau à l’égard de tout autre objet d’expérience d’une part, refus d’une indépendance de la beauté eu égard au sujet de toute expérience d’autre part. Ou encore : irréductibilité (l’expérience du beau est une expérience en son genre) sans substantialité (la beauté n’est rien par elle-même, indépendamment de l’expérience que le sujet en fait).
DISCUTER DU GOÛT
Traiter du beau, c’est donc élucider la manière qu’il a de se donner au sujet. Questionner la beauté, c’est se demander à quoi elle donne lieu. Or le beau donne d’abord lieu à un jugement d’appréciation. Questionner la beauté, c’est donc, nécessairement, s’intéresser à la faculté de juger, c’est-à-dire au pouvoir de discerner si quelque chose, qui sera le sujet du jugement (cette rose), est ou n’est pas compris sous un concept, qui sera le prédicat (belle). Or, à partir du XVIe siècle en Italie, et dans les autres pays européens ensuite, la faculté de juger du beau s’appelle le « goût ». Une esthétique de la réception, qui examine la faculté de juger du beau, est donc une philosophie du goût.
Le terme de « goût », qui a été appliqué par métaphore au pouvoir de juger du beau, désigne d’abord, à la fois, la saveur comme qualité sensible et celui des cinq sens organiques qui la perçoit. Mais cette perception n’est pas simplement identification (le goût de la cerise). Elle est d’emblée qualification (le bon goût de cette cerise). C’est-à-dire que la perception gustative n’est pas pure sensation, mais qu’elle est toujours mêlée à un sentiment, celui du caractère agréable ou désagréable de la saveur en question. Perception et appréciation, et appréciation en fonction d’un sentiment de plaisir, sont ici immédiatement liées. Or il en va de même du goût métaphorique, qui est la faculté d’apprécier la beauté d’après le sentiment de plaisir qu’elle suscite.
La beauté, en effet, s’éprouve et ne se prouve pas. Le jugement de goût est donc un jugement esthétique, au sens kantien de l’attribution d’un prédicat à un sujet en fonction du sentiment éprouvé devant le phénomène en question (« Les dernières images de L’Éclipse sont absolument magnifiques. »). Il se distingue du jugement logique qui constitue le phénomène en objet de connaissance, au moyen d’une opération de prédication conceptuellement déterminée (« L’Éclipse est le huitième long métrage du cinéaste italien Antonioni, tourné en noir et blanc, avec Monica Vitti et Alain Delon, sorti en 1962, et dont l’analyse filmique montre que les derniers plans sont composés de telle manière… »). La première prédication se fonde sur le sentiment de plaisir éprouvé par le spectateur des images. La seconde fait de ces images un objet de connaissance selon le genre, l’auteur, la datation, la distribution, les outils conceptuels propres à l’analyse filmique, etc. Le goût relève donc de la faculté de juger esthétique, et non logique3, dont le principe est le sentiment du sujet qui juge, et non un concept de l’objet jugé, de sorte qu’aucune connaissance de celui-ci ne peut en résulter.
De ce jugement de goût, il convient de faire la critique. Terme qui ne renvoie pas immédiatement à un jugement de valeur (traiter de la distinction entre bon et mauvais goût), et encore moins à un jugement de valeur seulement négatif (dénonciation du goût). La critique, du grec krinein, est une opération de tri, de dissociation ou encore de décomposition du pouvoir de juger du beau, la métaphore chimique se doublant d’une métaphore juridique, dès lors que cette décomposition du goût en ses éléments (paragraphe 22) permet de faire le départ entre prétentions légitimes et illégitimes du jugement en question. La recherche ne porte pas sur une qualité mais sur une nature. Il ne s’agit pas de distinguer le bon du mauvais goût, mais de dégager ce qu’est le goût comme tel, et de mettre en évidence les prétentions que peut à bon droit émettre le jugement de beauté en général.
Le texte qui est repris ici appartient plus précisément à la première section de cette Critique, c’est-à-dire à l’« Analytique de la faculté de juger esthétique », qu’il faut distinguer de sa « Dialectique ». La première met au jour les caractéristiques du jugement (paragraphes 1-54) ; la seconde met en scène, pour le résoudre, l’apparent conflit auquel donne lieu la question qui porte sur ce qui rend possibles les jugements de goût en général (paragraphes 55-59). Plus précisément encore, Kant commence par dégager les caractéristiques d’un jugement dont il entreprend ensuite de justifier les prétentions, l’« Analytique de la faculté de juger » comprenant ainsi une « exposition » (paragraphes 1-29) et une « déduction » (paragraphes 30-54). Enfin, puisque tout jugement qui a son principe dans un sentiment est un « jugement esthétique », il est clair que le jugement de beauté n’en est qu’une espèce, à côté du jugement de sublimité et du jugement d’agrément. Celui-ci n’aura pas de Critique. Car cette dernière n’est requise que pour les jugements dont la possibilité repose sur un principe a priori, c’est-à-dire indépendant de l’expérience. Tel est le cas, non du jugement d’agrément, mais des jugements de goût et de sublimité, comme l’indique leur prétention à la validité universelle. L’expérience, en effet, peut donner du général (ce qui a lieu dans la plupart des cas, ou dans tous les cas rencontrés jusqu’ici), mais jamais de l’universel (ce qui a lieu dans tous les cas possibles). L’exposition des jugements esthétiques comprend donc à son tour deux analytiques, dont seule la première est reprise ici : l’« Analytique du beau » (paragraphes 1-22) et l’« Analytique du sublime » (paragraphes 23-29).
Être fidèle à la beauté, c’est donc d’abord reconnaître en elle le terme d’une appréciation, c’est-à-dire d’un jugement, dont les caractéristiques propres doivent guider la conception de ce qui est apprécié en lui. Or, si, en tant que jugement esthétique, il n’est pas un jugement de connaissance, il reste que le jugement de goût demeure un jugement, dont les divers aspects sont mis en évidence par la logique, qui peut ici servir de guide.
Or la logique montre que les jugements, considérés indépendamment même de leurs objets, se distinguent les uns des autres à quatre points de vue, que Kant nomme « moments » : la quantité, la qualité, la relation et la modalité, chacun de ces quatre moments comprenant lui-même trois espèces4. L’utilisation d’un tel fil conducteur n’implique toutefois aucune subordination de l’esthétique au logique, car chacun des titres est ici entendu en un sens spécifique :
– pour le logicien, la qualité du jugement (affirmatif, négatif, infini) concerne le type de rapport entre sujet du jugement et prédicat (attributif ou de subsomption : « Cette rose est belle » ; oppositif ou d’exclusion : « Cette rose n’est pas belle » ; affirmation d’un prédicat négatif ou subsomption sous une extériorité : « Cette rose est non belle ») ; pour le philosophe critique du goût, elle concerne le caractère intéressé ou désintéressé du plaisir ressenti par le sujet qui juge d’après ce plaisir ;
– pour le premier, la quantité (universalité, particularité, singularité) concerne l’extension du sujet dont il est prédiqué dans le jugement (toutes les roses, quelques roses, cette rose) ; pour le second, elle concerne l’extension des sujets qui jugent (le jugement « cette rose est belle » vaut pour tous, quelques-uns, moi seul). C’est-à-dire que la quantité logique est objective, alors que la quantité esthétique est seulement subjective (voir paragraphe 8) ;
– pour le premier, la relation (catégorique, hypothétique, disjonctive) est celle que le jugement établit entre le sujet du jugement et le prédicat (simple appartenance : « Cette rose est belle » ; conséquence : « Si cette rose me plaît, alors elle est belle » ; alternative : « Cette rose est soit belle soit non belle ») ; pour le second, elle concerne le rapport de finalité entre la représentation et le sujet qui juge ;
– concernant la modalité, enfin, le logicien va distinguer le jugement (problématique, assertorique, apodictique), selon que la relation qu’il énonce entre son prédicat et son sujet est une simple possibilité (« Cette rose peut être belle »), un simple fait (« Cette rose est belle ») ou une nécessité (« Cette rose ne peut pas ne pas être belle ») ; le philosophe critique, quant à lui, interroge la relation seulement possible, simplement effective, ou nécessaire entre une représentation et le plaisir ressenti par le sujet qui en juge.
On aura compris que le grand absent de l’analyse logique des jugements est le sujet jugeant, qui est en revanche le lieu même de toute l’analyse kantienne du beau. D’où la signification non logique de ces distinctions pourtant empruntées à la logique. La spécificité du beau s’annonce alors selon ses quatre moments : est beauté ce qui, selon la qualité, donne lieu à une satisfaction désintéressée ; ce qui, selon la quantité, plaît universellement sans concept ; ce qui, selon la relation, est la forme de la finalité d’un objet, sans qu’aucune fin ne soit posée ; ce qui, selon la modalité, donne lieu à une satisfaction reconnue comme nécessaire, sans concept5.
UN PLAISIR SANS INTÉRÊT
Des quatre moments du jugement de goût, c’est celui de la qualité qui est déterminant à l’égard de tous les autres (paragraphe 1, note). Kant commence donc par là, et le beau se définit d’abord comme l’objet d’une satisfaction désintéressée, c’est-à-dire d’une satisfaction qui n’est pas prise à l’existence d’un objet (paragraphe 2).
La qualité désintéressée du plaisir pris au beau ne signifie pas qu’il soit « apathique ». Elle ne dit rien de l’intensité du plaisir en question. Elle renvoie à ce qui, de l’objet, fait plaisir, et qui, ici, n’est pas son existence, mais sa simple « forme », c’est-à-dire la manière dont, en lui, le multiple vient à composer une unité (paragraphe 15).
De fait, la contemplation esthétique, et c’est précisément pourquoi il y va d’une contemplation, suppose une suspension ou une neutralisation de toute considération d’intérêt. Si cette suspension n’a pas lieu, la beauté ne peut qu’être manquée, le jugement de goût étant alors impur, au sens chimique et non moral du terme, parce que toujours mêlé à un jugement d’un autre type. C’est ce que montrent les quatre personnages pris en exemple au paragraphe 2, et dont aucun ne répond à la question posée, qui porte sur la beauté d’un palais : le premier répond qu’il trouve les palais inintéressants ; le chef indien prononce un jugement gustatif concernant ce qui lui est agréable (et la palme revient à ce qui plaît à son palais) ; le rousseauiste porte un jugement moral (au sens large) qui dénonce le sens politique de l’architecture en question ; le quatrième explique qu’il ne tient pas beaucoup aux palais. À chacun de ces personnages, on répondra : « Ce n’est pas la question. » Car la question est seulement la suivante : est-ce que la simple considération de la forme de ce palais vous est plaisante, abstraction faite de toute prise de position relative à son existence ?
Que la satisfaction ne soit pas liée à la représentation de l’existence de l’objet, cela ne signifie pas non plus qu’elle soit prise à un objet inexistant, mais que ce n’est pas l’existence de l’objet qui est plaisante. Par suite, la satisfaction ne dépend ni de la consommation de l’objet lui-même, ni de la production de l’objet ou de l’action concernés, ce qui distingue radicalement le beau de l’agréable et du Bien.
L’agréable et le Bien donnent en effet lieu à deux satisfactions intéressées, quoique différentes. La représentation de l’agréable (paragraphe 3) est la cause du désir de l’objet en question, désir qui tend précisément à rendre existant le désiré. Dans le cas de l’agréable, la représentation du plaisir est donc la cause d’un désir de consommation. Le Bien (paragraphe 4), quant à lui, donne lieu à la satisfaction de bien agir, qui est l’effet d’un désir déterminé par la représentation du devoir. Dans le cas de l’agréable, on a donc un désir de plaisir, que Kant nomme « plaisir pathologique », et, dans le cas du Bien, un plaisir de bien désirer, et Kant parle de « plaisir intellectuel ». Il reste qu’il s’agit dans les deux cas d’un plaisir lié au désir, que ce soit comme la cause ou comme l’effet, c’est-à-dire d’un « plaisir pratique » ou intéressé (paragraphe 12), l’intérêt en question étant soit un intérêt des sens (plaisir pratique pathologique, agréable), soit un intérêt de la raison (plaisir pratique intellectuel, Bien). S’en distingue le plaisir sans désir qu’est le plaisir pris au beau, que Kant nomme « plaisir pur », « plaisir contemplatif » ou encore « satisfaction inactive »6.
En d’autres termes, qui sont cette fois ceux du paragraphe 5, on s’exprimera de la manière suivante : l’agréable suscite une inclination, c’est-à-dire un désir causé par la promesse d’un plaisir ; le Bien fait naître le respect, sentiment d’une soumission inconditionnelle à un commandement qui a une valeur absolue, ce qui suffit à déterminer la volonté et produit la satisfaction de n’être soumis qu’à sa propre raison ; le beau relève enfin de ce qui est regardé avec faveur, vu d’un œil bienveillant, au sens où il produit une satisfaction qui, n’éveillant aucun désir de consommation ou de production, se contente de laisser être son objet. Le plaisir pris au beau, qui n’est pas davantage la cause d’un désir (agréable) que son effet (Bien), est le seul plaisir qui, aussi intense qu’il soit, est libéré de l’inquiétude du désir.
UNE BEAUTÉ POUR TOUS
Le goût est un « pouvoir étonnant » (paragraphe 31), qui semble d’abord « étrange et anormal » (Introduction, VII), en tant qu’il est le lieu d’une prétention à l’universalité de celui qui entend toutefois se régler sur sa seule intimité.
Intimité d’abord, car chacun ne tolère qu’un juge en matière de beauté : la satisfaction qu’il prend éventuellement à contempler l’objet en question, satisfaction qui, en tant que sentiment, dépasse encore en subjectivité la simple sensation. Celle-ci dit en effet quelque chose de l’objet : cette rose est rouge. Mais le premier ne semble parler que du sujet qui l’éprouve : cette rose me plaît, c’est-à-dire je me plais à considérer cette rose.
Prétention à l’universalité toutefois, car ce qui vaut de l’agréable parfum de cette rose ne vaut pas de sa belle forme : l’odeur de cette rose m’est agréable, mais cette rose est belle. Le jugement de goût a en propre « une prétention à être capable de valoir pour tous » (paragraphe 8), totalement absente de la détermination de l’agréable. Si je dis que « le châteauneuf-du-pape est le meilleur des côtes-du-Rhône », j’accepte que l’on me reprenne en disant : « Tu préfères ce vin, mais, chacun ses goûts, moi je préfère le côte-rôtie. » En revanche, si je dis que « la chapelle Notre-Dame-du-Haut, dessinée par Le Corbusier à Ronchamp, est splendide », ou que « le jardin conçu par Renzo Piano pour la fondation Beyeler de Bâle est une merveille », j’énonce en toute conscience ce que je pense valoir pour tous, au titre de propriété indiscutable de l’objet même.
Paradoxe, donc, que cette prétention à la validité universelle d’un jugement qui refuse de se régler sur autre chose que l’extrême pointe de la subjectivité du sujet. Paradoxe que l’expérience rend plus intriguant encore. De fait, on reconnaît assez facilement que « tous les goûts sont dans la nature » au sujet d’un agréable qui, pourtant, donne lieu à un consensus assez large, mais non au sujet de cette beauté qui donne précisément lieu à des débats outrés : personne ne prétend que les autres devraient trouver agréable ce qu’il juge tel, quoique la plupart des gens aient les mêmes goûts (des sens), alors que tous sont d’accord pour dire que le jugement de goût doit être partagé, alors même qu’il l’est excessivement rarement (paragraphe 8). On voit en tout cas que la spécificité du jugement de goût tient dans une exigence d’universalité qui n’est aucunement fondée sur une unanimité de fait. L’intéressant est justement de noter que la discorde manifeste toujours une exigence de concorde, qui n’est contenue dans aucun jugement d’agrément.
Le caractère désintéressé du plaisir pris au beau est la clef du mystère. C’est de lui que découlent sa quantité universelle et sa modalité nécessaire (paragraphe 6). En effet, le plaisir que je prends au beau, étant libéré de tout intérêt, n’est notamment pas tributaire de ce qui, intéressant ma sensibilité singulière, ne peut prétendre être intéressant pour un autre. Le plaisir que je prends au beau est donc un plaisir que je vis comme soustrait à toute condition restrictive de validité. Ne s’épuisant pas à dire l’état de ma subjectivité incommunicable, il me semble dire quelque chose de l’objet même : « Ce hêtre est beau. » D’où une apparence de jugement logique, qui n’est toutefois qu’une apparence (paragraphe 6) : je prends la mobilisation d’une sphère universelle au creux de mon intimité même pour un produit du concept7. L’universalité et la nécessité du jugement ne procèdent pas d’une détermination conceptuelle de l’objet jugé, et ne peuvent se recommander que d’une sensibilité commune au plaisir.
Les jugements de goût, qui sont au plus haut point personnels, puisque leur formulation procède de ce qu’il y a de plus intime en nous, à savoir le sentiment, ne sont donc pas pour autant des « jugements privés » (paragraphe 8). Le jugement de goût étonne, c’est-à-dire qu’il donne à penser, parce que, remettant en cause les classifications bien établies, il donne à entendre une prétention à la publicité de l’intime même. Que l’universalité et la nécessité du jugement de goût soient revendiquées par le sujet qui juge, il ne faut pas y voir la violence de l’intolérant qui voudrait imposer à autrui une sensibilité qui n’est que la sienne. Le goût fait signe, depuis chacun, vers un commun à tous en ce qui est aussi bien propre à chacun, à savoir la sensibilité au plaisir.
UNE BEAUTÉ SANS PERFECTION
L’attitude esthétique n’est pas l’attitude cognitive. Juger esthétiquement d’un objet pour en apprécier la beauté, ce n’est pas le déterminer conceptuellement pour en obtenir une connaissance. Apprécier esthétiquement le « spectacle du ciel étoilé », c’est le regarder « simplement comme on le voit, comme une vaste voûte qui comprend tout »8. Se rendre disponible au « spectacle de l’océan », c’est le contempler « comme le font les poètes, d’après ce que montre le regard », comme un « clair miroir d’eau » lorsqu’il est calme, ou « comme un abîme menaçant de tout engloutir » lorsqu’une tempête le soulève. Le regard esthétique est l’accueil d’un apparaître qui n’est ni l’apparence travestissant une réalité plus profonde, ni le résultat des procédures cognitives qui en font l’apparaître d’un objet de connaissance. La beauté est l’éclat d’une phénoménalité pré-objective.
L’irréductibilité du beau est le corrélat de la spécificité du jugement de goût. Si juger est nécessairement relier des représentations, et donc unifier, et si l’on nomme réflexion ce travail d’unification discursive, alors tout jugement sera réfléchissant. On distinguera toutefois, au sein des jugements (et, aussi bien, de la réflexion), ceux qui disposent d’emblée de l’unité conceptuelle qui sert à lier le multiple et qui est en retour déterminée par ce multiple (« ceci est une rose »), et ceux qui, ne disposant pas de l’unité conceptuelle en question, travaillent à l’unification sans disposer d’une règle d’unité. On appellera les premiers jugements déterminants ; les seconds, qui donnent à voir la réflexion en acte, seront nommés jugements simplement réfléchissants.
Le jugement de goût est de la seconde espèce. Du point de vue des relations entre les diverses facultés de connaître, cela signifie que l’imagination, dont le rôle cognitif est d’unifier le multiple en lui appliquant à la règle d’unité qui provient de l’entendement, est ici libérée de toute soumission à ce dernier. C’est-à-dire que la beauté n’est appréciée qu’à la faveur d’un « libre jeu » des facultés de connaître. Kant désigne par là une concordance dans l’indépendance, c’est-à-dire le fait que l’imagination et l’entendement s’accordent sans que le second ait à (se) soumettre (à) la première : un phénomène est dit beau lorsque l’on ressent que l’activité de l’imagination est spontanément conforme à ce que l’entendement attend d’elle en général.
Kant a en effet une conception du sensible telle que ce dernier, qui est d’abord multiplicité, ne saurait tirer son unité de lui-même. Cette unité est toujours celle d’une liaison, apportée au divers par une faculté de synthèse. L’entendement, faculté des concepts, délivre les règles objectives de l’unification du multiple reçu par la sensibilité. La faculté qui unifie effectivement le divers sensible conformément à la règle d’entendement est l’imagination.
Or, dans le cas du beau, l’imagination parvient à saisir une unité sans être soumise à un concept qui viendrait de l’entendement. L’imagination fait donc ce que l’entendement attend d’elle, mais sans que ce dernier ne lui en (or)donne les moyens. En retour, l’entendement ne se trouve pas bloqué ou interloqué devant le phénomène ; il est conduit à déployer une quantité de pensée qui ne saurait se cristalliser en aucun concept fixé, cette conceptualité indéterminée relançant constamment l’activité de l’imagination. Chacun des deux pouvoirs favorise ainsi la tâche qui incombe à l’autre, le plaisir esthétique étant le sentiment de cette harmonie. Le beau est ce sensible qui fait signe vers plus de sens que le concept n’en pourra jamais fixer. La musique ne dit jamais quelque chose. Ce qui n’implique pas qu’elle ne dise rien, au contraire.
On comprend pourquoi le jugement de goût n’est pas un « jugement esthétique des sens », mais bien un « jugement esthétique de réflexion ». Le sentiment plaisant qui est au fondement du jugement de goût est lui-même le sentiment du libre jeu des facultés de connaître, dont le caractère harmonieux plaît parce qu’il est conforme à l’accord qui est requis pour qu’il y ait connaissance, et qui advient ici alors même que font défaut les conditions conceptuelles du connaître. C’est-à-dire que, selon la relation cette fois, le plaisir pris au beau témoigne d’une finalité : est beau le phénomène qui plaît parce qu’il est favorable à ce que s’instaure entre les facultés de connaître un rapport qui est par ailleurs exigé pour qu’elles remplissent leur destination cognitive, et ce spontanément.
S’il témoigne d’une finalité, le beau le fait toutefois en l’absence de toute fin déterminée. Le phénomène est jugé beau parce qu’il s’avère favorable à l’instauration d’un rapport entre facultés qui n’est soumis à aucun concept. Impossible donc de dire que ce phénomène doit être quelque chose de déterminé pour être plaisant. Impossible par conséquent d’affirmer que la beauté de ce phénomène signifie sa conformité à ce qu’il doit être, précisément parce que rien ne saurait être allégué au titre de ce devoir-être. Autrement dit, le fait que la finalité dont la beauté est le titre soit une finalité sans fin est ce qui distingue radicalement la beauté de toute perfection (conformité entre l’être et le devoir-être). Là même où une dimension de finalité déterminée est présente, et Kant parle alors d’une « beauté adhérente » (paragraphe 16), la perfection ne fait pas la beauté. Une belle cathédrale doit certes être une cathédrale, et ainsi correspondre à son concept en obéissant à certaines exigences. Il reste que sa parfaite fonctionnalité, qui en est une condition nécessaire, ne saurait être la condition suffisante de sa beauté. Il est des cathédrales laides, quoique parfaites en leur « cathédralité ».
Kant s’oppose ici à Leibniz9 et aux philosophes qui, comme Wolff10, Baumgarten11 ou Meier12, soutinrent à sa suite que la beauté n’est autre chose que la perfection confusément perçue, c’est-à-dire telle qu’elle se donne à la sensibilité, le plaisir étant lui-même défini comme « sentiment d’une perfection »13. Comprendre la beauté comme perfection ressentie, c’est effacer la spécificité de ce qui ne saurait être pensé comme une modalité du Bien, en même temps que c’est ignorer la différence de nature, et non de simple degré, qui sépare le sentiment, et le sensible en général, du concept (paragraphe 15). Faire droit à la beauté, c’est donc, indissociablement, faire droit à une sensibilité qui n’a rien d’une intelligence confuse, parce qu’elle n’a rien d’une intelligence. Ce qui ne l’empêche en rien de nous ouvrir à ce que le concept ne saurait épuiser, au contraire.
Que la beauté ne soit pas une perfection, cela suit de l’indéterminabilité de la finalité dont elle témoigne. Le caractère esthétique, donc alogique, du jugement de goût implique à son tour qu’il ne saurait y avoir de perfection déterminée de la beauté elle-même. Pas plus qu’il n’y a de règle du beau, il n’y a d’étalon de sa beauté. Vouloir déterminer un canon du beau, c’est nourrir un projet contradictoire, puisque c’est vouloir juger du beau d’après ce qui empêche qu’il paraisse, à savoir une règle conceptuelle (paragraphes 8 et 17). La beauté n’est pas la perfection, et nulle beauté ne saurait être jugée parfaite. La beauté n’est pas la conformité de l’être au devoir-être, et elle-même ne saurait se conformer à une norme objective. Le seul devoir-être pertinent à son sujet est celui de sa reconnaissance par tous, appelés à ressentir ce qu’elle a de nécessairement plaisant.
INTÉRESSANT DÉSINTÉRÊT
La qualité désintéressée du plaisir pris au beau est fondamentale : c’est elle qui rend raison de deux autres de ses caractéristiques, savoir sa quantité universelle et sa modalité nécessaire. Il reste qu’un plaisir désintéressé peut lui-même être intéressant. L’existence d’une satisfaction qui n’est pas prise à l’existence d’un objet peut elle-même être satisfaisante. Et, de fait, ce n’est pas parce qu’il se sent contraint de payer son tribut à l’esthétique naissante que Kant s’enquiert du plaisir qui peut être pris au beau et au sublime.
L’intérêt pour le plaisir désintéressé, et donc pour ce qui le suscite, peut certes être empirique : « dans la société, il devient intéressant d’avoir du goût » (paragraphe 2, note), Kant montrant que l’homme, en vertu de la sociabilité qui lui est naturelle, apprécie de pouvoir partager ce qui lui plaît, et donc de prendre un plaisir partageable (paragraphe 41). D’où un intérêt pour ce qui suscite une satisfaction communicable parce que désintéressée14.
Mais cet intérêt peut aussi être intellectuel (paragraphe 42). Que le plaisir pris au beau puisse avoir quelque chose d’intéressant pour la raison, c’est d’ailleurs ce que trahit une caractéristique de l’universalité du jugement de goût. Cette universalité n’est pas seulement présomptive, au sens où elle ne peut jamais faire l’objet d’une preuve, en vertu du caractère alogique du jugement de goût ; elle est aussi et surtout normative, puisque l’on exige que la beauté d’un phénomène soit reconnue par autrui, « pour ainsi dire comme un devoir » (paragraphe 40), sans hésiter à blâmer (paragraphe 7) celui qui fait preuve d’une faute de goût. D’où l’âpreté des querelles qui donnent lieu à de véritables scandales, lesquels ne sont pas nécessairement le signe d’une moralisation erronée de l’esthétique ou l’effet de l’exagération affectée et médiatique de questions au fond peu importantes.
Cette exigence de partage est en fait le signe d’une « affinité » entre plaisir pris au beau et sentiment moral (paragraphe 42). Les deux satisfactions revendiquent en effet une universalité qui présuppose la mise entre parenthèses de tout intérêt empirique : la qualité désintéressée du premier le requiert, et la loi morale commande que l’on fasse son devoir par devoir, à l’exclusion de tout autre motif. Dans le premier cas, la satisfaction est totalement désintéressée. Dans le second, elle est empiriquement désintéressée, mais produite par un intérêt de la raison. Il reste que les deux sentiments ont en commun la même absence d’intérêt empirique. Autrement dit, le beau et le Bien, qui sont des choses tout à fait dissemblables, ont une conséquence identique, qui est un sentiment de satisfaction pathologiquement désintéressé et universellement partageable. Il y a donc une analogie entre le beau et le Bien (paragraphe 42), c’est-à-dire une identité de rapports entre des choses au demeurant tout à fait différentes, analogie en vertu de laquelle on dira que la beauté est « le symbole de la moralité » (paragraphe 59). Ce qui explique la normativité qui accompagne tout jugement de goût : celui qui se refuse à partager un jugement est vécu comme refusant la communauté affective originaire qui lie les hommes entre eux.
C’est précisément cette analogie entre le beau et le Bien qui intéresse ici la raison. La symbolisation de la moralité par la beauté donne à penser que la seconde peut donner lieu à une « promotion15 » de la première. Prendre plaisir à la beauté, c’est en effet s’habituer à trouver sa satisfaction là où on ne trouve pas son intérêt. Or cette présence du plaisir dans l’absence d’intérêt ne peut que favoriser ce que le devoir parfois commande, et qui est de satisfaire la raison contre les intérêts empiriques du sujet. Le beau n’est en rien le Bien. Il convient de ne pas entamer la spécificité des deux concepts. Une esthétisation de la morale et une moralisation de l’esthétique sont les deux faces de la même confusion philosophique. Et l’on pourra contempler un paysage aussi longtemps que l’on voudra, nulle bonne action n’en sortira. L’important est toutefois que le plaisir désintéressé favorise ce qu’il ne peut produire, et qui est exigé lorsque le devoir est en jeu, à savoir l’effacement de l’intérêt des sens devant celui de la raison.
Intéressée à l’existence d’une satisfaction désintéressée, la raison l’est alors tout autant à l’existence de ce qui est l’occasion de cette satisfaction, c’est-à-dire à celle de la beauté. Que l’existence de cette beauté s’explique, soit. Mais la raison ne peut se résigner à penser que cette conjonction entre le simple effet des lois de la nature et son intérêt le plus intérieur (celui de la moralité) soit due au hasard. Elle incline donc à penser que ce qui, dans la nature, promeut la moralité existe pour que cette promotion ait lieu. La réflexion sur la beauté conduit donc à une pensée de la nature en termes téléologiques, c’est-à-dire selon une causalité non plus seulement efficiente mais également finale. D’où le concept d’une « technique de la nature », où la « technique » renvoie au travail finalisé de l’artisan, qui vient compléter celui d’un « mécanisme naturel ».
Que la nature soit une belle nature, cela incite donc à penser quelque chose comme une finalité naturelle (paragraphe 23) et invite aux recherches qui seront menées dans la seconde partie de la Critique de la faculté de juger (« Critique de la faculté de juger téléologique »).
C’est alors l’existence de l’organisme qui, à la fois, renforce et affine cette conception de la nature. Le mécanisme naturel selon les causes efficientes ne saurait en effet rendre compte de la spécificité d’un être qui semble partout indiquer une relation de causalité réciproque, que nous ne pouvons penser qu’en ayant recours au concept de finalité : tout se passe comme si, dans l’organisme, le tout était là pour les parties et les parties pour le tout. Plus généralement, reproduction, croissance, conservation et régénération sont des caractéristiques qui séparent l’arbre de la montre, et qui ne sauraient être suffisamment expliquées par le mécanisme causal (paragraphes 64 et 65). Afin de penser ce que l’on ne parvient pas à comprendre, on usera donc d’une analogie avec le travail de l’artisan, en précisant que la nature est alors pensée comme un artisan bien singulier, car immanent à ses ouvrages.
En tout état de cause, il n’y a alors aucune raison de penser que la nature puisse être finalisée en certains de ses produits, et non dans l’ensemble de ses productions, voire en son existence même. Reste alors la question de l’éventuelle fin de toutes choses, à l’égard de laquelle toute la nature serait un moyen, et qui donc ne serait plus le moyen de rien. Cette « fin ultime » ou fin en soi ne peut être que l’existence de l’être qui a précisément une valeur absolue, qui n’a donc pas de prix mais une dignité, et qui est l’homme en tant que sujet de la loi morale (paragraphes 84 et 87).
Voilà qui honore donc l’invitation que la beauté faisait à la raison. La réflexion téléologique sur la nature nous conduit à penser qu’elle est là pour la moralité. Or nous avons vu que la beauté favorise précisément son règne. De sorte que la téléologie à laquelle la beauté nous a conduits nous reconduit à la beauté :
« Nous pouvons considérer comme une faveur que la nature nous a accordée le fait qu’elle ait distribué aussi richement, sur les choses utiles, par surcroît de la beauté et du charme, et pour cela nous pouvons l’aimer, tout comme nous pouvons la considérer avec respect à cause de son incommensurabilité et nous sentir nous-mêmes, dans cette considération, ennoblis – exactement comme si la nature avait installé et décoré sa scène majestueuse proprement dans cette intention » (paragraphe 67).
En produisant les formes que nous regardons avec faveur, la nature semble donc nous faire à son tour une « faveur », qui est, précisément, de favoriser l’advenir de la moralité. En se faisant belle, la nature se fait l’occasion d’un désintéressement de notre satisfaction. Or si les intentions de l’artiste, quelles qu’elles soient, sont à coup sûr différentes16, on a vu les raisons que l’on a de penser que la nature, quant à elle, se fait belle à cette fin. Chacune des beautés de la nature semble donc nous dire que la nature est l’alliée de la liberté, qui s’exprime dans la loi morale. C’est notamment ce que semble nous chanter le rossignol, que nous aimons pour cela, alors qu’une imitation de son chant, aussi virtuose soit-elle, nous paraît insipide (c’est-à-dire inintéressante)17. Et c’est pourquoi l’homme a, envers lui-même, un devoir de protéger la beauté de la nature, ainsi que ce qu’elle lui donne à entendre, à quoi il importe que nous ne devenions pas sourds18.
Antoine GRANDJEAN
1- L’expression « esthétique de la réception » a été forgée par Hans Robert Jauss et l’école dite « de Constance ». Elle désigne chez Jauss le discours qui loge la signification d’une œuvre dans sa relation à son public (Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Paris, Gallimard, 1996, notamment p. 43 sqq.). Nous lui donnons le sens large de « discours qui traite du beau depuis l’expérience que le sujet en fait ».
2- C’est l’allemand Baumgarten qui introduit le terme, en 1735, dans ses Méditations philosophiques sur quelques sujets se rapportant au poème, avant de publier, en 1750, la première Esthétique. L’esthétique, qui désigne alors au sens large la science de la connaissance sensible en général, devient, au sens restreint, la science de la beauté, Baumgarten considérant que la connaissance de la beauté est la connaissance sensible parfaite. Le nom de la science de la connaissance sensible en général devient (par métonymie) le nom de la science de la connaissance sensible parfaite. La référence à la sensibilité s’estompera ensuite au profit de la seule idée d’un discours portant sur le beau. C’est au contraire cette référence au sensible que dénote le terme chez Kant, qui n’adopte pas son sens contemporain restreint.
3- La faculté de juger téléologique, étudiée dans la seconde partie de l’ouvrage, appartient à l’espèce logique du jugement. Juger d’un objet en termes de finalité, c’est lui appliquer le concept de fin (télos). La faculté de juger téléologique est bien téléo-logique.
4- Sur cette question, voir Logique, paragraphes 17-30, trad. Guillermit, Paris, Vrin, 1997, p. 110-120 ; Critique de la raison pure, Doctrine des éléments, paragraphe 9, A 70-76, B 95-101, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 3e éd., 2006, p. 156-160.
5- Pour le logicien, le jugement de goût est en revanche un jugement singulier quant à la quantité (cette rose), affirmatif selon la qualité (est), catégorique selon la relation (affirmation de l’appartenance simple d’un prédicat à un sujet), assertorique selon la modalité (affirmation d’un fait).
6- Sur ces distinctions, voir aussi Métaphysique des mœurs, Introduction, t. I, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1994, p. 160 sq.
7- Kant ne se contente pas de contester que le jugement de goût soit un jugement de connaissance. Il rend positivement raison de l’apparence qui a conduit certains de ses prédécesseurs à les identifier. Cette dimension archéologique est un trait constant de la critique kantienne.
8- Critique de la faculté de juger, Remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1995, p. 253.
9- Voir le texte présenté dans le Dossier.
10- Psychologie empirique (1732), paragraphe 545, réimpression de la 2e éd., Hildesheim, Olms, 1968, p. 421.
11- Métaphysique (1739), paragraphe 662, réimpression de la 7e éd., Hildesheim-New York, 1982, p. 248 ; Esthétique, paragraphe 14, Hildesheim-Zürich-New York, Olms, 1986, p. 6.
12- Premiers Principes de toutes les belles-lettres (1748), paragraphe 23.
13- Notamment Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain (parution posthume en 1765), II, 21, 46 et 58, Paris, GF-Flammarion, 1990, pp. 166 et 172 ; Essais de théodicée (1710), I, 33 et III, 278, Paris, GF-Flammarion, 1969, pp. 123 et 284. Même définition chez Wolff, Psychologie empirique, op. cit., paragraphe 511, p. 389 ; Pensées rationnelles au sujet de Dieu, du monde, de l’âme de l’homme et aussi de toutes choses en général (1720), paragraphe 404, Hildesheim-Zürich-New York, Olms, p. 247 ; et Baumgarten Métaphysique, op. cit., paragraphe 655, p. 243.
14- On pourrait identifier un intérêt social du jugement de goût d’un tout autre style, qui serait lié au contraire à la « distinction » et à la séparation opérée par un « bon goût », dont le rôle serait d’abord celui d’un marqueur social venant sanctionner les différences de classe. Il n’empêche que l’intérêt pris à ce qui est désintéressé, quel que soit cet intérêt, ne peut suffire à réfuter le caractère désintéressé de ce qui est, par surcroît, intéressant.
15- Anthropologie du point de vue pragmatique, paragraphe 69, trad. A. Renaut, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 205.
16- D’où le « privilège de la beauté naturelle sur la beauté artistique » (paragraphe 42). Il ne signifie pas que la beauté naturelle est plus « belle » que la beauté artistique (Kant écrit le contraire), mais que la première est plus intéressante pour la raison.
17- Remarque générale sur la première section de l’Analytique et paragraphe 42.
18- Métaphysique des mœurs, op. cit., t. II, Doctrine de la vertu, paragraphe 17, p. 301 sq.