Je salue la dame en jaune, prenant soin de fermer toutes les portes derrière moi afin d’éviter que les éléments et les animaux entraînent la destruction prématurée du musée. Une fois assez loin pour en voir une plus grande partie, je remarque quelques jeunes arbres qui poussent d’un côté du toit – la fin se profile déjà. Si j’avais le Doux-espoir, je crois que je prendrais la dame avec moi. J’aimerais bien que Bar et Ferg la voient qui les dévisage. Papa trouverait ça débile. Maman apprécierait sans doute la compagnie de son sourire.
Je n’ai pas besoin de trouver le chemin de la rivière pour remplir mes bouteilles : on tombe au beau milieu de la rue sur un ruisseau vif et clair. Parfois, quand il fait sec et chaud durant longtemps puis qu’il pleut, l’eau glisse sur le sol sans avoir le temps de l’imprégner autant que si elle tombait sur une terre humide. Je mets en bouteille les précipitations de l’orage auquel j’ai assisté du haut de la tour.
À force de grimper, on quitte la ville pour retrouver la campagne et se diriger vers l’encoche loin dans les collines. Le terrain moutonne. On marche à travers champs, sans plus suivre d’ancienne route désaffectée, même si on va dans le même sens que la voie ferrée qu’on longe pendant quelques cailloux.
Quand on descend dans une vallée, je perds l’encoche de vue, mais on la retrouve toujours une fois gravi le versant opposé. En chemin, je prends des repères plus proches mais sur la même ligne, ce qui nous permet de garder le cap toute la matinée. Les arbres à feuilles larges ici et là donnent un aspect boisé au paysage. Les espaces ouverts, autrefois des champs cultivés, sans doute, sont devenus de la lande que quadrillent d’épais taillis qui ont dû commencer sous la forme de haies. D’après mon tout nouveau guide des arbres, il y a là de l’aubépine, des hêtres et des noisetiers – et sinon, des ronces, assez abondantes pour que je mette mes bottes. Même si négocier les taillis ne pose guère de problème, car les animaux ont ouvert leurs propres sentes au fil des ans, et que je ne peux pas m’empêcher de chercher des marques de pas humaines parmi les empreintes de sabots et de pattes, je ne m’attends pas à en trouver, et je n’en trouve pas. Dans les intervalles, ce sont de vastes étendues d’herbe et de fougère ponctuées de buissons. Jip adore la lande : elle lui offre un terrain de chasse idéal et tous les lapins dont il peut rêver.
Il cavale sans arrêt. J’en viens à craindre qu’il se fasse du mal. D’après Papa, les terriers sont parfois bêtes au point de courir jusqu’à se tuer, mais j’ai du mal à le croire. Avec le recul, je me rends compte que c’était un inquiet dissimulant ses angoisses sous des accès de sévérité et de rage survenant sans prévenir, comme des orages par beau temps. Redouter que des terriers fassent des crises cardiaques, c’était céder à la peur. La peur de quoi ? Aucune idée. Il s’inquiétait peut-être simplement de pouvoir perdre un chien précieux. Bref, Jip rapporte trois lapins avant de se reposer en me tenant compagnie. Quand un lièvre jaillit d’un bouquet d’ajoncs à proximité, il s’élance, puis s’immobilise aussitôt et se tourne vers moi, remuant la queue et tirant la langue. Il est ravi de prendre le soleil. Moi aussi.
Il fait chaud. L’ampoule sous la sangle de mon sac se met à me faire mal vers midi, quand le soleil atteint le zénith. On est à la saison des baies : j’en ai dégusté et ramassé pendant toute la matinée. On fait une pause au bord d’un étang, sous un saule. Je mange mes baies restantes et un bout de viande séchée. Jip boit à grand bruit et dérange un truc qui, dans un vacarme d’éclaboussures, traverse l’eau pour filer en bruissant dans les hautes herbes sous la jetée de la berge opposée. Le chien suit cette fuite des yeux, oreilles dressées, mais s’assied sur son arrière-train pour haleter dans l’ombre d’un noisetier.
J’inspecte mon bras, qui paraît en voie de guérison, avant de me demander comment gérer mon ampoule douloureuse à l’épaule. Il y avait des touffes de laine sur les ronces – j’aurais dû en ramasser pour confectionner un coussinet qui amortisse la pression de la sangle. Je décide de rectifier le tir dès qu’on repart. Cette laine accrochée aux ronces indique la présence de moutons dans les environs. Et si j’en tirais un à l’arc ? De la viande fraîche tomberait à pic, et je pourrais en fumer un peu pour l’emporter. Mais les lapins et les baies ne manquent pas, et tuer un animal aussi gros me paraît un gaspillage sur le moment. Je n’ai aucune intention de passer assez de temps sur la terre ferme pour devoir faire des réserves, sans parler d’en transbahuter. Je trouverai à me nourrir, je parie. Désormais, j’en sais davantage sur la faim, mais à l’époque, je crois aller vite et voyager léger. J’ignore encore qu’il vaut mieux parfois se hâter lentement. Là, tout de suite, j’ai même un peu honte de me reposer à l’ombre des arbres et d’utiliser un chouette bouquin tout neuf pour les identifier. Je devrais plutôt faire l’effort de marcher toute la journée, sans perdre une heure de soleil.
Je revois dans ses moindres détails cette étape au bord de l’étang, y compris les couleurs vives des libellules planant et voltigeant au-dessus de l’eau. Je me revois m’allongeant de tout mon long pour admirer le ciel bleu derrière l’écran vert pâle des feuilles de saule. Je rappelle avoir songé qu’au lieu de tuer un mouton, je pourrais faire sécher au grand air de la chair de lapin sur mon sac à dos afin d’avoir à manger si Jip et moi, on fait chou blanc. Ensuite, on repart vers l’encoche, et je n’ai presque aucun souvenir des deux ou trois jours suivants, parce qu’en fin de compte, mon bras ne guérissait pas si bien.
Je marche dans une sorte d’hébétement, en comptant mes pas, les cailloux, et en dormant sous les arbres. Je sais qu’on a longé des maisons, beaucoup de maisons, mais je n’ai aucun souvenir d’en avoir visité une. Je sais que je me suis rendu compte à un moment que j’avais oublié de transférer mes cailloux d’une poche à l’autre, alors que je n’avais pas oublié de compter mes pas. Je bois de l’eau en quantité. J’arrête de parler à Jip. Mon bras m’a donné de la fièvre, je crois. L’encoche dans les collines ne se rapproche plus. Je compte toujours mes pas. Un jour, je m’endors sous un chêne pendant le repas de midi et, à mon réveil, je tremble de froid, il fait nuit et le chien aboie après moi. Je me réfugie dans mon sac de couchage et j’y reste. Pendant deux ou trois jours, je ne fais que dormir, frissonner, sortir du sac de couchage en titubant pour chier, puis, quand je n’ai plus rien à évacuer, j’avale les derniers biscuits d’avoine et je me dis que c’est idiot de mourir ainsi. Jip ne m’abandonne pas : il me communique sa chaleur la nuit et me tient compagnie le jour. Parfois, il s’esquive pour rapporter des lapins, mais je n’ai pas la force d’allumer un feu, alors il les mange et je le regarde faire.
Si j’ignore combien de temps je suis malade, je sais à quel moment je décide de partir. J’ai rampé jusqu’à l’eau où je remplis mes bouteilles quand, soudain, le silence tombe.
Les oiseaux se taisent. Le vent se calme et les feuilles au-dessus de nous cessent de bruire. Je me tourne vers Jip qui, statufié, scrute le bois sur la berge opposée. Les poils se hérissent sur ma nuque. Je ne vois rien. Peu à peu, les bruits réintègrent le monde, mais, l’espace d’un instant, j’ai eu la certitude absolue qu’on m’observait. Sans bienveillance. Et même si j’ai encore de la fièvre et que je vomis presque tout ce que je bois, il me paraît impossible de rester là. Je regagne tant bien que mal ma tanière où, aussitôt, j’encorde mon arc et je pose une flèche à côté. Puis, un œil sur ce bois, je fais mon sac à dos, je sors de la forêt de saules et je gagne la lande. J’ai une migraine épouvantable et les articulations pleines de gravier : le moindre mouvement est aussi disgracieux que pénible. Malgré tout, l’impression que j’ai ressentie près de l’eau est si intense que je dois m’éloigner au plus vite.
Il n’y a peut-être rien, ce jour-là. À part le souvenir de ce qui s’est frotté contre l’angle du musée quelques nuits plus tôt. Mais il se peut aussi qu’une créature voie en moi une proie, comme je considère les lapins ou les daims. Ou les moutons.
Malade, je tremble et titube. Pourtant, toute la journée, je vais marcher, l’arc brandi, une flèche encochée. Quand je m’arrête enfin, au soir, j’ai la main si engourdie que je dois la masser pour la ranimer.
Je fais halte dans une maison. Je veux des portes et des murs. Elle est en briques, à étage, avec un toit intact, et elle se dresse au bord d’une grande mare au milieu d’un bosquet qui a envahi le jardin alentour. J’entre par une fenêtre brisée au rez-de-chaussée. Les jeunes arbres poussent si près des murs que leur feuillage assaille les vitres intactes – on ne voit presque rien dans l’ambiance confinée. L’escalier paraît sûr, même s’il grince quand je le gravis avec prudence pour rejoindre l’étage supérieur, moins sombre, où je trouve deux chambres et une salle de bains – celle-ci a une cheminée, mais, bizarrement, pas les autres pièces. Je suis dans un état pitoyable. De toute évidence, cette journée de marche était une erreur. Je tremble sans arrêt. Jip doit penser que j’ai un souci, car il n’a pas entamé la chasse aux rats par laquelle il marque normalement son entrée dans une maison inconnue. Planté à mes côtés, il lève la tête pour ne pas me quitter des yeux.
Dormir, je dis. Je veux dormir. Et un feu. J’ai froid.
Le soleil de cette chaude journée n’est pas encore couché, mais j’ai les dents qui claquent. Je casse des chaises à coups de talon, puis j’allume un feu dans la cheminée de la salle de bains. Il prend vite, car elle tire bien. Je retourne dans les chambres extraire les tiroirs de la commode, je saute dessus à pieds joints, et j’entasse le bois près de la grille du foyer. Ensuite, je déroule mon sac de couchage et, alors que je me trouve dans une maison qui comporte deux chambres, je m’allonge par terre dans la salle de bains. Je m’endormirais tout de suite si mon bras me démangeait autant que depuis mon accostage, mais le fait même que je ne le sente plus commence à m’inquiéter et à m’obséder. Je me demande si l’infection n’a pas empiré au point de tuer ses terminaisons nerveuses, et si j’ai fait tout ce chemin, sur un coup de tête, pour finir en tas d’os et de haillons anonyme sur le sol d’une maison déserte où nul ne passera jamais plus – une mort solitaire, loin de la mer.
Je me dresse sur mon séant et me force à dénouer le bandage, ne sachant que trop bien que j’aurais dû le changer depuis des jours. Je m’attends à voir des chairs putréfiées, noircies, mais, en fait, le miel a commencé à agir. Je devrais faire bouillir le pansement avant de le remettre. Tandis que j’envisage un plan d’action et que j’essaie d’évaluer si j’ai l’énergie de le mettre en pratique, je fais la seule chose dont je sois capable.
Je m’endors. Sans transition, je me réveille en plein jour, la bouche sèche comme de la paille et une odeur de cadavre dans les narines. Au bout d’un moment, je me rends compte que l’odeur vient de moi. La honte m’envahit, même s’il n’y a que Jip qui me voie. Il s’approche et me lèche la figure pour me montrer qu’il s’en fiche, au moins je suis toujours en vie, puis il sort, sans doute pour chasser.
Je bois goulûment à ma bouteille, puis je me lève un peu vite, ce qui me vaut un haut-le-cœur. Quand je marche, mes jambes semblent se plier dans tous les sens et la pièce pivote de façon alarmante. J’ôte mes habits crasseux que j’emporte en bas, prenant appui contre le mur de l’escalier.
Je ressors par la même fenêtre et je gagne à pas prudents la mare alimentée par un petit ruisseau qui dévale le versant qu’elle jouxte. L’eau n’est donc pas stagnante. J’y bois un peu, puis j’entreprends de laver mes fringues. Il faut que je frotte et que je rince plusieurs fois pour les ravoir propres, mais je finis par y arriver. La puanteur ne venait pas que de mon vomi : il y avait aussi la sueur dont j’avais détrempé le reste de mes vêtements pendant ma fièvre. Et ma saleté. Je les étends sur un fourré, je m’immerge et je me frotte sous toutes les coutures avant d’en faire autant pour mes cheveux, la tête dans la mare. Elle est glacée, mais je n’ai jamais nagé dans de l’eau chaude : les picotements ont quelque chose de réconfortant, à leur manière. Je me retourne sur le dos et je nage jusqu’au milieu où je fais la planche en contemplant le ciel. Je ressens l’exultation qui arrive quand on a été si mal qu’on en a oublié ce que c’est qu’aller bien. Je suis encore fragile, voire un peu malade, mais le pire est passé. En voie de guérison, comme dit Papa.
Tu peux travailler aujourd’hui parce que tu es en voie de guérison.
Mais la chaleur tombe et le soleil descend. En flottant là, je m’avise que j’ai dû dormir vingt-quatre heures d’affilée. Il va bientôt refaire nuit.
Jip rapporte un lapin au bord de l’eau et le laisse choir en poussant un jappement qui m’indique que c’est pour moi.
Je sors, je ramasse la bestiole, mon linge, puis je rentre. Je fracasse d’autres meubles et je rallume le feu dans la salle de bains. J’ai repris assez de forces pour fouiner, ce qui me permet de dénicher deux marmites et un bon couteau dans la cuisine, ainsi qu’un pot en plastique au couvercle plat et à l’étiquette passée : SAVON À BARBE. Il sent vaguement le propre – le fantôme d’un parfum. Du coup, je décide de mettre de l’eau à chauffer dans une des marmites et de relaver mes fringues à l’aide de ce savon. Le couvercle casse quand je l’ouvre, mais, aujourd’hui encore, il m’en reste un morceau minuscule enveloppé dans un bout de tissu. L’odeur a fini de se dissiper, mais il m’arrive de le déballer pour le sentir, et je m’imagine capter le souvenir de ce qu’il a été.
Ce soir-là, j’essore mes vêtements qui embaument et je les étends devant le feu : ils sécheront durant mon sommeil. Je fais bouillir le lapin avec une branche de romarin que j’ai cueillie près de la porte de la cuisine. Ça n’a pas beaucoup de goût, mais je dévore tout, puis je plonge dans un sommeil profond. Je me réveille une fois, pour voir Jip allongé par terre face à l’escalier. Il monte la garde, au cas où quelque chose monterait voir ce qu’on fabrique, ce qui me rassure. Je lui murmure que c’est un bon chien et je me rendors.
À mon réveil, il n’est plus là.