21.

Key ayt voo


Le pendentif est une clé. Je ne trahis rien en l’écrivant. Je sais que c’en est une parce qu’elle me montre le mot dans son dictionnaire par la suite, alors qu’elle essaie de me faire dire où je l’ai trouvée et ce qu’est devenu l’individu à qui je l’ai prise. Et je ne trahis rien pour la simple raison que le mystère demeure sur ce qu’elle ouvre. Mon récit ne raconte pas un voyage mystérieux qui se terminerait sur l’ouverture d’une porte merveilleuse par une clé magique. Ce n’est pas ce genre d’histoire. Je la rédige du mauvais côté d’une porte verrouillée qui n’a pas de clé et dont j’ignore si elle finira un jour par s’ouvrir.

Bon, je n’ai que sa parole, j’imagine. Ça ne ressemble à aucune clé que j’aie pu voir. Et ce qui l’intéresse, c’est plutôt de qui je la tiens et comment. J’essaie de lui expliquer que je l’ai trouvée au sommet de la tour, mais ma réponse ne fait que l’énerver. Elle ne me croit pas. Elle me demande sans arrêt où est l’homme, en plantant son doigt sur les mots « où homme ». Et aucune de mes explications ne lui convient – pas homme – quel homme – trouver clé – trouver clé sur tour – pas savoir –, toutes mes réponses remuent le couteau dans une plaie invisible.

Elle me secoue avec rage et me regarde droit dans les yeux.

Ay voo ? elle dit. Voo, Griz. Kee ayt voo ?

Je ne peux que hausser les épaules, toujours perplexe.

Je ne sais pas ce que vous voulez, je dis. Moi, je n’ai rien contre vous.

Elle me ligote les mains dans le dos avec un autre collet, puis relâche le nœud coulant qui m’étranglait. Jip revient tandis qu’elle m’attache au métal rouillé qui fixe les sièges aux gradins du stade. Inquiet, il lâche un lapin à mes pieds et nous regarde, sentant la tension qui règne. Elle se redresse, crache encore quelques mots à mon adresse, puis s’éloigne vers les chevaux.

Jip la suit des yeux, puis les pose de nouveau sur moi et il gémit, étonné – je n’ai pas ramassé le lapin et je ne l’ai pas non plus gratté entre les oreilles.

On est dans la mouise, mon gars, je dis.

Je tire sur le lien qui m’entrave les poignets, et je renonce aussitôt, de peur de me taillader les veines.

Il me voit grimacer, gravit les marches au trot, scrute mes mains attachées dans mon dos. De nouveau, il gémit.

Ça va, je fais. Tout va bien.

Il me lèche les poignets. Du bout des doigts, je lui gratte le cou de mon mieux. Puis il s’écarte et aboie.

Ne t’en fais pas, je dis. Elle finira par se calmer.

J’ai tort. Elle revient, menant les chevaux par la bride, les met à paître sur le terrain envahi par les mauvaises herbes, gravit les marches en portant mon sac, me dépasse, emprunte une entrée où celles-ci disparaissent dans la structure. Le palier forme une grotte de béton au flanc du versant. Elle y dresse son campement, allumant un feu et déroulant son sac de couchage. Si je me dévisse le cou, j’arrive plus ou moins à voir ce qu’elle fabrique.

Elle parle toute seule, à voix basse, d’un air rageur. Après avoir défait mon sac et déversé son contenu par terre à ses pieds, elle les étale avec grand soin, puis les trie. J’ignore ce qu’elle cherche, mais elle ne le trouve pas. Ça l’irrite encore plus. Elle s’accroupit pour m’observer comme si tout ce qui ne va pas dans le monde était ma faute. Son silence et la fixité de son regard me perturbent. Il n’y a plus trace de sa version juvénile, celle qu’elle m’a fait voir plus tôt ce jour-là, avant le coucher du soleil.

Quand la nuit tombe, le toit et les murs en béton du palier où elle a fait son feu dessinent un cube de chaleur dans l’obscurité. Je ne me ressens que davantage la fraîcheur du soir. Le froid s’accentue – aucun besoin d’avoir une truffe de chien pour sentir la pluie dans l’air. Jip monte les marches et la regarde. Elle l’ignore. Il s’assied et aboie, une fois. Vu l’attention qu’elle lui porte, elle pourrait tout aussi bien être sourde.

Elle ne me donne rien à manger ni à boire, et me laisse le dos calé contre les armatures de siège. J’essaie de scier le fil de fer sur les vieux supports métalliques, mais ça fait mal et, en les palpant du bout des doigts, je constate que je n’arrive guère qu’à les débarrasser de la rouille et à leur rendre leur lissé. Mon entrave ne semble pas du tout disposée à céder – si quelque chose doit être scié, ce seront mes poignets. Je n’ai d’autre choix que d’attendre. Elle refuse de me donner mon sac de couchage ou de me permettre de m’allonger. J’ai déjà passé de mauvaises nuits dans des coins étranges et je peux dormir dans presque toutes les conditions si la fatigue s’en mêle, mais là, c’est bien pire. Et ça ne s’arrange pas, surtout quand les visiteurs nous tombent dessus.

Il y a tout d’abord la gêne physique. Au fil du temps, j’ai l’impression que le rembourrage entre mes os et le béton froid se réduit. Ensuite, avoir les mains liées dans le dos m’endolorit la nuque, les épaules, et m’endort les bras. Je ne cesse de remuer les doigts pour éviter de m’engourdir. Si la position la moins incommode, la tête en arrière et appuyée sur le siège en plastique, m’oblige à scruter le ciel nocturne, elle me soulage un peu la nuque.

Mais pas le cerveau : mon esprit m’empêche de dormir tout autant que l’inconfort. Je tâche de garder mon calme, en vain. Mes idées noires tourbillonnent follement, comme les pales d’une éolienne par grand vent. Je reviens sans arrêt sur ce qui s’est passé depuis que j’ai rencontré John Dark. Je me figurais qu’on avait plus ou moins établi un rapport de confiance. Elle était venue à mon aide, et moi, en retour, je l’avais soignée. Il me semblait aussi qu’on se comprenait un peu, grâce au mime et au dictionnaire.

Croiser l’une des rares personnes qui restent dans ce vaste désert et découvrir qu’on ne peut pas discuter faute de parler la même langue, c’était déjà une sale blague, mais on avait réussi à se débrouiller. Le pire, c’est que je l’aimais bien. Si je n’avais pas grand monde à qui la comparer, comme je l’ai déjà dit, je la trouvais plutôt fiable. Et sincère. Il ne m’avait pas semblé qu’elle tentait de me pousser à l’apprécier ou à lui faire confiance. Je prenais son attitude au premier degré : dure, rugueuse, mal embouchée, mais honnête. Brand, avec le recul, était trop bon conteur pour que quelqu’un de plus habitué que moi aux autres lui fasse confiance. Il se donnait en spectacle. Un jour, j’ai récupéré un livre intitulé Traité de prestidigitation des pièces de monnaie, de J.B. Bobo, et j’ai passé tout un hiver interminable à m’entraîner aux tours de magie qu’il présente. Ce qui permettait leur réalisation – en plus de doigts agiles –, c’était d’amener les gens à observer la mauvaise main au bon moment et donc à louper ce qu’on faisait en réalité. Brand procédait de cette façon. Son sourire et ses histoires faisaient partie de la mise en scène : pendant que tu regardais ailleurs, il te faisait les poches. John Dark ne lui ressemble en rien. Et une question gênante m’obsède. Comment j’ai pu me tromper sur elle à ce point ? Qu’est-ce que j’ai mal compris de vital dans nos échanges hésitants ? Pourquoi elle paraît soudain se méfier de moi autant que je me méfie de Brand ? Les regards qu’elle m’a adressés et les mots qu’elle m’a crachés au visage après avoir découvert la clé à mon cou donnent le sentiment qu’elle s’estime dupée ou trahie. Mais par quoi ? Où est le rapport entre la clé et Kel Kun Demoevay ? Ou je me trompe depuis le début et elle a toujours présenté un danger pour moi. Ça m’étonne qu’elle ait prévu de me piéger dès notre rencontre, mais va savoir. Peut-être qu’il lui fallait juste une paire de mains supplémentaire pour la recoudre. Non, ça n’a aucun sens. Rien n’en a. Ces réflexions tournent dans mon crâne, sans fin, m’empêchant de dormir et même de me reposer.

Si j’ai senti la pluie dans l’air, je ne la vois pas arriver – les nuages noirs qui nous surplombent masquent les étoiles et la lune. Mais je la sens quand les premières grosses gouttes tombent de l’obscurité sur mon visage tourné vers le ciel. Je cille pour chasser l’eau de mes yeux, puis je baisse la tête d’instinct au moment où l’averse se déchaîne. En trois secondes, je me noie presque. La pluie martèle le béton avec une telle violence que les gouttes me font l’effet de rebondir pour détremper le petit peu de moi qu’elles ont pu manquer à la descente.

Jip aboie après l’averse, puis je sens des mains dans mon dos et j’entends toute une litanie de ce qui doit être des jurons en français : John Dark, qui a eu pitié de moi, me détache et me traîne dans sa grotte sèche et chaude. Elle m’y rattache les poignets, devant moi, cette fois, ce qui est beaucoup mieux, avant de me faire asseoir sur mon propre sac de couchage contre le mur opposé de l’autre côté du feu.

Merci, je dis.

Elle grogne et s’adosse, le regard aussi dur que le béton auquel elle s’appuie.

Je ne sais pas ce que j’ai fait de mal, je dis.

Door may, elle dit, avec une pantomime où elle ferme les yeux et pose la tête sur ses mains jointes. Door may.

Quoi que ses mots signifient, elle veut de toute évidence que je dorme. Je n’ai rien contre. La journée me laisse dans un état d’épuisement total après le tour qu’elle a pris, mais j’ai l’esprit trop chamboulé pour que mon corps se repose. Son regard me transperce par-dessus les flammes courtes du feu. Comme ça devient difficile à supporter, je me tasse sur moi-même, fermant les yeux pour ne pas avoir à choisir entre le soutenir – et peut-être irriter davantage la femme – ou l’éviter – et sans doute lui paraître plus louche. De façon inattendue, ça m’aide à me calmer. Privé de la vue, j’écoute : le tapotis de la pluie sur le béton semble presque aussi reposant que la rumeur de la mer dont j’avais l’habitude en m’endormant. Même si je garde le dos humide, la chaleur que je ressens devant moi me sèche et m’assoupit. Jip vient se coller à moi et la tiédeur de son corps pallie mon inconfort autant que ma tristesse et ma solitude. Dans ces conditions, faire semblant de dormir pourrait vite devenir dormir tout court, si une idée ne persistait à me ricocher dans le crâne.

Pourquoi John Dark veut-elle que je m’endorme ? Qu’est-ce qu’elle va faire quand j’aurai sombré dans l’inconscience ? Je doute qu’elle veuille me blesser. Ou me tuer. Elle en a eu l’occasion dès l’instant où elle m’a passé le nœud coulant autour du cou. Sur notre île, je ne me doutais pas que notre visiteur comptait nous dévaliser, et il s’est gardé de le faire d’entrée de jeu – il a attendu qu’on dorme. Se méfier du sommeil, c’est affreux. Brand ne s’est pas borné à voler ; il m’a laissé un cadeau détestable qui a continué de m’empoisonner la vie en me privant de la seule possibilité de récupération physique. Dans l’une de mes lectures, quelqu’un « a tué le sommeil ». Voilà ce que cette ruse m’a fait. Mon sommeil n’a pas été vraiment tué, mais, depuis le vol, il est entrecoupé et ça empire – au point que le repos me fuit. J’ouvre alors les yeux et je découvre qu’elle m’observe toujours. Elle arbore une mine satisfaite, comme si elle me prenait sur le fait.

Elle pointe un doigt vers moi.

Voo, elle dit. Puis on jurerait qu’elle parle anglais. Deux mots à peine, mais c’est presque certainement de l’anglais. Freeman voo ?

Ça m’échappe.

Voo, répète-t-elle. Cette fois, elle brandit la clé et décoche de petits coups dans ma direction. Ate voo an Freeman ?

Les deux mots semblent n’en faire plus qu’un.

Non, je dis. Je lui montre mes poignets attachés. Non, je ne suis pas un homme libre.

Elle secoue la tête, comme si elle ne me croyait pas.

Pew-tan, elle fait, avant de rajouter deux bouts de bois sur le feu et de se tasser contre le mur, de sorte que les flammes lui cachent les yeux.

La pluie tombe sans faiblir durant une heure. Quand elle se calme enfin, son fracas reflue, laissant entendre les sons qu’elle masquait, les cascades sur les gradins et les allées, les ruissellements un peu partout, mais surtout la respiration de John Dark. Bon, sa respiration ne serait pas assez forte pour dominer tous ces bruits d’eau : John Dark ronfle.

Peut-être que si cet orage soudain n’avait pas éclaté, elle aurait refait mon sac après sa fouille. Ou peut-être qu’elle se serait contentée de pousser mes affaires en tas contre le mur. Hors de ma portée. Mais non. Elles restent étalées par terre. Et bien que le feu se réduise à des braises, la lueur rougeâtre me permet de distinguer le reflet de mon Leatherman.

Jip se réveille dès que je bouge. Son corps se raidit. Il faut qu’il reste tranquille. Je me tourne, je pose les mains sur lui et je le caresse pour lui communiquer par le toucher que tout va bien. Je ne veux pas qu’il émette un bruit susceptible de perturber le ronflement régulier de la dormeuse de l’autre côté du feu. Puis je me propulse à l’aide de mes coudes et de mes genoux, centimètre par centimètre, sur le béton froid, vers l’outil et – du moins je l’espère – la liberté.

Quelque chose me frôle. Je me fige, mais ce n’est que Jip qui va au bord du palier pour jeter un œil dehors et renifler l’air nocturne. Le léger cliquetis de ses griffes sur le sol dur me paraît horriblement fort, mais le ronflement se poursuit sans la moindre pause et je me détends.

Si je me focalisais moins sur le Leatherman que j’essaie d’atteindre, je remarquerais peut-être que le chien se fige. Et j’imagine que s’il faisait moins sombre, je verrais le poil se hérisser sur son échine. Mais bien que les nuages se soient évacués, laissant la lune poser un peu de lumière sur le terrain, je ne regarde pas Jip. Retenant mon souffle, je tends les mains vers l’outil multifonction. Le métal crisse sur le béton, un bruit ténu qui, là encore, me paraît assourdissant, puis je sens le poids familier du rectangle d’acier poli dans ma main et je découvre que je peux l’ouvrir sans difficulté malgré mes poignets entravés – il devient ainsi une paire de pinces.

Si je ne craignais de lâcher les pinces en les retournant tant bien que mal vers mes coudes, je décèlerais peut-être du mouvement sur le terrain en contrebas. Il doit bien y voir du bruit, même ténu.

Et si la facilité avec laquelle je glisse la mâchoire ouverte des pinces entre mes poignets assez loin pour placer le collet dans le coupe-fil au bas de la tenaille me réjouissait moins, je remarquerais peut-être que le ronflement s’interrompt.

Si je me focalisais moins sur ma libération, j’anticiperais mieux ce qui va se passer, j’imagine. Hypothèse inutile, en tout cas.

Le menton sur le béton humide, je me penche pour mettre tout mon poids sur mes doigts qui serrent les poignées du Leatherman.

Un déclic retentit, fort comme un coup de fusil, quand le coupe-fil tranche le collet. Puis l’événement se produit, qui en réunit trois en simultané.

Jip aboie et plonge dans la nuit.

John Dark dit pew-tan d’un ton furieux.

Et un cheval hurle dans l’obscurité en contrebas.