La journée commence tôt. Dès le début, elle se teinte de tristesse pendant qu’on selle les chevaux, qu’on sangle leurs sacoches et qu’on dit au revoir à la Maison Hospitalière.
Sur le moment, j’espère que tout ira bien et que je pourrai repasser par là un jour, mais le monde, si vaste et désert soit-il, regorge de beaucoup plus de surprises que tu l’imaginerais, et donc, avant même qu’il m’arrive ce qui va m’arriver, je sais que revenir dans ce havre de bonheur n’a rien de garanti.
On a pris – comme suggéré – les affaires qui nous seront utiles, apprécié le confort et le calme de la maison, envisagé d’emporter le tourne-disque et décidé de le laisser. Un jour, quelqu’un d’autre passera par là et la musique remplira de nouveau les pièces. Je pense que le couple dans la baignoire le mérite bien.
Pendant que John Dark charge les sacoches, je cueille de la lavande sur le massif qui divise le jardin clos, puis je monte dire merci. Oui, c’est bizarre de saluer une baignoire pleine d’os, mais j’en ai envie. Je m’en acquitte vite, dans mon coin, car je ne veux surtout pas devoir m’expliquer. Je ne ressens ni honte ni gêne, rien de tel. Tout simplement, ça me paraît beaucoup trop compliqué de recourir aux signes et au dictionnaire. J’ai des doutes sur mes raisons, mais aucun sur la nécessité de le faire. Jip monte avec moi.
John Dark est déjà passée par là. Elle a vidé l’un des vases de ses tiges séchées qu’elle a remplacées par des roses fraîches, de grosses fleurs rebondies poussant sur le mur bien exposé de la maison. Leur odeur embaume la pièce. Je souris au chien avant de retirer d’un autre récipient un fagot qui tombe à moitié en poussière entre mes mains. Je dispose ma lavande et je salue de la tête les occupants de la baignoire.
Merci, je dis. Nous aussi, on a passé un bon moment ici.
Il n’y a que Jip pour m’entendre et il ne semble pas me trouver stupide. Je ferme la porte en repartant, et on descend. John Dark nous attend. Avisant les restes de tiges séchées dans ma main, elle a un bruit de gorge. J’ignore si elle est gênée que j’aie vu ses roses ou si elle croit que moi je le suis de révéler ma démarche – on n’abordera jamais le sujet.
Al on zee, elle fait d’un ton brusque. Foe part ear.
On ferme la maison en veillant à la laisser aussi étanche qu’on l’a trouvée, puis on enfourche nos montures et on se dirige vers l’est.
Au fond, la Maison Hospitalière est un lieu de mort qui enseigne une leçon dangereuse et séduisante : la mort n’a rien de terrible. C’est un repos bien mérité, un long sommeil paisible. Telles sont les idées qui me viennent alors que je m’en éloigne, et même s’il y a pire, ce ne sont pas des pensées idéales quand on a une tâche à accomplir. Je devrais les garder pour plus tard et y revenir une fois que j’aurai pris de l’âge. Elles vous émoussent, tandis qu’alors, je crois encore qu’il me reste des années à me frayer un chemin en terrain inconnu.
La fin arrive vite, et souvent sans prévenir.
Tout joyeux, Jip court en rond autour de nous alors qu’on descend la pente pour aborder un terrain plus plat et moins forestier que celui qu’on vient de traverser : même s’il reste boisé, on distingue çà et là les contours des anciens champs trahis par des haies droites qui ont poussé jusqu’à évoquer un genre de fortifications naturelles. Au cours de la première heure de trajet, on doit rebrousser chemin deux fois après avoir abouti dans un cul-de-sac de prunelliers impénétrables.
Soudain, on débouche sur une clairière praticable, mais envahie de berce du Caucase. À ce moment-là, je ne connais pas son nom, mais je l’apprendrai dans l’un des guides pris dans la Maison Hospitalière au cours des nombreuses nuits solitaires près du feu qui suivront. Si tu as déjà vu du persil d’âne, ça y ressemble, en beaucoup, beaucoup plus grand. Plus grosses que mon bras, ses tiges nervurées aux poils raides, tachées de violet, nous surplombent de trois ou quatre mètres. Elles portent un bouquet blanc en forme de bol, comme un parapluie retourné, de deux mètres de diamètre. Toutes les fleurs font face au ciel. Passer paraît facile entre ces tiges bien espacées. Jip s’élance à grands bonds, mais John Dark s’arrête net, se tourne vers moi, désigne les plantes et dit :
Pa bon.
Depuis le temps, je sais ce que ça signifie en anglais. Elle mime une vive démangeaison, puis elle relève sa capuche et tire sur ses manches pour se faire des gants. Je l’imite. On a parcouru trente mètres dans le champ de berce, et je suis en train de regarder la tige hérissée de l’une des plantes les plus énormes en me demandant si ce sont les poils qui sont pa bon, quand un bruissement et un cri retentissent, suivis d’un choc sourd et d’un horrible craquement, assez forts pour que je les ressente à travers les sabots du cheval. Le temps que je me retourne, John Dark a disparu. Je regarde de l’autre côté, au cas où je ne l’aurais pas vue me contourner, mais il n’y a plus que moi sous ces végétaux bizarres.
Puis Jip aboie et se précipite pour gratter le rebord d’un trou que je découvre dans la végétation au sol. John Dark et son cheval y ont chuté.
Je saute à terre et je cours à la fosse. Tous deux bougent : ils sont en vie, mais bien que j’y voie mal, je constate la gravité de la situation avant même que mes yeux s’habituent à l’obscurité. Avant même que le cheval se mette à hurler et qu’il essaie en vain de se relever sur ses jambes avant brisées pour s’efforcer de se dégager du tuyau rouillé dressé à la verticale qui l’a transpercé de part en part.
Il y a bien longtemps, quelqu’un a enfoui une citerne dans ce champ. Une grosse citerne. Elle est restée là tandis qu’il se changeait en jungle de berce du Caucase, puis la corrosion en a fait un piège en embuscade, jusqu’à ce qu’enfin John Dark longe une tige par le mauvais côté et crève son toit. Désarçonnée quand sa monture s’est empalée, elle a atterri dans trente centimètres d’eau.
Je la vois qui lève la tête vers moi, bouche bée – ce qui m’indique qu’elle est dans le bon sens et qu’elle ne risque pas de se noyer. Je cours au cheval de bât, j’attrape la corde qu’elle garde dans l’une des panières, j’en noue une extrémité autour de la base de la plus grosse tige de berce que je trouve, puis je regagne le trou au pas de course.
Jip jappe. John Dark crie mon nom, mais les hurlements de sa monture et les bruits d’éclaboussures m’empêchent d’entendre ce qu’elle peut dire d’autre. Je tire sur l’attache pour en éprouver la solidité, j’adresse une prière à un dieu auquel je ne crois pas, et puis je me laisse glisser dans la citerne le long de ma corde. Les aboiements de mon chien deviennent frénétiques.
Tout se passe mal et vite, en bas. Aujourd’hui encore, j’ai du mal à me souvenir de l’ordre des événements. Dans ma tête, c’est comme un vase brisé. Je vois les éclats, mais ils ne forment plus un objet intact.
Au fond de la citerne, l’obscurité règne. Le ciel brille au-dessus du trou dans le toit. Mes yeux essaient sans cesse de s’accommoder aux niveaux de luminosité contrastés.
Il vaut sans doute mieux que j’y voie mal, mais les flashs et les fragments qui me parviennent rendent la scène encore plus cauchemardesque.
John Dark a du sang qui lui ruisselle sur la figure et le nez tout de travers. Elle tente de ramper dans l’eau noire vers le cheval, mais sa jambe a un souci.
J’essaie de ne pas penser à l’animal qui, bloqué, se débat sur son pieu rouillé, les jambes avant démantibulées.
Il souffle des bulles roses en haletant et en hurlant.
Ses yeux fous sont les objets les plus blancs au monde. Plus brillants que le ciel au-dessus de nos têtes.
Titubant dans l’eau, je rejoins John Dark. Elle a réussi à se jeter au cou du cheval qui rue et se tord dans ses bras.
Croyant qu’elle essaie de le réconforter, je veux lui crier après.
Je suis en colère, si je me souviens bien. L’espace d’un bref instant, je crois l’être.
Je veux lui dire qu’on n’en est plus là. Lui dire ce qu’on doit faire, ce que je dois faire, maintenant, avant tout. Mais je n’ai pas les mots. Je n’ai que le couteau, dans ma main.
Je l’ai dégainé sans m’en rendre compte.
Aujourd’hui encore, cette scène m’apparaît comme un véritable cauchemar. J’ai l’impression d’y être.
Une partie de son visage me regarde.
Je pense qu’elle ne comprend pas.
Non, Griz ! elle hurle.
Je crois qu’elle ne veut pas que j’intervienne. Qu’elle n’a pas idée de l’horrible souffrance de l’animal.
Je vois alors qu’elle n’essaie pas de le réconforter, mais d’atteindre quelque chose de l’autre côté, sans y arriver. Elle le désigne à mon intention.
Ses doigts frémissent sous l’effet de la tension nerveuse. Ils se tendent vers ce que je devrais voir, ce à quoi je devrais penser.
Je me précipite de l’autre côté de la citerne pour tâcher de sortir le fusil de son fourreau.
Au début, il résiste, puis le pauvre cheval s’efforce de se relever dans un nouveau spasme, et l’arme se libère.
Veet, Griz ! elle hurle avant d’enfouir son visage dans la crinière pour ne plus voir.
Veet !
Je me penche par-dessus John Dark et je colle le canon comme je peux derrière la tête de l’animal, là où l’échine dorsale se connecte au cerveau. C’est une posture très malcommode. La crosse ne repose pas convenablement contre mon épaule. Je n’ai plus le temps de rechercher la perfection.
J’appuie sur la gâchette.
Je le répète : il arrive que les vieilles munitions fassent long feu.
Dans ce cas précis, la prière au dieu auquel je ne crois pas a dû trouver une oreille attentive, car la citerne tremble et résonne d’un coup de tonnerre. Sous l’effet du recul, la crosse dérape sur mon épaule et me percute la pommette.
Le cheval s’affale, à l’agonie.
Les oreilles sonnant, je perds l’usage de l’ouïe. Je ne sais pas que le recul m’a fendu la pommette et que je vais garder un cocard et l’œil injecté de sang pendant des jours. J’ignore si les sanglots étouffés que j’entends vaguement viennent de moi ou de John Dark.
Des deux, sans doute.
La sortir de la citerne pose un problème qui, sans la corde sur son cheval de bât, resterait insoluble. La jambe cassée, elle a reçu en chutant un coup formidable au visage et à la tête. Elle est trempée, comme moi, d’eau fétide. Il n’y en a que trente centimètres au fond, mais elle pue et le sang de l’animal s’y mélange désormais.
Par bonheur, elle s’évanouit dès ma première tentative d’extraction, la corde passée sous ses bras.
Soulever un tel poids mort, c’est terriblement difficile. Je n’y arriverai pas sans aide. Je la redescends. La voir affalée sur le cadavre de sa monture m’écœure. Je défais l’extrémité nouée à la grosse tige de berce, je la rattache au pommeau de ma selle, puis j’éloigne mon cheval.
Ça demande plusieurs essais. Elle encaisse d’autres coups quand je tâche de tendre la corde suffisamment pour pouvoir courir jusqu’au trou et la rattraper avant que le cheval, sous son poids, la rabaisse hors de ma portée.
Je réussis enfin à l’empoigner par la capuche et à la hisser hors de la citerne avant qu’il recule. Elle écope de quelques plaies et bosses supplémentaires, mais elle se retrouve à l’air libre, le souffle irrégulier, les yeux fermés comme si elle ne comptait plus jamais se réveiller.
Je ne sais pas quoi faire pour sa jambe. Je ne sais pas quoi faire ensuite. Mais elle est en vie. L’action stimule toujours la réflexion, donc je relance la corde et je retourne chercher ses sacoches, le fusil, et le couteau que j’ai perdu et que je mets une éternité à retrouver dans l’eau.
Son cheval ne bouge plus. Je lui flatte l’encolure en signe d’excuse – il est encore chaud – et je ressors. John Dark n’a pas repris connaissance entre-temps.
Il n’y a pas de jolie façon de faire ce qui suit. Espérant qu’elle reste inconsciente, je vais dans le bois qui borde le champ, je coupe des bâtons, je les rapporte et je les retaille à la longueur de sa jambe. J’ai vu ça, enfant, lorsqu’un des Lewisiens est tombé d’un toit sur North Uist. C’était simple. Je retire ma ceinture, la sienne, et je leur rajoute des crans avec la pointe de mon couteau.
Puis je lui fais très mal. Elle gémit, tressaille et, à un moment, elle ouvre les yeux sans rien voir en lâchant une plainte grave d’homme, mais elle ne se réveille pas tandis que je fends son pantalon pour examiner les dégâts, que je tâte sa fracture et que je la réduis comme je peux. Au jugé, je m’arcboute et je tire sur sa jambe jusqu’à aligner de mon mieux les fragments osseux. Elle gémit beaucoup. En guise d’attelles, j’attache deux bâtons de part et d’autre avec les ceintures, ce qui me facilite la tâche quand vient le moment de glisser les autres jusqu’à ce que sa jambe soit bien tenue – protégée par ce faisceau.
Je songe à lui redresser le nez tant qu’elle est évanouie, mais je n’ose pas. Je transpire d’effort. Et j’ai peur du résultat. Si je la réveille, autant que ce soit en faisant un truc utile : je n’aurai sans doute pas d’autre occasion. Je ramène le cheval de bât et je réorganise les sacoches sur ses flancs pour qu’elles forment une couche dans le sens de la largeur. Ensuite, je dépense mes dernières réserves de force et de chance pour la hisser dessus et l’y attacher. J’utilise la corde en la saucissonnant de telle sorte qu’elle ne risque pas de tomber.
Je tourne ma monture et, le cheval de bât sur nos talons, je repars à travers le champ de berce du Caucase en direction de la Maison Hospitalière.
Il se met à pleuvoir. Soit le dieu auquel je ne crois pas compense le coup de pot du fusil qui a tiré au premier essai, soit il a un côté malveillant. Ou alors, il en existe plusieurs et celui-ci aime marier le climat à l’humeur du moment.
Je n’essaie pas de me protéger de la pluie, vu le bain pris au fond de la citerne, mais j’étale sur John Dark le ciré que je comptais utiliser comme tapis de sol. L’idée me vient que je l’enveloppe dans son linceul, comme un cadavre, et je me demande si elle respirera encore quand je le retirerai.
On regagne la Maison Hospitalière par le même chemin. Le retour me paraît prendre trois fois plus de temps que l’aller. Au lieu de patrouiller autour de nous, Jip trotte à mes côtés en levant la tête de temps à autre pour voir comment je vais. Je lui dis que ça baigne, mais ma voix paraît confuse, piégée dans ma tête. Les arbres m’abritent un peu de la pluie, sans plus, et à mesure que je retrouve l’ouïe, je n’entends que les montures qui clopinent et l’eau qui goutte du feuillage. Puis on gravit le versant dégagé sous la pleine force de l’averse, et si les chevaux ne glissent pas trop sur l’herbe détrempée, ils semblent plus flageolants, le sabot moins sûr.
Je trébuche en mettant pied à terre devant la porte qu’on a quittée avec tristesse mais espoir le matin même et je tombe sur un genou. Jip aboie, soucieux, puis vient me lécher. Je me relève, et on regarde si John Dark a survécu.
Ôtant la bâche, je découvre ses yeux fixes, écarquillés. Je sentais mes jambes menacer de me lâcher quand elle cille.
Ça va, je dis. Ça va aller.
Sans me regarder, elle baisse les paupières et se détourne.
Elle s’attend sans doute à ce que je lui refasse mal. La descendre est à peine plus facile que la hisser. Je dégonde la porte d’une des cabanes de jardin délabrées et je l’appuie en biais contre une table que j’ai traînée hors de la maison, afin d’obtenir une sorte de rampe. Ensuite, je détache la blessée et je m’efforce de la tirer sur le sommet du plan incliné sans imprimer de mouvement trop brusque à sa jambe.
J’essaie d’aller le plus doucement possible, mais, une fois encore, je manipule un poids mort. Elle ne se plaint guère de mes efforts au début, puis garde un silence complet, pour la simple raison, je crois, qu’elle perd de nouveau connaissance sous l’effet de la douleur. Ou de son choc à la tête.
Une fois que je l’ai allongée dessus, je tracte la porte par terre, en haut du perron, puis dans la maison en m’écorchant les phalanges car on passe juste par l’encadrement. Enfin, la voilà à l’abri de la pluie.
Je juche le battant en équilibre sur un tabouret capitonné pour le mettre au niveau du canapé confortable devant la cheminée, puis je la fais glisser sur les coussins. Ses yeux papillonnent tandis que je lui retire de mon mieux ses vêtements détrempés, dévoilant d’autres vilaines contusions. Je pense qu’elle a aussi des côtes cassées. Je regarde son nez aplati sur le côté. Papa a redressé celui de Bar quand elle l’a écrasé sur le plat-bord du Doux-espoir après avoir glissé sur un rocher deux étés plus tôt. Je sais qu’il faut s’en occuper au plus vite. Comme il s’est déjà écoulé une demi-journée, c’est le moment ou jamais. Je le laisserais peut-être tel quel si elle respirait mieux, mais je pense que dégager ses narines la soulagera des accès de gros reniflements qui la secouent parfois. Je plaque donc mes mains sur ses tempes, je coince son nez entre mes pouces et je me dis que réduire sa fracture à la jambe était une autre paire de manches – autant y aller franco. Les dents serrées, je le lui tords de toutes mes forces pour le redresser. Elle gémit, ouvre les yeux d’un coup et les referme aussitôt. La torture que je lui inflige me soulève le cœur, mais en retirant mes mains, je vois avec plaisir qu’il a retrouvé sa place au milieu de son visage au lieu de toucher sa joue. Quand je la borde de couvertures, il me semble qu’elle dort, même si je n’ai aucune idée de ce qui peut différencier le sommeil du coma.
Je voudrais bien dormir sur l’autre canapé moi aussi, mais d’abord, j’allume un feu, avant de sortir ôter leurs sacoches et leurs selles aux deux chevaux que je conduis à l’abri sous un arbre.
Pour conserver mon énergie, je mange – sans y prendre aucun plaisir. Les pesh ont un goût amer et le lapin fumé est si coriace qu’il me fait mal aux dents lorsque je m’escrime à en extirper un restant de saveur. Ensuite, je mets sur le feu une marmite remplie d’eau et de viande de sanglier qui cuira pendant la nuit, et je me débarrasse de mes vêtements sales encore trempés.
Je n’ai pas été à poil depuis que j’ai nagé dans la piscine derrière la maison que j’ai incendiée. Et je ne l’ai jamais été en face de qui que ce soit d’extérieur à ma famille. Le froid, la fatigue, l’épuisement m’accablent, d’autant que je pense, au fond, que John Dark est plongée dans un coma dont elle ne sortira plus. Elle est en train de mourir : il n’y a qu’à voir les contusions sur ses côtes cassées. Je n’ai aucune idée des dégâts internes qu’elle a pu subir, aucun espoir de les traiter, quels qu’ils soient. Dans cet état d’hébétude, je reste un long moment devant les flammes, m’appuyant des deux mains au manteau de la cheminée pour laisser le feu me rôtir.
Lorsque je me retourne pour me réchauffer le dos, elle a les yeux ouverts, posés sur moi. Je lui rends son regard, puis je pivote et m’enroule dans une couverture. Je relève la tête. Elle a les paupières closes. J’ignore si elle a vu quoi que ce soit.
Elle ne dit rien le lendemain ni les deux jours suivants, où elle alterne entre un sommeil de plomb maladif et un état de veille sans confort ni dignité. Je la nourris, de pesh et de sanglier bouilli. À l’aide de bols et de casseroles, de gants de toilette pour l’essuyer, et d’une bâche sur les coussins du canapé, on gère ses besoins, puisqu’elle ne peut pas se lever. Ça m’est égal de l’aider à pisser et à chier, mais elle déteste devoir s’en remettre à moi.
Le seul point positif, c’est que son nez désenfle, et même si elle garde des yeux au beurre noir, ils encadrent au moins une arête plus ou moins centrée dans un visage symétrique.
Je crois comprendre son silence. Tel un terrier blessé, elle se retire en elle-même pour guérir. Le premier matin, quand je reviens dans la pièce en rapportant du bois de chauffage, Jip, grimpé sur le canapé pour s’allonger contre elle et lui communiquer sa chaleur, me regarde d’un air interrogateur.
Je lui dis que c’est bon.