3.

Qui es-tu ?


Toi, je t’ai trouvé un été où on faisait nous-mêmes les Vikings. Ferg a bien ri de me voir écrire ce qui se passait alors qu’il n’y avait personne au monde pour le lire ; Papa a dit que ça me venait des bouquins que je dévorais. D’après lui, en lisant beaucoup, on finit par penser en écrivain, de même que, en grandissant avec un violoniste à la maison, on finit par siffler et apprendre les airs sans le vouloir, comme Ferg. Oui, je lis beaucoup, j’y viendrai. Papa joue du violon. J’ai répondu que mon frère n’avait peut-être pas tort. Après tout, j’ignorais pour qui j’écrivais – tous les gens que je connais savent mon histoire, vu qu’ils en font partie, mais mettons que je veuille tenir un genre de journal intime. Alors il m’a conseillé d’écrire comme je parle, sans chichis, et j’ai dit quand on parle, c’est à quelqu’un, au moins la plupart du temps, et là, il m’a suggéré d’utiliser mon imagination : créer quelqu’un et le garder à l’esprit en écrivant. Du coup, j’ai pensé à toi, le garçon avec mon visage.

Toi, donc.

Tu figures sur une photo que j’ai trouvée à North Uist un été. Cette fois-là, on cherchait des pièces détachées pour l’éolienne qui nous fournit en électricité et Papa savait qu’il y en avait près de la vieille chaussée qui relie North Uist à Berneray. On y est allés avec notre lougre. Ferg et lui se sont occupés de dépiauter une turbine pendant que je fouillais le plus grand bâtiment, où on avait décidé de camper pour la nuit. On avait déjà exploré la maison, solide, en pierre, dont le toit vous protégeait encore du plus gros de la pluie. Mieux, elle contenait des bibliothèques bien garnies et une table de snooker.

C’était un des édifices les plus anciens de l’île, un corps de ferme agrandi au fil des ans – comparé aux autres demeures, il semblait s’étaler. Les murs étaient autrefois blanchis avec de la chaux dont il ne restait plus grand-chose ; c’était une maison grise au toit d’ardoises et aux vitres intactes qui me toisait tandis que je remontais l’allée. La carcasse d’une voiture rouillée reposait sur ses essieux dans l’herbe haute devant l’entrée de service, comme prête à bondir. La porte m’a semblé moins facile à ouvrir que lors de notre passage précédent, trois ans plus tôt, mais j’avais grandi et je l’ai forcée à coups de pied de sorte qu’on puisse la refermer en partant. Je l’ai laissée entrebâillée le temps que les chiens passent devant pour mettre les rats en fuite.

Jip et Jess se sont engouffrés dans la maison, leurs griffes dérapant sur le sol en plastique craquelé. Ils aboyaient et geignaient comme toujours quand l’excitation les prenait, mais je n’ai entendu aucun rat loin ou proche se faire tuer, et ils ont vite cessé leur raffut pour me rejoindre au trot, l’air déçu et vexé à leur manière, comme si je leur avais promis qu’ils allaient s’amuser, mais que la réalité les avait désappointés.

L’endroit avait changé. En quoi ? Aucune idée. Je ne voyais ni ne sentais rien qui me mette les nerfs en pelote, mais il y avait une différence. La dernière fois, on se serait cru dans une des baraques où on entrait : humide, moisie, et remplie d’un bric-à-brac qu’on pouvait trouver émouvant ou inutile, selon le point de vue qu’on avait sur le monde. Ainsi, Papa retournait les photographies des gens aux murs quand il traversait un bâtiment à l’abandon. J’ignore pourquoi. À ce qu’il raconte, c’est pour donner le repos aux esprits, mais il n’y croit pas, aux esprits, en tout cas, c’est ce qu’il dit. Bar en fait autant ; elle, ce serait pour empêcher tous ces yeux morts de nous observer.

Ça m’étonnerait.

Elle essaie plutôt de me ficher la trouille, vu qu’elle aime blaguer et vous taquiner quand elle est de bonne humeur. À part les livres, ce sont les collections que les gens mettaient sur leurs étagères qui me fascinent dans les maisons vides. Il ne s’agit pas juste des photos, dont la plupart sont si passées qu’on jurerait des papiers abîmés par l’eau, à moins qu’elles ne soient restées dans l’obscurité, mais des figurines, des bols, des pots, des bouts de verre ou de bois, et ainsi de suite. Les bibelots, les trophées, les souvenirs, tous ces trucs qui, aux yeux de leurs propriétaires, avaient de l’importance, du sens, au point qu’ils leur trouvaient de la place et les exposaient afin de les voir tous les jours. On n’a plus trop de bibelots ni le temps d’amasser des reliques. Nous, on doit survivre, avancer, continuer. On ne prend que l’utile, Papa dit quand on explore. C’est peut-être pour ça que j’ai voulu écrire ce journal – un souvenir que je trimballe dans ma poche. Bref.

La photo de toi.

Cette photo, c’était clairement une relique. Tu avais eu de l’importance pour quelqu’un, même si tu n’étais que toi. Je t’ai trouvé sous la table de snooker. Puisque c’était bizarre et secret, cette découverte, et qu’une photo est un tout petit objet, je t’ai pris sans que personne le sache et maintenant tu vis entre les pages du carnet où j’écris tout ça ; et jusqu’à ce quelqu’un le lise, j’imagine que tu vas rester un secret.

J’avais déjà vu cette pièce à notre dernière visite. La table la remplissait presque, couverte d’une housse de protection qui tombait en morceaux aux coins, là où, disons, cent ans à supporter son poids y avaient percé des trous. On avait retiré ce tissu et fait rouler les boules aux couleurs vives sur le tapis vert pâle en essayant de les projeter dans les poches. Il y avait des queues pour percuter les boules, autrefois, mais les râteliers étaient vides. Les trajectoires fluides des boules et leurs claquements nets quand elles rebondissaient les unes contre les autres me plaisaient bien. On n’a pas grand-chose qui fonctionne sans à-coups au quotidien, vu comment il faut tout rafistoler. Un mur de livres se dressait sur la gauche, flanqué à angle droit d’une fenêtre aux volets fermés. Je les avais déjà inspectés, mais j’avais grandi entre-temps : il m’a paru normal d’y revenir, au cas où mes quelques années de plus me permettraient d’en dénicher qui n’avaient pas retenu mon attention la fois d’avant.

Les volets étaient coincés ; j’aurais pu les forcer, mais j’ai préféré m’abstenir. Qu’aucune lumière ne pénètre dans la pièce aidait à préserver les livres, et je me doutais que je casserais les volets en les ouvrant, ce qui les rendrait plus difficiles à refermer. Les gonds, ça rouille, et sinon, ce sont les vis qui s’arrachent du vieux bois pourri. J’ai sorti mon briquet à amadou, allumé ma lampe à huile, mais j’ai lâché le briquet qui a roulé sous la table de snooker.

Lors de nos visites précédentes, tu nous avais échappé à cause des cartons remplis de carreaux de liège, pareils à ceux qui se décollaient du sol de la cuisine au bout du couloir, fourrés sous la table et comblant le volume disponible. On n’avait pas vu qu’au centre, il subsistait un espace vide, une petite grotte carrée, comme une pièce dissimulée dans une pièce. Mon briquet à amadou avait roulé dans l’intervalle entre deux cartons, et si j’ai découvert le secret, c’est parce qu’il m’a fallu en déplacer un pour l’atteindre.

L’huile de poisson pue davantage qu’elle n’éclaire, mais, malgré le peu d’éclat de ma lampe, j’ai bien vu que ce réduit avait servi de cachette. C’est le reflet de ma flamme sur les bocaux au fond qui a attiré mon attention – ils contenaient des bouts de chandelles. Comme les vieilles bougies brûlent mieux que celles que fabrique Bar, j’ai décidé de récupérer leurs moignons et de vérifier si certaines étaient encore entières. Il m’a suffi de ramper pour découvrir la chambre des secrets.

Bien longtemps auparavant, quelqu’un avait dormi là. En témoignaient le sac de couchage roulé, les couvertures, les oreillers. Alignés sur les murs de cartons, il y avait des livres, des conserves, des boîtes de médicaments. Tout le long de la corniche sous le plateau de la table était scotchée une guirlande lumineuse comme on en mettait sur les sapins de Noël des photos que j’avais vues. Elle était éteinte, bien sûr, et le resterait à jamais. À sa vue, j’ai songé à l’aspect que ce réduit secret devait avoir du temps où on pouvait encore l’allumer – confortable, guilleret, voire un peu magique. Sur le fond de la table, en ardoise, on avait collé des carreaux de liège pour faire un plafond décoré – doublé d’un panneau d’affichage couvert de photos et de dessins.

Peut-être à cause de cette guirlande qui ne s’allumerait plus jamais, j’ai voulu voir à quoi cet espace ressemblerait une fois mieux éclairé que par ma lampe à huile de poisson qui fumait. J’ai allumé plusieurs des bouts de chandelles avant de m’allonger sur le sac de couchage plissé, senti la bourre en synthétique tomber en poussière sous mon poids, et c’est là que je t’ai vu. Tu étais la photo juste au-dessus des oreillers, la dernière chose que la personne qui dormait là voyait à l’extinction des feux et la première qu’elle voyait au réveil le matin. Ou cette personne, c’était toi, et cet endroit ton repaire. En tout cas, tu avais de l’importance pour quelqu’un. Quelqu’un qui t’aimait. Soit il te pleurait, soit il te glorifiait. Voire les deux.

La photo te montre faisant un saut en étoile sur la plage. À côté de toi, il y a une fille, sans doute ta sœur. C’est une belle journée ensoleillée. Vous vous ressemblez drôlement. Elle est plus petite. L’image vous a capturés l’un et l’autre à l’apogée de vos sauts respectifs, figés pour toujours entre le sable et le ciel, bras et jambes en extension, les yeux brillant de joie, riant aux éclats. Tu regardes l’objectif. Elle, c’est toi qu’elle regarde, si heureuse et surexcitée que j’en ai le cœur serré. De l’autre côté, un terrier court sur pattes saute aussi, la gueule fendue par un aboiement ou un sourire. Bon, je trouve que tu me ressembles, mais la fille aussi me paraît familière. Si je plisse les yeux et que je fais travailler mon imagination, elle m’évoque ce que Joy aurait pu devenir. C’est peut-être pour ça que j’ai emporté la photo. Car, bien sûr, je n’en avais aucune de celle qui était ma grande, mais resterait désormais ma petite sœur. J’ai dû croire que ça m’aiderait à me la rappeler quand, avec l’âge, de nouveaux souvenirs viendraient combler le volume qui était occupé par ceux de Joy et moi. Ou peut-être que notre vague ressemblance suffit à expliquer pourquoi je t’écris. Je sais que je n’ai jamais vu d’image qui m’apporte autant de joie et de tristesse à la fois. Et même sans la fille – quand la photo est pliée pour tenir dans mon carnet, on ne voit que ton chien et toi –, on jurerait qu’il s’agit des derniers êtres heureux à la fin du monde, avant la suite.

Ou peut-être que je te décris ma vie parce que les gens auxquels je pouvais parler ont disparu ou ne peuvent plus me répondre. Papa dit que je parle trop. Que je pose trop de questions. Que l’absence de réponses me chagrine. J’ignore si c’est vrai. Je sais qu’il les déteste, mes questions. Comme si ne pas connaître les réponses le diminuait, lui. Je ne veux que des informations. Je ne lui demande pas d’endosser la responsabilité d’un truc si énorme qu’il le dépasserait dans tous les cas. Et puis, pourquoi il passe tout son temps, sauf quand il travaille ou qu’il joue du violon, plongé dans un livre pratique, s’il ne cherche pas des réponses, lui aussi ?

Voilà ce que j’ai pris d’autre dans la chambre des secrets. Les livres. La personne qui avait fabriqué cette cachette en avait une rangée, tous du même côté, et après avoir maté les photos au « plafond », j’ai roulé sur le flanc pour inspecter les bouquins. J’ai passé en revue leurs dos, plusieurs fois, puis j’en ai sorti au hasard, en lisant les descriptions sur les couvertures. Ce n’étaient pas des livres pratiques, comme les manuels d’histoire ou de technologie que Papa veut qu’on lise pour éviter que le savoir important se perde, une activité que j’ai baptisée par la suite la leibowitzation. Non, c’était de la fiction, des inventions. Il m’a fallu quelques minutes pour cerner ce qu’ils avaient tous en commun, mais y arriver m’a donné un coup au cœur, même si j’ignore pourquoi ça m’a fait autant d’effet. Dans tous ces romans, ton monde – l’Avant – s’était effondré. Ces écrivains décrivaient mon présent – l’Après – sans savoir à quoi il ressemblerait.

J’ai bourré mon sac à dos, puis déniché au grenier un sac ordinaire que j’ai rempli avec le reste. Papa et Ferg ont bien essayé de me persuader de laisser le tout, mais avoir trouvé deux pièces détachées en bon état sur les éoliennes les avait mis de bonne humeur, et les trois caisses et demie de vieilles bougies leur plaisaient. En revanche, je ne leur ai pas parlé du réduit sous la table, et j’ai remis le carton en place derrière moi : si c’était ton endroit secret, il l’est resté. Pour autant que je sache.

Cet automne, j’ai lu tous ces livres, certains deux fois (et commencé à qualifier l’obsession de Papa pour les textes techniques et scientifiques la leibowitzation, d’après Un cantique pour Leibowitz, qui parle de moines dans un futur lointain qui essaient de rebâtir ton monde en ruines à l’aide d’un manuel d’électricité trouvé dans le désert). Je les ai lus dans l’espoir d’y dénicher de bonnes idées, mais je n’en ai retiré que des nuits de cauchemars et des semaines entières d’une sorte de chagrin.

Je sais bien qu’on ne peut pas éprouver de nostalgie pour ce qu’on n’a jamais connu, mais c’était ce sentiment que les livres m’évoquaient le plus souvent. Papa détestait que je les lise. Selon lui, il n’y avait pas plus inutile que ces prophéties qui, en plus d’être dépassées, ne s’étaient jamais réalisées. Je les appréciais, moi. Je les apprécie toujours. Ils manquent peut-être de précisions sur la vie après la fin, mais si, durant leur lecture, on laisse vagabonder son esprit, on constate qu’ils en disent beaucoup sur le monde d’autrefois. On dirait des réponses à des questions qu’on n’avait pas les éléments nécessaires pour poser. Mais un argument pareil le fâcherait encore plus. Le passé a disparu. On n’a plus que le présent, il dit. Les seules réponses qui nous serviront seront celles qui nous permettront de survivre – d’affronter le futur.