Je suppose que tout devient routine à force de répétition – même la tristesse, l’horreur et la solitude. Jip et Jess me manquent, même si je les aperçois parfois au loin entre les arbres alors qu’on les promène en laisse. Je crois qu’ils me manquent encore plus que mon chez-moi, ce qui est bizarre. Peut-être parce qu’ils sont assez proches pour que je les voie et presque assez pour que je les touche.
Je suis en quarantaine depuis vingt-trois jours dans ce cube de béton où je ne fais qu’écrire. J’ai l’impression qu’on ne me laissera jamais sortir.
Il ne me reste que le quart d’un crayon. Je vais devoir en demander un neuf.
Ils nous donnent des repas corrects, ils ne lésinent pas sur l’eau et ils me demandent souvent ce que je veux. Je réponds que je veux sortir et ça leur paraît si banal qu’ils prennent ça pour une blague et qu’ils en rient comme si on partageait un moment agréable. Ils m’ont expliqué que mon incarcération dans ce cube de béton, c’est pour mon bien. Ma protection (de Brand) et la leur (des germes imaginaires que je pourrais transporter et leur transmettre). Ils le croient sans doute. Selon eux, quand j’aurai la permission de sortir d’ici, ils me revaudront ça : je les apprécierai, leur foyer et eux, et j’aurai envie de rester. J’essaie de sourire, je dis peut-être, mais je souris mal quand je voudrais hurler à la place. Je souris pour les aider à me faire confiance.
Ils n’ont aucune idée de ce que je fais la nuit.
Ils viennent s’asseoir à n’importe quelle heure du jour sur le vieux tabouret sous ma fenêtre et m’inondent de questions. Sur ma famille, sur la façon dont je les ai rejoints sans me faire dévorer par les loups, sur mon envie d’épouser la foi de leur dieu qui aide à comprendre pourquoi le monde abonde en épreuves visant à démontrer l’amour qu’il nous porte, et ainsi de suite. Comme ils croient aussi aux germes, ils gardent leurs masques.
Je leur raconte que ma famille est morte, car je ne veux pas qu’ils sachent où elle vit, et que j’étais en sûreté au beau milieu de la terre ferme parce que Jip excelle à tenir les loups à l’écart. Je veux ce qu’ils le nourrissent et qu’ils les traitent, Jess et lui, comme des atouts. Je leur dis aussi que j’aimerais savoir pourquoi – puisque la reproduction leur paraît si importante – leur divinité est un père, pas une mère. J’ajoute que j’apprécie toutefois les cloches de leur église.
Ce qui est vrai. J’aime bien les entendre à la fin de la journée, quand ils vont tous prier ensemble, car ça signifie qu’il reste un jour de moins avant qu’ils viennent percer le mur et me sortir de là, après quoi je n’aurai qu’à serrer les dents et à compter sur Brand pour tenir sa parole et m’aider à m’enfuir avant que le quotidien devienne trop sombre ou répétitif. Mais, comme on ne se parle plus alors que j’écris ces lignes, peut-être qu’en réalité je déteste les cloches parce qu’elles peuvent au contraire rythmer le compte à rebours de sa nouvelle trahison.
Pour Ellis, apprécier les cloches, c’est un début. Il y a des chances que j’en vienne à aimer son dieu parce que son dieu aime tout le monde. Je ne discute pas. Dans ma famille, on aime tous les homards qu’on pêche dans les profondeurs des flots limpides. Je doute que les homards nous aiment, eux. Et qu’ils y soient obligés.
Il me demande si j’ai déjà « été avec un homme », d’une manière aussi arrogante que furtive.
Je ne réponds pas.
Il ose s’approcher, comme s’il redoutait que les autres l’entendent.
D’après lui, ça me plaira. Sa voix douce me donne la chair de poule. Il promet qu’il me rendra heureuse. Que ça n’a rien de douloureux, mais que ça ouvre sur un univers de sensations merveilleuses auxquelles il se fera un devoir de m’initier. Il me dit de ne pas craindre de le décevoir : il me montrera comment lui donner du plaisir aussi.
Il a trébuché en repartant, je crois, parce que les verres de son masque étaient un peu embués. Je le vois l’ôter une fois qu’il s’est éloigné et les essuyer.
Alors qu’on se parle encore, Brand et moi, je l’interroge sur la main de Joy. Je veux savoir pourquoi elle est tordue. Pourquoi elle porte un gant.
Ce qu’il m’explique me fait aussi mal que le poing qui est passé entre les barreaux.
Je ne sais que ce qu’ils m’en ont dit, il fait. J’ignore dans quelle mesure c’est exact.
Parlez, je dis.
Il me regarde par le judas.
Ellis lui a donné un enfant, il dit.
Il lui a donné celui de quelqu’un d’autre, ou il l’a mise enceinte ? je demande.
Il l’a mise enceinte, il dit.
Il y a un mot pour ça, je dis.
Je sais, il dit.
Mais je n’ai pas de mots. Que de la tristesse. Et, soudain, le besoin de trouver Joy, de l’étreindre et de lui confier que je comprends pourquoi elle est si dure, si fâchée. Je suis encore stupide. Trop tendre. Je ne comprends rien à rien.
Elle a porté le bébé à terme, mais il était mort-né, il dit. Autrefois, les médecins l’auraient peut-être sauvé.
Joy. Qui continue de me briser le cœur. Je me laisse aller sur le lit et je scrute le sol.
Elle était trop jeune, Brand dit. C’est ce qu’a estimé la femme.
Quelle femme ? je dis.
La grande qui était à côté d’Ellis, Brand dit. Mary. Elle s’appelle comme la mère de leur dieu. D’après elle, Tertia était trop jeune, donc le bébé est mort, et du coup, elle est inutile parce que son ventre n’enfantera plus.
Sa main, je dis.
Ellis a voulu réessayer, à ce qu’elle m’a raconté, Brand dit. Des années plus tard. Il a peut-être prétendu que c’était pour la reproduction, mais je crois plutôt que c’était pour le plaisir. Il a des petits yeux envieux. Il a tenté de la forcer à l’aide d’un tisonnier chauffé à blanc. D’où cette main brûlée et mutilée qui ressemble à une griffe.
Il lui a brûlé la main, je souffle.
Non, Brand fait. Tertia lui a dit non, et qu’il ne lui faisait pas peur, et Ellis a dit qu’on allait bien voir, puis il lui a mis le tisonnier devant la figure en lui demandant si elle était toujours aussi courageuse, et…
Sa voix s’éteint.
Et ? je dis. Et quoi ?
Elle l’était, Brand dit. Elle a attrapé le fer rouge et elle l’a repoussé. Elle a la main calcinée, déformée, il a failli perdre l’œil, et en garde une marque sur la joue, sous ce masque.
Tant mieux pour elle, je dis.
Oui, il dit. Tant mieux. Elle a du répondant. Pas étonnant que ce soit ta sœur. Elle te ressemble, en plus.
C’est pour ça que j’ai commencé à me couper les cheveux très courts sur les tempes et la nuque, comme un garçon : Maman, même dans ses pires moments, était bouleversée de me voir. Elle me prenait pour Joy enfin revenue. Je croyais que Papa m’en voudrait de sacrifier mes couettes, mais non, il a dit que ça rendait bien et il a même retaillé le tout. En fait, maintenant que j’y repense, il devait aussi vouloir que j’aie l’air d’un garçon au cas où les autres reviendraient chercher des filles. Et puis, j’aime bien mes cheveux comme ça. Quand je suis dehors à faire un truc en plein vent, ils ne me gênent plus.
Voilà pourquoi il a choisi de me présenter comme un garçon à Brand. Pour me protéger. Il s’agissait aussi d’un avertissement. Ne fais pas confiance à cet inconnu. Ni à aucun autre. C’est pour ça que j’ai menti aussi à John Dark. Papa a toujours eu tendance à me couver, mais pour lui, Bar est assez grande pour prendre soin d’elle. Il ne s’est pas habitué au fait que j’ai grandi et que je me défends aussi bien qu’elle, maintenant.
C’était plus sûr d’être un garçon qu’une fille, même de ton temps ?
Je repense à ce que Joy a dit d’autre.
Vous croyez qu’ils l’ont vendue ? je dis. Mes parents ?
Ses yeux disparaissent du judas et je l’entends glisser le long de la porte pour s’adosser au battant.
Et toi ? il dit.
Jamais de la vie, je dis. Jamais de la vie.
À titre de dîme, il suggère. Tu crois qu’ils auraient pu faire ça ?
À cause de ce qu’elle a raconté ? je dis. Pour qu’ils fichent la paix au reste d’entre nous ?
Oui, il dit. Ton père l’aurait fait.
Je n’ai même pas besoin de réfléchir.
Non, je dis.
Parce que tu es sûre qu’il est gentil ? il dit.
Non, je dis. Parce qu’il n’est pas tendre.
Non, il dit au bout d’un moment. Non, il n’en a pas l’air.
Il ne l’est pas, je dis. Moi non plus.
Ni moi, Brand dit.
On n’est pas pareils, je dis. Vous n’êtes pas comme nous.
Peut-être, il dit. Mais on est tous du Nord. C’est plus dur, là-haut. Et la tendresse n’amène à rien.
Il est comme ça, Brand. Toujours à dire le truc superflu. Je pense qu’il aime trop le son de sa voix. Alors, il en rajoute et il se vante – et on lui fait moins confiance que s’il avait su la fermer.
« On est tous du Nord », c’est une phrase qui a l’air pleine de sens, mais qu’on tapote dessus et elle se révèle creuse au possible.
Je suis navré qu’elle te déteste, il dit.
Il est comme ça aussi, il peut prononcer les mots qui se glissent sous ta garde et te percent le cœur.
Moi aussi, je dis. Et je ne sais qu’y faire.
J’y ai réfléchi, il dit.
Ce n’est pas votre sœur, je dis. Vous n’êtes pas obligé.
Non, il dit. Mais je ne peux pas me retenir d’imaginer qu’elle aurait pu être l’une de mes sœurs. Et à l’effet que ça doit faire.
Il sait si bien t’émouvoir qu’il faut le haïr pour pouvoir s’en protéger.
Ils lui ont empoisonné l’esprit, il dit. Pour tâcher de la pousser à accepter son sort. Pour l’empêcher d’essayer de fuir. Si vous l’aviez effectivement vendue, où est-ce qu’elle aurait pu retourner ?
Elle était si jeune, je dis.
Ce monde est si foutrement vieux que plus personne n’est jeune, il dit. On vit tous à crédit.
Ça n’a aucun sens, je fais après y avoir réfléchi.
J’essaie juste de dire qu’on est tous au bord du gouffre, il dit. L’extinction, ça te parle ?
Plus ou moins, je dis. Oui.
Bah, c’est nous, les humains, il dit. Menacés d’extinction.
À ce moment-là, on parlait encore. Ce n’est plus le cas. À cause du Leatherman et de ce que je trafique la nuit : me faufiler sous mon lit et creuser le mur. J’ai voulu marquer le passage des jours à l’aide du tournevis plat, en grattant la peinture, et j’ai constaté que le plâtre dessous venait avec. Le matériau poudreux se limite à une fine couche sur ces blocs bosselés dont vous vous serviez pour bâtir – plus gros que des briques, et creux. Du coup, je suis passée sous le lit, j’ai gratté de plus belle, et en un rien de temps j’ai exposé un bloc entier. Si je le descellais, j’atteindrais la cellule voisine, donc je pouvais peut-être faire pareil au niveau du petit mur sous les barreaux par lesquels Joy m’avait frappée.
Brand m’a dit que j’étais folle.
Puis il m’a dit qu’ils allaient m’entendre.
Puis il m’a dit que j’allais nous mettre tous les deux dans la merde. Il a ajouté qu’il me dénoncerait si je continuais, vu que, même s’ils ne m’entendaient pas au début, ils finiraient par découvrir ma tentative d’évasion et ils sauraient que lui s’était tu.
Je lui ai dit qu’il devait faire ce qu’il avait à faire et que je devais faire ce que j’avais à faire.
Il ne leur a rien dit.
Mais il a arrêté de me parler.
Je t’ai dit que c’est un livre qui m’a sauvée. Tout le temps où je suis restée allongée sur le flanc à gratter le ciment dans les joints des blocs, je pensais au Comte de Monte-Cristo, une aventure jouant sur les erreurs d’identité, dans laquelle un homme s’entête à essayer de s’évader du château d’If – d’où on ne s’évade pas.
Ma tâche semblait tout aussi impossible. Si je franchissais un mur, quelle garantie avais-je de franchir le suivant ? Tu ne peux pas laisser les « si » et les « mais » t’arrêter. J’ai donc continué de manger, de boire, de dormir, d’écrire dans ce carnet – et de gratter les joints des blocs chaque fois que les Prez se trouvaient trop loin pour m’entendre. Je devenais un personnage hébété de ma propre aventure. Si j’en ignorais le dénouement, je savais que je ne devais pas m’arrêter, où que ça m’entraîne.
Et j’ai eu beau me fatiguer les yeux à la chercher, jamais je n’ai revu Joy. Même si, certaines nuits, je me réveillais et j’allais à la fenêtre, convaincue que ma sœur était venue me regarder dormir.
L’impression était plus forte qu’un simple rêve, presque tangible, telle une odeur mentale, mais chaque fois que je me ruais à la fenêtre, la nuit était déserte : seuls mes espoirs inassouvis passaient dans l’obscurité.
L’espoir a fini par rejoindre une bonne moitié des choses qui m’avaient poursuivie tout le long de mon voyage à travers la terre ferme : au lieu d’être bien là, il rôdait alentour, comme pour me distraire de la sombre réalité de ma situation.
Il y a une autre raison pour laquelle on a cessé de se parler, Brand et moi. Je m’abstiens de la mentionner ici par écrit, car j’ai poussé mon récit jusqu’au moment présent. De ce fait, chaque journée ressemble tellement à la précédente que je commence à rationner les événements.
Quand j’aurai tout couché sur le papier, je ne t’aurai plus, toi, comme interlocuteur, et je me retrouverai vraiment toute seule.
Mots écrits au dos de la photographie placée dans le carnet après les mots de la page précédente
Carnet où je rédigeais mon histoire volé cette nuit. Mets ces mots au dos de cette photo. Pas beaucoup de place. Écrit jusqu’à ce que la nuit tombe sur la banquette sous la fenêtre pour me débarrasser du truc le plus triste, qu’il ne gâche pas cette journée. Laissé livre sur banquette. Essayé de dormir. Livre disparu. Cœur brisé encore. N’ai même plus mon histoire. Pas extra, mais c’est la mienne.
Venue ici chercher ma chienne. Trouvé ma sœur morte. Elle me déteste. Je suis perdue.
Si vous trouvez livre, svp mettez ces mots avec. Qui que vous soyez. Mon ami imaginaire. Tous mes amis sont imaginaires. Même celui de cette photo, le gars et son chien à la fin du monde. J’aurais aimé lui parler, le croiser ailleurs qu’entre les lignes du récit que j’ai écrit pour lui et que j’ai perdu. Mais il n’y a pas de fin heureuse.
Je m’appelais Griz. Adieu. x