39.

Le Nord véritable


On a décampé dans la nuit vers l’étable et les enclos qui devaient l’entourer. Les chiens à nos côtés – Jip courant avec plus de facilité à chaque foulée – gardaient le silence, comme s’ils savaient d’instinct qu’il ne fallait pas attirer l’attention sur nous. Joy avait mon arc et mes flèches attachés à la selle et nos montures prêtes. On a chassé les chevaux des Prez pour qu’ils ne puissent pas nous suivre, en gardant toutefois les deux meilleurs pour transporter les objets utiles qu’on trouverait peut-être au retour, puis on a galopé dans la nuit, vers le nord, par où j’étais venue, en suivant les chiens fous de joie.

J’ai voûté les épaules et retenu ma respiration, comme si je craignais de recevoir une balle à tout instant, jusqu’à ce que la localité disparaisse derrière la première crête. Quand on l’a perdue de vue et qu’on a plongé dans la nuit, je me suis enfin détendue. Personne ne s’est lancé à nos trousses, ni le lendemain ni les jours suivants.

Le retour est une autre histoire. Il n’y a pas de place dans ces dernières pages pour le raconter. On a toutefois effectué deux étapes qui doivent figurer dans ce récit.

La première, la Maison Hospitalière, visait à donner une sépulture à John Dark.

Peut-être parce qu’on approchait d’un lieu de mort, une sorte de cafard m’a prise. Joy aussi, je crois – le contrecoup après le soulagement de la fuite, si ça se trouve.

Tu penses qu’on aurait dû libérer les autres femmes ? j’ai demandé pendant qu’on négociait avec prudence l’étendue de berce du Caucase près de la maison.

Elles étaient libres, elle a répondu. Pour la plupart. Deux d’entre elles me tenaient quand Ellis m’a menacée avec le tisonnier.

On a poursuivi notre chemin.

Ce sera plus facile pour les moins fortes, maintenant qu’il n’y a plus Ellis, elle a ajouté.

On commençait à gravir la pente qui montait vers la demeure quand elle a poussé un soupir.

Je ne sais pas trop, Griz, elle a dit. Si on avait essayé de les persuader, on ne serait peut-être pas parties. La peur m’a sans doute empêchée de tout réussir.

Réussir en partie, c’est déjà bien, j’ai dit.

Admettons, elle a dit.

Puis, à l’issue d’une pause :

On pourrait y retourner en bateau un jour, pour voir.

 

On n’a pas pu enterrer John Dark, comme je le voulais. Surtout parce que John Dark ne le voyait pas d’un bon œil, vu qu’elle avait survécu. Elle avait chopé une claudication, ce qui l’agaçait, mais ne semblait guère la ralentir. Elle nous a donc accompagnées dans le Nord. Pendant que j’écris ces derniers mots, elle se prélasse devant la cheminée avec ma mère, Joy et Bar. Elle grattouille Jess derrière les oreilles.

Jess semble devenue la chienne de Joy. Et ça me ravit. Ce n’est que justice. Le spectacle m’enchante : si j’avais le don requis, je les dessinerais ensemble pour laisser leur image en conclusion de cette histoire. La fille morte qui n’était que disparue est revenue à sa mère, et la mère endeuillée dont les filles avaient disparu se retrouve dotée d’une nouvelle famille. Il y a là une symétrie bancale, un bonheur ravaudé. C’est peut-être de ça qu’il faut se contenter, ici, à la fin du monde. Et peut-être que chacun a toujours dû s’en contenter depuis la nuit des temps.

 

Notre seconde étape, c’était Glasgow. On a campé dans la bibliothèque où Maman et Papa avaient bâti une forteresse de livres pour y dormir. Son toit avait tenu, et j’y ai trouvé le livre de Freeman. C’était un des motifs de notre passage dans la ville, outre trouver un bateau à récupérer et à réparer pour rentrer chez nous. J’ai cet ouvrage sur les genoux en ce moment, sous les toutes dernières pages où j’écris. C’est un bel ouvrage sur la science – que nous avons perdue – et l’espoir – que nous avons gardé. Il y en a une bonne part qui m’échappe, mais ce que j’en saisis me réjouit et m’attriste à la fois. Ça concerne l’esprit autant que la science, et la vie, pas seulement l’humanité – son étrangeté, sa ténacité, sa capacité à s’adapter dans presque toutes les circonstances. Comme nous à notre meilleur, en fait. Il s’intitule L’Infini dans toutes les directions, et j’y ai appris que l’autre nom du premier Freeman, c’était Dyson. Je vois en quoi il a inspiré les Freemen à essayer de donner vie aux ordinateurs avant notre disparition. Même s’ils ont dû échouer, j’estime qu’essayer les rendait humains. Et je pense que cet homme m’aurait plu.

 

La vie sur les îles est identique et différente à celle sur la terre ferme. Plus rieuse, et plus prudente. Ayant visité les ruines de ton monde, je ressens comme jamais la fragilité de la vie, mais aussi sa splendeur. Jip et moi allons voyager davantage. Peut-être pas seuls. Peut-être que Joy nous accompagnera, avec Jess.

Je doute fort que les Prez débarquent un jour. Toutefois, je surveille l’horizon plus souvent qu’autrefois. Jip et moi, on trouve le temps d’aller au sommet de l’île presque quotidiennement et, par une belle journée, on a l’impression de voir à l’infini.

Joy dit que si je guette des voiles rouges, elles viendront du nord, et je lui réponds d’aller se faire cuire le cul.

Elle m’a aussi dit que personne ne connaît la fin de sa propre histoire, à part la toute fin, quand on meurt. Mais il ne me reste qu’une demi-page à remplir, et ensuite, ce livre sera terminé.

Je ne t’ai jamais expliqué pourquoi Brand et moi, on a arrêté de se parler avant que Joy me vole mon carnet, et là, je n’ai plus la place. Tant pis. Ce n’est peut-être pas aussi important que je le croyais sur le moment. Qu’on le croyait, lui et moi. Je n’en sais rien.

Mais sur ma dernière page blanche, j’écris ce que je sais.

Je sais que je suis coriace. Et que je suis stupide. Et futée. J’ai peur de plein de choses. J’essaie d’être courageuse. J’y parviens en général. Parfois, je passe tellement de temps à réfléchir que je ne fais rien. Parfois, je travaille si dur que j’oublie de manger. Parfois, j’oublie de planifier. Je me rue, j’agis de manière impulsive, sans penser aux conséquences. Je parle trop. Je ne dis pas toujours ce que je pense et je ne pense pas toujours ce que je dis. Je tue des trucs. Je fabrique des trucs. Je casse des trucs. Je cultive des trucs. Je me perds dans les histoires. Je m’y retrouve aussi. Je les lis parce que j’aime me perdre. Et j’ai écrit celle-ci parce que je me croyais perdue, pour de bon, à jamais. Et parce que je n’avais plus d’espoir ni de pouvoir et que j’étais toute seule, je me suis inventé un ami imaginaire et je lui ai parlé dans un monde que j’ai fait avec des mots.

Puis un livre m’a sauvée. Ce livre, parce que Joy l’a lu et qu’elle y a trouvé la vérité. Me voici donc, à écrire bien plus que je n’aurais imaginé le faire, jusqu’au bas de la dernière page.

Ce qui donne au tout un aspect élégant, ordonné, sauf que rien ne s’est passé comme prévu. Personne n’est parfait. Et surtout pas moi. Je suis comme toi. Un être humain. Qui se cramponne. Qui espère sa fin heureuse. Mais qui sait que ça se termine mal.

Jusqu’au jour où me voilà surprise par la joie.