L’immense démoralisation qui frappe l’absence d’époque se manifeste de manières diverses. Il y a ceux qui transgressent sans même avoir conscience de transgresser. Il y a ceux qui mentent de façon éhontée, sans vergogne1, ni pudeur, ni honte, ni honneur : sans αἰδώς. Il y a ceux qui ont perdu le moral, c’est-à-dire les raisons de vivre, et donc les raisons d’agir – et, avec elles, le sentiment d’exister, et ceux-là ne voient aucun avenir ni pour eux-mêmes ni pour leur génération.
La disruption ne peut qu’intensifier cet état de fait et le porter à son comble – et elle ne fait que commencer : le programme du transhumanisme est de l’étendre, en commençant par la « médecine 3.0 », à toutes les dimensions de la vie, et de l’accélérer encore en en faisant le stade du contrôle et de l’intensification de l’exosomatisation exclusivement soumise aux critères de sélection du marché, et accompagnée d’une endosomatisation des organes artificiels, en particulier à travers les neurotechnologies2.
J’ai soutenu dans La Société automatique que cet état de fait requiert un état de droit et que cela suppose de repenser le droit lui-même d’un point de vue organologique – et, avec lui, le droit du droit, c’est-à-dire le savoir positivement constitué sur lequel le droit se fonde : droit positif et savoirs théoriques ont en partage une même expérience de la vérité sur laquelle se produisent les « régimes de véridiction » qui caractérisent les époques – et les ères au sein desquelles elles s’enchaînent.
L’accomplissement du nihilisme en quoi consiste la disruption est la radicalisation du processus de désinhibition décrit par Peter Sloterdijk et Jean-Baptiste Fressoz. C’est l’accomplissement « disruptivement » (radicalement) désinhibé du nihilisme qui aboutit à la démoralisation extrême (et extrêmement dangereuse) décrite ici comme ce qui nous conduit « aux bords de la folie » (comme perte de la raison que provoque le désespoir, l’absence de toute raison d’espérer). Les diverses formes de la « décomplexion » politique (telle que Sarkozy l’exprima en France) accompagnent cette extrémisation et ses divers extrémismes.
Rendant impossible la transindividuation qui aboutirait à la constitution d’une nouvelle époque par un double redoublement épokhal, la disruption radicalise le processus de désinhibition en liquidant toutes formes de systèmes sociaux3 en tant qu’ils sont toujours des systèmes moraux métastabilisant les règles comportementales en formant et transmettant des savoirs (vivre, faire, concevoir, etc.). Il en résulte une désintégration organologique qui ruine les solidarités organiques4 sans lesquelles il ne peut y avoir de faire-corps social, c’est-à-dire de société.
Faute d’ouvrir la perspective d’une nouvelle ère, et non seulement d’une nouvelle époque, faute de rendre possible l’ère de nouvelles époques ayant en partage les bases organologiques intégrées constituant un nouveau stade dans le processus d’exosomatisation5, lui-même capable de former de nouveaux processus de solidarités organiques et organologiques, c’est-à-dire de nouvelles formes sociales, constituant de nouvelles formes de vie, l’accomplissement disruptif du nihilisme ne peut qu’aboutir au déchaînement d’une violence meurtrière immense, protéiforme et imprévisible, parce que dénuée de toute rationalité – c’est-à-dire de tout attachement à la vie6.
L’âme noétique est dé-moralisée parce que, dans l’épreuve de l’absence d’époque, elle fait l’épreuve de l’absence de convergence morale des âmes noétiques, dont il résulte une dénoétisation qui n’est pas seulement l’épreuve de la bêtise systémique (functional stupidity), mais celle de la folie asystémique, c’est-à-dire destructrice des systèmes, « aux bords » de ces systèmes, et comme les « bords de la folie » ordinaire, extraordinaire et réfléchie. Ce sont là autant de conséquences du risque fondamental qui constitue l’âme noétique elle-même, comme son défaut d’origine, que Heidegger nomme Abgrund, par exemple dans Introduction à la métaphysique, et qui depuis la Grèce ancienne se nomme l’ὕϐρις : la démesure, la folie et le crime.
Face à cette démoralisation qui ne peut pas durer – sinon par sa soumission et sa contention par des voies qui ne feraient que l’aggraver plus encore –, il est impératif de repenser le sens, l’histoire et le destin de la philosophie morale. Le moral de l’être moral que nous sommes en tant que nous sommes noétiques, et faute de quoi nous n’avons « plus le moral », au point d’en perdre parfois la raison (ce que l’on appelle depuis Aristote la mélancolie), c’est ce qui se cultive, ce qui forme une culture : le moral est ce dont il faut prendre soin, et ce soin procède de ce que les Grecs nomment αἰδώς (aidos) et δίκη (dikè).
L’αἰδώς est un sentiment fondamental – un existential, aurait dit Heidegger – qui fonde toute Stimmung, tous sentiments, toutes sentances et sentences telles que les habite toujours une humeur, et que, dans Protagoras, Hermès porte avec la δίκη aux mortels (oi thanatoï) qui sont en train de s’autodétruire, et à la demande de Zeus, qui s’en inquiète.
L’αἰδώς, la honte, la pudeur, l’honneur ne vont pas sans la δίκη, la justice – qui elle-même ne va pas sans l’αἰδώς. La justice exige le droit comme différence d’avec le fait, c’est-à-dire comme différance des faits : des faits pulsionnels, et telle que l’interprétation de l’injonction d’être juste fait cette différance contre les faits, élevant ainsi le droit tout contre les faits, et où le droit redevient toujours lui-même un fait en tant qu’il est un artefact : la différance interprète comme justice au-delà du droit (nomos), et comme consistance du droit existant, comme son « esprit », l’injonction en quoi consiste le sentiment primordial de la δίκη porté par Hermès, et dont l’αἰδώς est l’obligation : ce qui lie en ob-ligeant.
L’interprétation (hermeneia) de la situation organologique et pharmacologique, dont αἰδώς et δίκη porté par Hermès sont les « sentiments de la situation », situation elle-même provoquée de fait par la faute d’Épiméthée (l’oubli) et compensée par le fait de la faute de Prométhée (le vol), dont la conséquence est le défaut d’être des mortels, qui de ce fait « ont à être » (Être et temps) parce qu’ils sont inachevés, c’est ce qu’ici, en lisant la mythologie tragique au regard des connaissances scientifiques de ce qu’il en est de la vie et de l’hominisation, nous décrivons comme l’état de fait de l’exosomatisation dont chaque époque proclame un état de droit, et dont chaque ère bouleverse les fondements moraux.
Face à l’état de fait auquel elle ne peut pas ne pas prendre part, puisqu’elle en est à la fois l’agent et le patient, l’âme noétique, en tant qu’elle a « à être », est dotée de la fonction tout uniment logique (constituée par le logos) et morale (devant à la fois adopter et prescrire des règles) que nous nommons la raison. La raison comme fonction de l’âme noétique doit affronter le caractère irréductiblement pharmacologique de l’organologie exosomatisée formant l’être non-inhumain en constituant des thérapeutiques que l’on appelle communément des savoirs – vivre, faire et concevoir, c’est-à-dire transindividuer et spiritualiser en projetant les protentions collectives que forment les consistances sans lesquelles l’existence ne vaut pas la peine de subsister.
Zeus proclame à travers Hermès que tous les mortels doivent être herméneutes, c’est-à-dire capables d’interpréter chaque fois singulièrement ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, tout aussi bien que ce qui est honteux et ce qui est honorable. Cette singularité des interprétations de chaque herméneute ne peut être éliminée, parce que l’exosomatisation ne cesse de redistribuer les conditions effectives d’exosomatisation de cette forme noétique de la vie, et c’est ce dont la jurisprudence prend acte, ménageant en cela la possibilité d’inscrire, à partir de l’héritage des règles adoptées et en elles, les bifurcations néguanthropiques requises par l’αἰδώς et la δίκη devant le fait du pharmakon sans cesse changeant.
L’herméneutique procède elle-même du pharmakon qui, en tant que rétention tertiaire hypomnésique, ouvre la possibilité et l’obligation de l’hermeneia comme telle, tout aussi bien que de la formalisation positive et de la transmission des règles et des lois – à travers la littérature, qui vient augmenter avec ces rétentions hypomnésiques l’accumulation des rétentions tertiaires en tout genre constituées par les organes exosomatiques en général. Avec les rétentions hypomnésiques qui apparaissent dès le Paléolithique supérieur se forme le nous noétique dans lequel Bataille se reconnaît à Lascaux comme homo ludens7, constituant le stade insigne de la réalisation des rêves8 en quoi consiste la noèse.
Des premiers outils taillés à ce que Heidegger appelle le Gestell, lequel est devenu pour lui, en 1962, la technique comme « l’être lui-même9 », l’organologie issue de l’exosomatisation trans-forme les milieux de la vie. À travers les « objets investis d’esprit10 » que constituent les livres – et toujours en relation aux hypomnèses que sont les œuvres en général –, à travers ses ères et ses époques qui sont des ères et des époques du Livre11, l’Occident accumule les exemples, les expériences et les théorèmes au cours de la réalisation de ses rêves, qui conditionnent la constitution transindividuelle de toutes les formes de savoirs tout en les soumettant à la critique nouvelle qu’exige la raison réformée par l’expérience apodictique de l’aletheia, et qui mettent sans cesse l’Occident en question organologiquement et pharmacologiquement.
Cette mise en question affecte les dimensions théoriques, pratiques et axiologiques12 de la forme noétique de la vie. La philosophie morale hérite ainsi des impératifs moraux qui, sous les noms d’αἰδώς et de δίκη, établissent la place des mortels dans ses limites et la jalonnent au sein du kosmos – cette place étant passagère, et constituant en cela le séjour d’oi thanatoi : séjour est ce qui se dit ἦθος (éthos).
Que ce séjour ne soit qu’un séjour, c’est-à-dire un temps fini, cependant que les jalons en quoi le panthéon des immortels consiste perdurent par-delà les générations, c’est ce qui exprime, dans la tournure mythologique typique de la Grèce tragique, le fait que toute néguentropie est passagère : elle est vouée à se dissoudre dans l’entropie.
En tant qu’il se conforme autant qu’il lui est possible aux sentiments de l’αἰδώς et de la δίκη, l’être moral en quoi consiste l’âme noétique (par imprégnation des consistances qu’elle vise) est vertueux. La vertu, ἀρετή (arétè), est ce qu’il s’agit de cultiver en ces diverses manières13 que sont les savoirs vivre, faire et conceptualiser – considérer, observer, contempler, théoriser et spiritualiser, c’est-à-dire transindividuer par-delà les différences générationnelles, en soutenant et en supportant14 la cohérence transgénérationnelle que constitue la raison comme motif et dont la synthèse de recognition est la clé de voûte comme synthèse de l’avenir dans le devenir15. Comme règne des fins, la raison est elle-même la fonction qui cultive ces motifs de vivre, d’agir, d’espérer.
Or ce n’est qu’avec le pharmakon que les savoirs prennent soin du pharmakon. C’est pourquoi un tel soin, qui est moral au sens où il installe un νόμος (nomos), des mœurs, une Sittlichkeit, mais qui se renverse toujours en son contraire, requiert « la justice au-delà du droit ».
Nomos et Sittlichkeit rassemblent les savoirs noétiques qui ne sont pas seulement les sciences et l’épistémè fondées sur l’expérience de l’aletheia comme apodeixis, mais tout ce qui, comme mœurs, forme la culture conçue comme savoir-vivre ensemble de mille façons – qui passent par des rituels aussi bien que par des habitus, des métiers et des cultes que l’on trouve dans toute société en tant qu’elle consiste en un faire-corps social qui est une individuation collective, cultivant par ces voies toujours diverses la solidarité organique et organologique16 où elle consiste.
Dans la disruption, ces questions se présentent en négatif, par défaut, et comme l’épreuve de la déliaison pulsionnelle radicale installant la démoralisation qui détruit tous savoirs en ôtant toutes saveurs à l’existence : comme totalisation computationnelle absolue, ce stade ultime de l’Anthropocène porte en lui l’évidence que le nihilisme s’accomplit comme décomposition entropique des différences – et, avec elles, de la différance noétique comme telle.
La question morale qui revient alors se présente avant tout comme celle du courage néguanthropologique. Ne déniant ni ne refoulant le désastre, pratiquant la parrêsia, le courage néguanthropologique ne sombre pas dans la mélancolie (bien qu’il ne cesse d’en faire l’épreuve, qu’il ne dénie donc pas) : il affronte la situation pharmacologique comme telle, et il conçoit le moral comme ce que cultive aussi bien théoriquement que pratiquement (c’est-à-dire organologiquement) une différance économique qui se présente à la fois comme économie libidinale et comme économie politique – comme une nouvelle oikonomia17.
Transindividuant les mœurs, ce que l’on appelle en Occident la « morale » ouvre la dimension où le moral de l’être moral se forme comme son « sentiment d’exister ». Si le mot « morale » est devenu soit désuet, soit réactionnaire, c’est parce qu’il est entendu avant tout comme ce qui énonce le bien en l’opposant au mal. Autrement dit, dans le mot morale, on entend par métonymie « morale bourgeoise » – prenant ainsi la partie pour le tout.
La morale devient bourgeoise lorsque la bourgeoisie devient la classe dominante en se réappropriant la morale aristocratique tout en l’adaptant à ses impératifs de classe, à savoir : en la soumettant à la valorisation du calcul – pour laquelle elle tente cependant de maintenir une zone d’incalculabilité à la fois par son enracinement religieux et par ses pratiques de l’otium, au risque du philistinisme18.
La bourgeoisie fonde ainsi une immense culture nouvelle qui se nomme la modernité, dont Descartes ouvre la possibilité métaphysique, cependant que l’époque de l’« âge classique » assigne à la folie une place nouvelle – en relation directe avec une nouvelle morale du risque et du calcul, c’est-à-dire aussi de la désinhibition et de sa dénégation. La modernité qui se transformera au XIXe siècle précisément avec l’avènement de la bourgeoisie comme classe dominante fera apparaître la figure de l’artiste en rupture avec la morale, ce pourquoi Flaubert et Baudelaire seront mis en accusation par le Second Empire.
La culture du risque et de la désinhibition dissoudra cependant inéluctablement la zone préservée du calcul dans laquelle la morale bourgeoise cultivait ses références religieuses au bien et au mal, c’est-à-dire à la culpabilité devant l’incalculable. Dans cette sécularisation, la religion cédera sa place à la vitalité de l’esprit moderne appelé « vie de l’esprit » – jusqu’à ce que la valeur esprit elle-même s’évapore dans le marché, comme Valéry le présage en 1939. Il n’y a plus alors de bourgeoisie, mais des décomplexés – des désinhibés – de divers poils.
La culture religieuse bourgeoise hérite de ce qui caractérise la morale chrétienne, et plus généralement le monothéisme, à savoir la culpabilité. Celle-ci est une transformation de la question morale que constitue pour toute société le delinquere comme ὕϐρις, que les Grecs pensent depuis l’αἰδώς et le νόμος en relation originelle avec la δίκη : le monothéisme chrétien transforme la honte grecque en culpabilité – en en soumettant le sens à la révélation du péché originel, où le défaut devient la faute, et où le serpent19 devient le diable (le dragon). Le diabolique s’oppose dès lors au symbolique.
Le problème que pose la morale bourgeoise n’est pas sa dimension morale. Qui oserait affirmer aujourd’hui que l’on n’a pas besoin de morale ? Au nom de quoi pourrait-on condamner les assassins qui éliminent leurs semblables comme ils le feraient d’un animal de substitution – d’un bouc émissaire – si l’on déclarait vaine la dimension morale du moral dans l’existence ?
La question philosophique qu’ouvre la vanité de la morale bourgeoise n’est pas seulement d’interpréter le sens de la disparition de toutes valeurs : c’est la question de la transvaluation de toutes les valeurs.
Ce qui pose problème et fait obstacle à la transvaluation des valeurs n’est pas le discours moral : c’est le discours de la culpabilité. Et c’est lui qui constitue l’objet de la Généalogie de la morale. La grande faiblesse du monothéisme, qu’il soit juif, chrétien ou musulman, c’est d’être fondé sur la culpabilité. Et c’est aussi la grande faiblesse de Freud, qui ne peut pas envisager le désir et son économie hors de cette complexion régressive qu’est la culpabilité – à ses yeux incontournable20. La culpabilité cherche toujours un coupable sur lequel se décharger de ses « fautes ». C’est ainsi que sont désignés les boucs émissaires – tour à tour juifs, musulmans, chrétiens, laïcs, Roms et électeurs du Front national.
Tel qu’il suscite ce qui deviendra la morale bourgeoise de la culpabilité, le monothéisme cherche toujours les coupables, qu’il désigne et symbolise en les diabolisant – toute une partie de l’art chrétien se consacrant à la représentation du diabolique. Ce faisant, il dissimule que le péché originel n’est pas un péché, mais, précisément, un processus d’exosomatisation. En transformant le défaut d’origine en péché originel, le monothéisme dénie l’exosomatisation – culpabilisant ceux dont il fait ses boucs émissaires, et rendant impensable le problème pharmacologique que pose chaque nouveauté issue de l’organogenèse.
Le christianisme et plus généralement le monothéisme (qui est toujours d’abord l’affirmation de l’unité de tribus dispersées ou d’empires que menace leur expansion même) expriment ainsi, comme expérience du bien s’opposant au mal – opposition substantifiée par la dénégation de la situation pharmacologique qu’est ce discours culpabilisant fondé sur une « pharmacosophie21 » –, ce dont seule la facticité qui conditionne la vie technique rend l’épreuve inévitable. Bien plus profondément que du péché, le défaut d’origine est l’épreuve de la duplicité du pharmakon.
Le soin monothéiste tente d’évacuer la possibilité de devenir fou en faisant du défaut une faute, et en en faisant porter la faute au φαρμακός (pharmakos) qu’est le bouc émissaire. Il dénie ainsi que la nécessaire possibilité de devenir fous, qui est toujours contenue dans la vie technique au sens de Canguilhem, tient précisément à la condition organologique et pharmacologique des âmes noétiques, qui ne le sont que par intermittences – précisément parce que le pharmakon curatif finit toujours par devenir toxique.
Ce n’est pas seulement l’âme noétique en puissance qui n’est noétique en acte que par intermittences : ce sont aussi les époques et les ères, telles qu’elles rassemblent ces âmes dans l’unité de leurs protentions collectives, qui peuvent toujours s’évaporer parce que leur base, qui est toujours organologique – par exemple comme les ères livresques du monothéisme dans lequel se reconnaissent les « gens du Livre » –, est le « sans-fond » contenant l’ὕϐρις.
Dans la disruption, les « gens du Livre » ne se reconnaissent plus, et pour cause : comme accomplissement de la désinhibition que le nihilisme aura toujours été par dénégation, les « valeurs » issues du monothéisme ne valent plus rien. C’est ce qui rend fous les intégristes de tous poils – y compris l’intégrisme laïc.
Comme les savoirs en général, et parce qu’elle est avant tout la saveur de ces savoirs, la dimension morale de l’être noétique n’est pas inscrite par Dieu dans son âme : elle doit être apprise et cultivée. Elle tient à la technicité de la vie, laquelle, foncièrement accidentelle, artificielle et contingente, procède d’une diversalité primordiale (dont le babélisme est une version) à partir de laquelle sont projetées des consistances qui, comme protentions à l’infini, affirment une cohérence à venir à l’encontre de l’incohérence du devenir.
Dans la première édition de la « Déduction transcendantale des catégories » de la Critique de la raison pure, le pouvoir d’unification de ce qui reste à venir constitue la troisième synthèse de l’imagination, dite « synthèse de recognition ». Celle-ci a pour fonction d’inscrire le flux des phénomènes qui arrivent à la conscience (flux au cours duquel la conscience se constitue) dans l’unité de ce flux – c’est-à-dire comme unité affirmée du passé, du présent et de l’avenir, et cela à la fois comme « unité de l’aperception » et « affinité transcendantale »22.
La troisième synthèse suppose cependant le schématisme, dont j’ai tenté de montrer pourquoi lui-même suppose la rétention tertiaire, ce qui veut dire qu’elle demeure toujours prise dans l’artefactualité que suppose la noèse.
C’est pourquoi la noèse en général et la moralité de l’être moral en quoi elle consiste n’ont d’universel que le fait universel de l’exosomatisation comme condition de toute noèse, où l’âme noétique, parce qu’elle n’est qu’exosomatiquement, parce qu’elle n’ex-siste qu’ainsi, doit commencer par acquérir les savoirs par lesquels elle saura faire que les pharmaka formant l’appareillage organologique issu de l’exosomatisation dont elle hérite :
1. soient bénéfiques à son existence plutôt que préjudiciables,
2. soient bénéfiques à travers son existence à l’univers des vivants en totalité tel que, pris dans le devenir entropique, il préserve cependant un avenir néguentropique, à l’encontre du devenir entropique, et comme néguanthropologie.
La seconde contrainte – qui est induite par l’affinité transcendantale – a pour conséquence que l’âme noétique est responsable du vivant dans le devenir universel où elle inscrit organologiquement et donc pharmacologiquement sa néguentropie.
Cette responsabilité – qui, dans la langue encore tragique de Protagoras23, a donc pour noms αἰδώς et δίκη – doit être cultivée et apprise. Les savoirs (vivre, faire et spiritualiser – transindividuer) sont transmis par diverses voies à travers lesquelles il faut apprendre à vivre. Et l’objet de la philosophie morale est la formation de cet être moral qui doit apprendre à vivre24. Cela ne signifie pas que la vertu peut être enseignée : elle ne pourrait l’être que si elle n’était pas constitutivement diverselle. La vertu est improbable et inenseignable parce qu’elle est néguanthropique. Mais elle est exemplifiable – et nous verrons pourquoi25.
L’enseignement assure la transmission des savoirs conceptuels. Or les savoir-vivre ne sont pas conceptuels. Ils sont « éthiques » au sens où ils cultivent la responsabilité que la forme de vie technique a de son milieu et de sa place dans le cosmos par des voies irréductiblement diverselles et « historiales », c’est-à-dire conditionnées par les spécificités du processus de transindividuation induit par un stade temporel et spatial dans l’exosomatisation, et dont la transmission procède d’une culture qui a toujours à voir avec une forme de culte, c’est-à-dire d’artifice (au sens où Hermès est à la fois le dieu de l’écriture et le dieu de la communication entre les mortels et les immortels).
Il faut en conséquence appeler savoir-vivre ce par quoi sont constituées, transmises et partagées les mœurs dont la moralité de l’être moral est en Occident moderne la prescription épokhale, c’est-à-dire organisée par la convergence de protentions collectives positives26 attachées à un stade de l’exosomatisation et se projetant à l’infini dans le devenir entropique comme ce qui peut en inverser le cours – toujours temporairement et localement, c’est-à-dire par intermittences, dans le temps tout aussi bien que dans l’espace, et comme néguanthropie.
La « morale bourgeoise » est la version dégradée de la moralité telle que l’ubris la requiert comme αἰδώς et δίκη. Témoin de l’expansion soudaine du capitalisme européen en Allemagne, en Angleterre et en France, Nietzsche, qui vit cette dégradation et son accélération subite, la décrit comme nihilisme.
Nous-mêmes voyons s’accomplir et se parachever ce nihilisme au XXIe siècle, et comme disruption, à travers la calculabilité machinique telle qu’elle opère désormais la désinhibition automatiquement (comme automatisation des protentions), de part en part, instaurant des sociétés de l’hypercontrôle des individus, suivis un à un, à la trace, et qui n’intériorisent plus la loi : ils y sont dés-affectés en ce sens. Tel est le prix de la prolétarisation généralisée.
Ces sociétés de l’hypercontrôle sont cependant des dissociétés : elles sont plus incontrôlables que jamais, parce qu’elles imposent l’anomie généralisée (autre nom de la barbarie prônée par les « nouveaux barbares » aussi bien que par les adeptes du chaos « djihadiste »), c’est-à-dire la libération illimitée de l’ὕϐρις – aussi bien comme folie que comme crime.
Depuis Freud, les conditions de l’élaboration et de la transmission de l’être moral comme savoir de l’être désirant et les symptômes de sa démoralisation ont été étudiés à partir de la clinique psychanalytique au sein du processus de transformation épokhale que constitue le devenir de la bourgeoisie – et, au-delà de la bourgeoisie, du capitalisme, c’est-à-dire du calcul généralisé comme opérateur de la désinhibition provoquant mille pathologies que le XXe siècle disait « névrotiques ».
Freud a mis en évidence que l’identification, l’idéalisation et la sublimation étaient les conditions du faire-corps moral (de la subjectivation du corps) tout aussi bien que du faire-corps social par le processus de surmoïsation que devenait la moralité. L’affinité transcendantale au sens de Kant passe ici par une affinité psychosociale de ce qui n’est plus seulement une âme, mais un appareil : l’appareil psychique, au sein duquel se forment des fonctions qui, avant d’être celles de l’individu logique (c’est-à-dire rationnel au sens des Grecs), constituent les conditions de possibilité d’une économie libidinale qui est aussi une économie et une écologie de l’esprit.
L’affinité psychosociale n’est possible qu’à la condition qu’elle rende possible en chaque individu l’idéalisation par un être moral social qui n’est lui-même possible que selon un ensemble de prescriptions thérapeutiques de savoir-vivre avec et dans l’exosomatisation au stade temporel et spatial de son développement. Autrement dit, la constitution et le partage d’une transindividuation épokhale permettant le rassemblement du corps social dans son faire-corps suppose que l’idéalisation inscrive la nécessité impérative de ce faire-corps en chacun, en chaque corps, et comme partage d’un horizon protentionnel néguanthropique.
C’est pourquoi Fethi Benslama – après avoir rappelé que
deux tiers des radicalisés recensés en France […] ont entre 15 et 25 ans, et un quart sont mineurs : la grande majorité est dans cette zone moratoire du passage à l’âge adulte qui confine à l’adolescence persistante
– soulignait, au moment même des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et à Saint-Denis, combien l’idéalisation est nécessaire à la constitution de l’individu adulte en formation au cours de ce processus que l’on appelle l’adolescence :
Cette période de la vie est portée par une avidité d’idéaux sur un fond de remaniements douloureux de l’identité. Ce qu’on appelle aujourd’hui « radicalisation » est une configuration du trouble des idéaux de notre époque27.
C’est l’idéalisation qui lie entre elles les générations, aussi bien qu’elle unit les congénères. L’idéalisation est le ciment intergénérationnel, cogénérationnel et transgénérationnel. Ce transgénérationnel se nomme transcendantal chez Kant, Dieu dans le monothéisme, revenance des esprits dans les sociétés magiques, etc.
C’est à travers l’idéalisation que l’individuation psychique se produit comme individuation collective – c’est-à-dire à la fois dans l’individuation collective, et comme contribution à cette individuation en tant qu’elle est un devenir orienté vers et par un avenir dont l’idéalisation est la protention – ce qui constitue l’économie noétique du rêve où chaque âme noétique est responsable du tout, c’est-à-dire en charge de réaliser ses rêves.
C’est pourquoi Benslama ajoute que c’est à travers
les idéaux [que] […] se nouent l’individuel et le collectif dans la formation du sujet humain.
Dans la désinhibition atteignant le stade ultime du nihilisme, comme Anthropocène devenu disruption,
l’offre djihadiste capte des jeunes qui sont en détresse du fait de failles identitaires importantes. Elle leur propose un idéal total qui comble ces failles, permet une réparation de soi, voire la création d’un nouveau soi, autrement dit une prothèse de croyance ne souffrant aucun doute28.
Par des processus d’identification, d’idéalisation et de sublimation négatives, cette « prothèse de croyance » vient combler ce qui fait défaut chez ceux que l’on a appelés les « adulescents », lesquels sont tout autant les descendants qui ne parviennent pas à devenir adultes que les ascendants qui ne parviennent pas à quitter l’enfance, et auxquels il est impossible de s’identifier. Il y a de toute évidence depuis quelques années de tels adulescents à la tête de l’État en France.
Sont adulescents tous ceux qui, n’ayant pas pu devenir adultes faute de construire leurs rêves par idéalisation à travers la concrétisation desquels ils dépassent ce stade de l’idéalisation dans un faire-corps social (qui révèle généralement le caractère duplice de toute idéalisation), soit ont été privés de la possibilité de s’identifier à des adultes (à travers des personnes ou à travers des œuvres), soit ont régressé dans l’infantilisation – c’est-à-dire dans l’irresponsabilité – en se mettant au service de ce déchaînement du processus de désinhibition qu’aura été le consumer capitalism en particulier à partir des années 1980.
L’idéalisation peut évidemment se concrétiser par défaut. Elle n’est pas perdue pour autant : elle constitue alors une expérience à travers laquelle l’individu psychique découvre comme âme noétique que le rêve qui conditionne l’exosomatisation ne produit jamais que des pharmaka, et que ceux-ci peuvent toujours et la plupart du temps finissent toujours par renverser leurs effets bénéfiques en « effets secondaires » toxiques par où ils inversent leur signe : de positifs, ils deviennent négatifs.
Ce devenir toxique de ce qui fut rêvé n’efface pas l’origine onirique et noétique des pharmaka en cela même qu’il participe des bifurcations en quoi consiste la différance néguanthropique. Il signifie en revanche que cette différance néguanthropique n’est pas divine, et qu’elle est vouée à se trouver un jour ou l’autre désintégrée par le devenir entropique de l’univers – ce dont il est courant de dire que la religion est une « consolation », mais c’est là une compréhension très pauvre de ce que la religion porte en elle de savoirs, et du sens de la dénégation en quoi elle consiste en effet la plupart du temps.
Lorsqu’une idéalisation se maintient malgré la duplicité que révèle sa réalisation, par-delà cette déception, celle-ci constitue un savoir qui, au-delà des faits, affirme un droit et un devoir de l’être moral – dont αἰδώς et δίκη sont les noms anciens – de ne pas sombrer dans la démoralisation, c’est-à-dire dans la désidéalisation, en se constituant comme puissance critique.
La force de l’adolescence et de ce que j’ai appelé le complexe d’Antigone29 est de réaffirmer toujours à nouveaux frais cette nécessité critique, rappelant ainsi les adultes à leurs obligations depuis leur propre devenir-adultes – où l’adolescence est ce qui lutte contre l’obsolescence, comme la néguanthropie combat l’anthropie.
L’αἰδώς est avant tout le savoir de la précarité des échafaudages noétiques (oniriques et idéaux) qui étayent la δίκη comme art de vivre dans la constante transformation en quoi consiste la vie noétique comme exosomatisation se réalisant sous les formes les plus variées, et nécessitant de faire époque, c’est-à-dire affinité sociale dans le cosmos, et donc par la métastabilisation des savoirs comme fonds communs de rétentions et de protentions unifiés par la perspective d’un avenir possible dans le devenir.
Or la destruction des processus d’identification et d’idéalisation transgénérationnelle est à la base du consumer capitalism. Comme liquidation de ce que Freud après Groddeck appelait le Ça30, puis comme liquidation des protentions psychosociales remplacées par les protentions automatiques31, l’industrie des modes de vie, au sens que Mark Hunyadi donne à cette expression32, et en quoi consistent les technologies de l’information et de la communication devenues disruptives avec la réticulation numérique des technologies relationnelles, engendre une immense souffrance – symbolique, affective, spirituelle et intellectuelle –, ce qui ne peut que provoquer en retour un déchaînement littéralement dia-bolique de l’ὕϐρις : détruire le sym-bolique, c’est installer le dia-bolique.
Au terme du processus de désinhibition entamé au XVe siècle, devenu industriel au XVIIIe, et ayant depuis ce temps engendré l’Anthropocène, le nihilisme disruptif radicalise la désinhibition en tuant dans l’œuf toute idéalisation. Ce faisant, il infantilise tous les individus psychiques, qui, devenus impuissants, perdent tout ascendant sur leur descendance, ne transmettant plus aucun savoir, et ne s’illustrant plus que comme contre-exemples à ne pas suivre – suscitant en conséquence dégoût, mépris et désespoir.
Le nihilisme s’achevant ainsi désindividue les individus, tout en clamant les droits qu’il leur rend inaccessibles. Il les rend mineurs à vie, irresponsables en conséquence, soit comme menteurs, simulateurs et sournois éhontés, soit comme dénégateurs de leur propre condition, dont ils ne veulent plus rien savoir pour pouvoir dormir du mauvais sommeil qu’ont déserté les rêves. C’est ce processus de liquidation de la différance des générations qui conduit aux formes ordinaires, extraordinaires et réfléchies de la folie contemporaine – de la « France d’en bas » jusqu’au plus haut niveau de la République et des institutions internationales, en passant par un chirurgien véreux devenu ministre de la fraude fiscale.
L’idéalisation doit être satisfaite : c’est par elle que, sous la pression des chocs successifs que provoque l’exosomatisation à travers les âges, dont elle récapitule les effets sur l’être moral à travers les savoirs et leur transmission, la nouvelle génération, en devenant ainsi adulte (adolescente en ce sens), porte une critique du surmoi qui n’en est pas un rejet, mais une transformation.
C’est la transformation des règles communes de la vie par les nouvelles générations qui permet de constituer de nouveaux circuits de transindividuation reformulant les savoirs, c’est-à-dire les règles collectives sans lesquelles serait impossible la vie en société fondée sur la solidarité organique décrite par Durkheim.
La formation de telles règles établit des interdits – tuer, voler, violer, mentir, frauder, et toutes sortes d’autres manières de vivre, comme les nomme Lordon33 – qui établissent les cadres dans lesquels des limites s’imposent aux modes de vie, comme l’écrit ici Freud :
S’imagine-t-on toutes [les] interdictions [imposées par la civilisation] levées, alors on pourrait s’emparer de toute femme qui vous plairait, sans hésiter ; tuer son rival ou quiconque vous barrerait le chemin, ou bien dérober à autrui, sans son assentiment, n’importe lequel de ses biens. Que ce serait donc beau et quelle série de satisfactions nous offrirait alors la vie34 !
Mais de telles limites (qui sont ici présentées selon un ordre des valeurs typique de l’Occident) ne sont que les échos les plus immédiatement et constamment perceptibles de l’ὕϐρις que déchaîne le défaut d’origine – c’est-à-dire le delinquere. Le vol n’est possible que parce que des organes amovibles sont détachables des corps noétiques, le meurtre transforme l’outil en arme, le viol procède de l’ὕϐρις qui fait de l’instinct une pulsion – et celle-ci est amovible elle-même, c’est-à-dire aussi perverse35, ce qui la distingue radicalement de l’instinct36.
Dans la transformation des règles que provoque l’enchaînement des générations dans l’exosomatisation, la production des objets transitionnels est le facteur capital de production des nouvelles formes de savoirs – du doudou de l’infans aux œuvres de l’esprit, en passant par les instruments du culte. Si l’adulte doit quitter l’adolescence, ses capacités néguanthropiques sont à la mesure et à la démesure de ses possibilités de transporter dans l’âge adulte des ascendants la vertu des objets transitionnels qui sont l’apanage de l’enfance – objets qui, en ouvrant l’espace transitionnel entre l’enfant et la good enough mother37, et où « transitionnel » signifie que le rêve et la réalité y sont encore indistincts, inscrivent les possibilités de rêver dans la réalisation sociale du réel noétique, c’est-à-dire de l’être désirant qu’est l’être moral.
L’infantilisation des adultes les rabat vers l’âge immature qui n’a pas encore reconnu en l’objet transitionnel un pharmakon. C’est au contraire comme pharmaka que les savoirs font entrer les adultes dans un rapport mature aux objets transitionnels que constituent les objets de savoir en général, et en tant qu’ils restent des objets d’idéalisation bien au-delà de l’adolescence. C’est en ce sens qu’Alain Bergala parle d’enfance de l’art à propos de l’œuvre de Victor Erice.
L’objet transitionnel est la matrice par où, dans le rapport natif de venue au monde dans lequel la mère (qui peut être le père) introduit l’enfant, l’âme noétique connaît existentiellement l’exosomatisation tout au long de la vie noétique telle qu’elle consiste à engendrer les objets transitionnels transgénérationnels qui donnent son sens (sa direction) à l’exosomatisation, devenant ainsi capable d’inscrire les bifurcations de l’avenir désiré dans le devenir aveugle.
Depuis l’origine de l’exosomatisation, la dimension irréductiblement morale de l’être noétique procède ainsi – c’est-à-dire transitionnellement – de l’αἰδώς que requiert l’ὕϐρις celée dans la néguanthropogenèse. Et c’est ainsi que des prescriptions thérapeutiques sont à la fois nécessaires et possibles. Ce sont cette nécessité et cette possibilité qui forment dans leur unité l’objet de la philosophie morale.
La dimension morale de toute existence noétique doit régler les comportements précisément parce que, outre qu’un faire-corps social n’est pas concevable sans le partage de règles socialement affines, qui ne sont pas seulement des lois, mais des arts de vivre, qui, comme savoirs, « manières », façons, confèrent ses saveurs à toute existence digne de ce nom, et ainsi la façonnent, tous ces comportements contiennent eux-mêmes en eux l’ὕϐρις qui fait écho au défaut d’origine (delinquere) dont l’exosomatisation est le fait.
Dans la lecture de Spinoza que propose Frédéric Lordon38, en particulier à propos du chapitre III de l’Éthique où Spinoza inscrit le désir et les processus d’évaluation qui s’y constituent au cœur du processus de transindividuation, on peut poser que celui-ci constitue une
convergence des manières [qui] est, par l’effet même du mécanisme de confirmation mimétique, une puissance de cohérence collective sans pareille, et ceci en tant qu’elle est une puissance d’apaisement de l’inquiétude axiologique par la force du collectif39.
Une société s’auto-produit par les arts de vivre ainsi engendrés, qui sont autant de formes de savoirs supportées par ce que Spinoza nomme donc l’imperium, et qui le supportent en retour :
L’imperium n’est pas la loi, ni l’État institué, il est en premier lieu la force d’autoaffection de la multitude, et par suite, mais par suite seulement, le principe de l’efficacité de la loi, s’il s’en écrit une40.
De fait, cependant, les prescriptions thérapeutiques ainsi auto-produites par le faire-corps social ont à présent totalement disparu : elles ont été remplacées par ce que Mark Hunyadi appelle des modes de vie.
Ce sont ces modes de vie qui, en tant qu’ils ne sont plus des mœurs concrétisant des règles de vie, mais, précisément, des modes, détruisent les systèmes sociaux et les individus psychiques qui s’y conforment sans identification, sans idéalisation, sans prendre part à leur genèse : ils s’y désindividuent psychiquement tout aussi bien que collectivement.
Les modes de vie désignent les attentes de comportement durablement imposées par le système aux individus et aux groupes, et qui s’imposent indépendamment de la volonté des acteurs41.
Depuis le début du XXIe siècle, dans la société réticulaire mettant en œuvre la gouvernementalité algorithmique, ces attentes sont générées par les processus de captation automatique de rétentions sous forme de data et de production computationnelle de protentions déduites de ces data par les systèmes de calcul intensif pouvant aller quatre millions de fois plus vite que les âmes noétiques42. La « tyrannie des modes de vie » devient ainsi celle de la data economy, qui devient disruptive précisément en cela.
C’est surtout à partir de l’hégémonie du marketing stratégique qui s’installe à partir des années 198043 en se substituant à l’entrepreneuriat que
des modes de vie s’imposent à nous de manière quasi autonome, sans que personne ne les ait voulus, et sans que quiconque ne puisse plus s’y opposer44.
Les modes de vie se substituent ainsi aux mœurs et aux savoirs qui résultaient de l’autoaffection que décrit le Traité politique de Spinoza.
Hunyadi montre que les comités d’éthique qui prolifèrent alors sont là pour dissimuler et dénier cette liquidation de l’être moral, à la « moralité » duquel ils substituent la défense des « droits individuels » :
Alors même que les règlements éthiques bourgeonnent, on ne peut plus traiter de la question éthique fondamentale, de la question de savoir si c’est bien là le monde que nous voulons. […] Dans le respect éthique des droits individuels, on nous prépare un monde qui est peut-être éthiquement détestable45.
Les « droits individuels » ne sont que les droits vides de « dividuels » désindividués46 – c’est-à-dire des individus psychiques privés des savoirs en quoi consistent les individuations collectives, et en conséquence incapables d’exercer leurs droits. Nous verrons au chapitre suivant que cette incapacitation est induite par la prolétarisation généralisée qu’extrémisent à présent la disruption et le transhumanisme.
Les comités d’éthique ne protègent les « droits individuels » qu’en légitimant la liquidation des règles communes en tant qu’elles sont communément produites et pratiquement consenties (c’est-à-dire pratiquées comme expérience, et non suivies comme des modes)47 :
L’éthique omniprésente est en réalité une éthique restreinte à la défense de quelques principes qui, une fois satisfaits, laissent le monde à son libre cours. Cette éthique restreinte […] est […] fondamentalement acritique : sous couvert de veiller à la norme suprême du respect des droits individuels, elle sert en fait à blanchir éthiquement des pratiques dont elle se garde bien d’interroger le caractère éthique général48.
Conçus par le design et le marketing interfaçant ainsi le système technique et les individus psychiques en court-circuitant les systèmes sociaux, et, avec eux, les mœurs et les règles qui, individuant collectivement (au sens de Simondon comme de Spinoza) ce que les Grecs nommaient l’αἰδώς et la δίκη, constituaient le faire-corps social de l’être moral, les modes de vie installent une insondable misère morale résultant de ce que Hunyadi décrit comme une tyrannie, et imposent l’anomie dont Durkheim sentait venir la menace dès la fin du XIXe siècle, et que les libertariens revendiquent désormais en tant que telle.
La liquidation par l’« éthique » ainsi comprise de l’être moral et de ses savoirs en tant qu’ils forment les arts de vivre est ce qui, à travers la planétarisation du consumer capitalism, et, plus que jamais, comme disruption, poursuit le processus de désinhibition en substituant à présent aux manières de vivre des dispositifs technologiques purement et simplement computationnels – les « sociétés » d’hypercontrôle qui s’imposent ainsi, formant ce que Berns et Rouvroy décrivent comme une gouvernementalité algorithmique.
Ces « sociétés » cependant n’en sont pas : une société anomique n’est plus une société – sauf à tendre vers la société animale arthropode dont j’ai rappelé précédemment l’hypothèse leroi-gourhanienne dystopique49, et dont Freud affirmait déjà qu’elle n’est pas supportable pour celui qui, porteur d’une énergie libidinale, est irréductiblement constitué par l’ὕϐρις qu’il s’agit de contenir – précisément à travers le nomos et la Sittlichkeit, quels que soient leurs travers.
C’est pourquoi les sociétés d’hypercontrôle ne peuvent qu’engendrer la dissociété où elles s’effondrent en quelque sorte par avance. Les symptômes les plus criants de cet effondrement sont les comportements transgressifs en tout genre qui émergent de plus en plus ordinairement de la soumission en quoi tout cela consiste – du mensonge au massacre, en passant par les frasques et les fraudes, fiscales ou autres –, cependant que la démoralisation écrase l’immense majorité, qu’elle accule aux confins du désespoir.
1 Sans « verguenza ». Cf. Constituer l’Europe. Dans un monde sans vergogne.
2 Ce thème, que j’ai abordé à l’université Radboud de Nimègue le 1er février 2016, sera repris plus en profondeur dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
3 Au sens défini supra.
4 Au sens de Durkheim.
5 Je rappelle qu’est organologique ce qui lie organiquement et organisationnellement les organes artificiels, et que l’intégration est celle des systèmes psychiques, techniques et sociaux où une instance ne court-circuite pas les autres en tant qu’elles forment ensemble la fonction néguanthropique qu’est la raison.
6 Dostaler et Maris écrivent ainsi dans Capitalisme et pulsion de mort : « Après avoir détruit la nature, nous deviendrions nos propres victimes, au terme de la haine inconsciente que nous portons. N’a-t-on pas entendu un chef islamiste justifier les attentats et la victoire prochaine du jihad par cette phrase absurde : “Vous n’aimerez jamais autant la vie que nous aimons la mort” ? »
7 Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art, Gallimard.
8 Marc Azéma, La Préhistoire du cinéma.
9 Le tournant, Questions IV, p. 142.
10 Husserl, Recherches pour la constitution, p. 324 et suivantes.
11 C’est la question de Blanchot.
12 Établissant les axiomes comme valeurs.
13 Platon, Ménon.
14 Un tel support, qui est l’hypokeimenon, mais qui n’est jamais prôton, parce qu’il n’est pas une origine, mais, précisément, un défaut d’origine, un tel hypokeimenon est toujours constitué par un ajustement entre des hypomnémata qui sont eux-mêmes des pharmaka, et qui requièrent donc en cela des thérapeutiques formant elle-mêmes des savoirs. C’est de tels savoirs que procède l’hypokeimenon comme ce qui soutient de génération en génération une différance qui est aussi une individuation luttant contre une indifférance intergénérationnelle au transgénérationnel, et qui, comme différance noétique, prend soin de la vie par d’autres moyens que la vie.
15 C’est Heidegger qui montre dans Kant et le problème de la métaphysique que la synthèse de recognition de la Critique de la raison pure est la synthèse de l’avenir.
16 Que cette solidarité organique soit aussi et toujours déjà organologique est le fait que Durkheim n’a pas pensé, mais que son neveu Marcel Mauss a introduit dans l’esprit d’André Leroi-Gourhan. J’y reviendrai dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir.
17 L’oikonomia fait ici référence au travail de Giorgio Agamben, qui – selon une démarche qu’il faudrait conjuguer avec celle de Pierre Legendre – enracine l’économie au sens actuel dans le devenir trinitaire du monothéisme, c’est-à-dire dans la division de l’un en trois, et donc comme question de l’esprit. Il ne m’est pas possible d’engager ici une analyse de l’ouvrage où est développée cette thèse, Le Règne et la gloire, Seuil.
18 Je reviendrai sur ce point dans Mystagogies, à paraître inch’Allah. Il en existe déjà une publication partielle en anglais dans Boundaries 2, Duke University, avril 2016.
19 J’ai consacré un cours de l’école pharmakon.fr à la symbolique du serpent en 2014.
20 Comme c’est évident dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste.
21 C’est-à-dire sur la désignation d’un pharmakos. Cf. Pharmacologie du Front national, §§ 3, 6, 7, 13, 14, 43, 47, 49, 64, 66, 68, 75.
22 Kant, Critique de la raison pure.
23 « Encore tragique » signifie que ce dialogue, qui est parmi les premiers et en cela considéré comme « socratique », reste proche de la sensibilité elle-même foncièrement tragique de Socrate lui-même. J’ai argumenté ce point tout au long du cours pharmakon.fr.
24 Cf. l’article déjà cité de Laurent Jaffo dans Le Télémaque.
25 Cf. infra, p. 353, § 111, « Organologie de l’exemplarité ».
26 Et qu’interrogent ceux que l’on appelle les moralistes dans l’Ancien Régime approchant de sa fin.
27 Fethi Benslama, « Pour les désespérés, l’islamisme radical est un produit excitant, » Le Monde, 12 novembre 2015, http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/11/12/pour-les-desesperes-l-islamisme-radical-est-un-produit-excitant_4808430_3224.html.
28 Ibid.
29 Cf. Mécréance et discrédit 2.
30 Cf. Prendre soin. De la jeunesse et des générations, chapitre un.
31 Cf. La Société automatique 1. L’avenir du travail.
32 Mark Hunyadi, La Tyrannie des modes de vie, Editions du Bord de l’eau.
33 Frédéric Lordon, Imperium, p. 175.
34 Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion.
35 Cf. Sigmund Freud, Pulsions et destin des pulsions, Rivages.
36 Nous verrons que c’est ce que Dostaler et Maris comme Marcuse n’ont pas compris.
37 Cf. Donald Winnicott, Jeu et réalité, et mon commentaire dans Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, introduction.
38 Dans Imperium.
39 Ibid., p. 176.
40 Ibid., p. 118.
41 Mark Hunyadi, La Tyrannie des modes de vie, p. 43-44.
42 Cf. La Société automatique 1, chapitre quatre.
43 Au cours de celles-ci, la « révolution conservatrice », qui fait du gouvernement « le problème et non la solution », extrémise la désinhibition en liquidant la puissance publique telle que, depuis le début de la révolution industrielle, elle avait pour but de préserver les systèmes sociaux de leur destruction par une croissance incontrôlée du système technologique industriel. La révolution conservatrice sera l’idéologie accompagnant le remplacement systématique de la puissance publique par le marketing en matière de prescriptions comportementales. Il en résultera une liquidation de toutes les formes de savoirs, y compris scientifiques, comme j’ai commencé à l’argumenter dans La Société automatique en commentant « The end of theory » de Chris Anderson.
44 Mark Hunyadi, La Tyrannie des modes de vie.
45 Ibid.
46 Deleuze et mon commentaire dans La Société automatique 1, § 45, p. 203.
47 Dans La Société automatique 2. L’avenir du savoir, je tenterai de montrer pourquoi les règles communément produites et consenties qui sont au cœur de ce qu’Elinor Ostrom, Charlotte Hess et Benjamin Coriat décrivent comme les communs sont tout aussi bien les savoirs sous toutes leurs formes tels qu’ils prennent soin de leur objet, et pourquoi une économie de la contribution est néguentropique précisément au sens où elle constitue le modèle macro-économique qui repose sur la valorisaiton des savoirs ainsi conçus. Sur ce sujet, cf. la journée qui s’est tenue le 30 janvier 2016 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, accessible sur le site d’Ars Industrialis.
48 Mark Hunyadi, La Tyrannie des modes de vie, p. 32.
49 Cf. supra, p. 69, § 24.