Les cours d’été s’étant terminés la veille, mes vraies vacances ne commençaient réellement que maintenant. Pressé par le chant des cigales qui m’entouraient, je grimpai les marches de l’escalier de pierre d’un pas assuré.
Il faisait encore particulièrement chaud, sous ce soleil de plomb. Il tapait si fort que sa réverbération sur le sol brûlant attaquait impitoyablement ma peau, et mon T-shirt était déjà trempé de sueur.
Je ne cherchais pourtant pas à me punir en mortifiant ma chair.
— Tu me donnes toujours l’impression d’être une poule mouillée, plaisanta celle qui me précédait en me voyant transpirant et essoufflé.
Vexé, je trouvai qu’il aurait été légitime de protester, mais je me dis qu’il serait préférable de le faire calmement plus tard, et me dépêchai d’avancer.
— Allez, courage, courage !
Elle était en pleine forme et tapait dans ses mains pour me stimuler, mais je n’arrivais pas à déceler si c’était de l’encouragement ou de la provocation.
Une fois au sommet, je me défendis tout en m’essuyant avec une serviette :
— Je ne suis pas comme toi.
— Pour un garçon, c’est pathétique.
— Je suis de sang noble, alors je n’ai pas besoin de gagner mon pain à la sueur de mon front.
— Ne te moque pas des gens nobles.
Je sortis une bouteille en plastique remplie de thé vert, que je bus à grandes gorgées. Pendant ce temps-là, mon accompagnatrice continuait à marcher à un rythme soutenu. Je n’avais d’autre choix que de la suivre et, au bout d’un moment, nous atteignîmes le belvédère. De là, une vue panoramique sur notre ville s’offrit à nous.
— Comme c’est agréable ! s’écria-t-elle en écartant grand ses bras.
En effet, la vue et le vent, qui séchait ma transpiration, l’étaient. Je rassemblai toutes mes forces et bus à nouveau du thé.
— Ouf, on arrive bientôt, lançai-je avec soulagement.
— Eh bien, on dirait que tu vas mieux, d’un coup. Tiens, prends un bonbon en récompense.
— Vous pensez tous les deux que j’ai besoin de bonbon ou de chewing-gum pour survivre ? lui demandai-je en me remémorant le visage de notre camarade qui me proposait sans arrêt du chewing-gum.
— Je n’y peux rien si, à chaque fois, j’en ai par hasard dans ma poche. Alors, tiens !
Je l’acceptai même si je n’en voulais pas et le fourrai dans ma poche. Combien m’en avaient-ils déjà donné, tous les deux ?
Elle marchait avec entrain en fredonnant. Comme je la suivais péniblement, je fis tout ce que je pus pour me redresser et inverser notre rapport de force.
Le chemin de terre laissa place à un sentier pavé sans que je m’en aperçoive et nous arrivâmes enfin à destination.
Parmi les nombreuses pierres tombales alignées, nous trouvâmes celle que nous recherchions.
— Haruki, occupe-toi de l’arrosage1. Va donc puiser de l’eau, là-bas.
— Je peux te poser deux questions ? D’abord, j’aimerais savoir si tu comptes me charger d’autres tâches encore, et ensuite, on pourrait aller chercher l’eau ensemble, non ?
— Tais-toi et vas-y. Je t’ai donné un bonbon.
J’étais scandalisé par son attitude mais connaissant son caractère, il n’aurait servi à rien de protester. Je posai mon sac par terre sans rien dire et partis au point d’eau. Sur place, des seaux et des louches se trouvaient à disposition des visiteurs. J’en empruntai un de chaque et remplis le seau avant de retourner là où elle m’attendait.
Debout, elle regardait le ciel.
— Bien, j’apprécie tes efforts.
— Si c’est le cas, alors donne-moi un coup de main.
— Tu sais, je suis de sang noble… dit-elle pour me taquiner.
— Oui, oui, alors prenez donc ça s’il vous plaît, Mademoiselle.
Je lui confiai le seau et la louche. Elle s’empara des ustensiles avec respect et versa abondamment de l’eau sur la tombe de la famille Yamauchi. Je reçus quelques éclaboussures sur mes joues. La pierre tombale arrosée commença à refléter les rayons du soleil, dégageant une atmosphère mystique.
— Hé oh, réveille-toi, Sakura !
— Je ne pense pas qu’il faille faire comme ça. Vraiment pas.
J’essayais de calmer celle qui continuait à jeter de l’eau sur la tombe. Sans m’écouter le moins du monde, elle finit par verser l’intégralité du seau jusqu’à la dernière goutte. Même si elle transpirait, elle semblait se sentir bien. Comme si elle avait découvert un nouveau sport.
— Quand on fait une prière, on joint nos mains en faisant du bruit, non ?
— Normalement, ça se fait en silence, mais pour elle, peut-être que nous devrions effectivement taper dans nos mains.
Alignés côte à côte, nous tapâmes dans nos mains une fois, puis fermâmes les yeux en espérant que notre prière lui parvienne.
Ensemble, nous lui envoyâmes nos pensées.
Nous gardâmes les mains jointes un moment pour prier, puis nos yeux s’ouvrirent presque en même temps. Ensuite, chacun déposa ses offrandes.
— Bon, si on allait chez Sakura ?
— Oui, bonne idée.
— Je te préviens, on va te faire la morale, avec sa mère.
— Et pour quelle raison ? Je ne vois vraiment pas pourquoi.
— Il y en a tellement que je ne sais même pas par où commencer. D’abord, je trouve que tu ne travailles pas assez pour préparer ton année à venir, alors que c’est l’été de la Terminale.
— Inutile de me le rappeler. Je ne travaille pas car je suis intelligent.
— C’est exactement ce que je viens de te dire !
Son sarcasme s’évapora dans le ciel bleu. Une pensée pour la famille Yamauchi que je m’apprêtais à revoir après un long moment me traversa l’esprit. Lors de ma dernière visite, j’avais enfin eu l’occasion de rencontrer son frère.
— D’ailleurs, c’est la première fois que je me rends chez elle avec quelqu’un.
— Oui, c’est justement un point sur lequel tu as des choses à apprendre.
Tandis que nous échangions ces amusantes futilités, nous allâmes reposer cette fois-ci ensemble le seau et la louche à l’endroit où ils devaient être rangés.
Nous retournâmes encore une fois sur la tombe pour lui adresser un dernier mot – « Maintenant, on va se diriger vers chez toi » – avant de reprendre le chemin par lequel nous étions arrivés. Emprunter le même trajet qu’à l’aller était un peu ennuyeux, mais si nous étions restés sur place, nous aurions continué nos échanges de frivolités certes amusantes, mais totalement improductives.
Comme un peu plus tôt, je suivis Kyôko, qui marchait devant moi.
Je colle les paumes de mes mains ensemble et je ferme les yeux.
Ces pensées qui n’appartiennent qu’à moi, je te les envoie.
J’espère que tu me pardonneras. Pour ce qui me traverse l’esprit en ce moment même.
Pour mes prières.
Je vais me permettre de me plaindre, car comme tu le sais, c’est tout moi.
Ça n’a pas été facile. Aussi facile que tu le disais, que tu le sentais.
Ça n’a pas été facile de sympathiser avec quelqu’un.
La tâche était laborieuse, vraiment.
C’est pour cette raison qu’une année s’est écoulée, même si j’admets être en partie responsable.
Mes choix m’ont enfin amené jusqu’ici. J’espère que tu penseras à me complimenter.
J’ai fait ce choix il y a un an. Celui de devenir quelqu’un comme toi.
Capable d’accepter les autres. Capable d’aimer les autres.
Je ne sais pas si j’ai réussi, mais au moins, je l’ai choisi.
Je me rends aujourd’hui chez toi avec ta meilleure amie, qui est devenue ma première amie.
En vérité, ça aurait été génial de se voir tous les trois, mais bon, je sais bien que c’est impossible. On le fera donc au paradis.
Tu n’es plus là, mais nous allons tous les deux chez toi pour tenir la promesse que j’ai faite à ta mère, ce jour-là.
Tu trouves que je m’y prends un peu tard ? C’est ce que Kyôko m’a dit, elle aussi.
Mais j’aimerais que tu considères mon excuse. Avec la vie de solitaire que j’ai toujours menée, je ne savais pas sur quels critères se fonde l’amitié.
Et je me disais que nous devions absolument devenir amis avant de nous rendre ensemble chez toi.
J’ignorais comment définir une amie, alors je me suis basé sur notre relation.
Depuis le jour où elle m’a dit qu’elle ne me pardonnerait pas, nous avons marché pas à pas, vraiment pas à pas, pour créer des liens. Ce chemin était nouveau pour moi, et même si Kyôko a peu de patience, elle a pris le temps de m’attendre malgré mes maladresses et rien que pour ça, je lui suis très reconnaissant. Ça ne m’étonne pas qu’elle soit ta meilleure amie. Bien entendu, je ne le lui dirai jamais.
Et puis, avec Kyôko, nous avons enfin fait un aller-retour dans la journée pour nous rendre dans la ville où nous étions allés, un an plus tôt. C’est là-bas que je lui ai raconté la promesse faite à ta mère. Elle s’est fâchée, car elle aurait voulu le savoir plus tôt.
Mon amie a vraiment un sacré caractère.
Nous avons acheté notre offrande pour toi pendant ce voyage. De la liqueur.
Elle a été confectionnée à partir de prunes récoltées tout près du dieu de l’éducation.
Tu n’as que dix-huit ans, mais je te laisse exceptionnellement en boire2. J’en ai un peu goûté et je l’ai trouvée bonne.
J’espère que notre cadeau te plaît.
Kyôko va bien. Mais tu le sais peut-être déjà.
Moi aussi, je vais bien. Je vais bien mieux qu’avant notre rencontre.
J’y ai pensé quand tu es morte. Que j’avais vécu jusqu’à présent pour te rencontrer.
En revanche, je ne peux pas croire que tu vivais car j’avais besoin de toi.
Maintenant, les choses ont changé.
Je crois que nous vivions pour être ensemble.
Je crois qu’il nous manquait quelque chose à tous les deux, lorsque nous existions l’un sans l’autre.
En fin de compte, nous vivions pour nous compléter l’un et l’autre.
C’est ce que j’en suis venu à penser, ces jours-ci.
Maintenant, je dois être capable de me relever tout seul, sans toi.
Ainsi, je pourrai rendre hommage à l’être complet que nous formions lorsque nous étions ensemble.
Je reviendrai te voir… Je ne sais pas où va l’âme après la mort, alors je te parlerai des mêmes choses devant ton portrait dans ta maison. Si mes prières ne te parviennent pas, je te les retransmettrai au paradis, quand j’y serai.
Alors, à bientôt.
…
Ah, au fait. Je ne t’ai pas encore avoué le seul point sur lequel je t’ai menti.
Tu m’as confié toutes sortes de choses dans Vivre avec la maladie, comme les larmes que tu as versées, ton opinion à mon sujet ou tes mensonges, donc je vais être équitable et te révéler la vérité.
Es-tu prête ?
Tu te souviens de ce que je t’ai raconté, sur la première fille dont j’ai été amoureux ? Eh bien, c’était faux.
Tu sais, l’histoire de cette fille qui rajoutait toujours « -san » partout ? C’était un bon gros mensonge, issu de ma pure imagination.
Ça avait l’air de tellement t’émouvoir que je n’ai pas pu faire machine arrière.
Je te raconterai la vraie version quand on se reverra.
Si une fille qui ressemble à mon premier amour fait à nouveau irruption dans ma vie…
Peut-être que, cette fois-ci, je pourrai manger son pancréas.
Nous empruntâmes l’escalier, dont les pierres luisaient sous les rayons de ce soleil toujours aussi impitoyable.
Devant moi, Kyôko fredonnait en agitant son sac de sport qu’elle portait à l’épaule.
Je rattrapai mon amie d’humeur joyeuse. Une fois à sa hauteur, je devinai le titre de sa chanson.
Gênée, elle me donna une tape énergique sur l’épaule.
Je ris en levant les yeux au ciel et lui confiai aussitôt ce qui me passait par la tête.
— Soyons heureux.
— Quoi ? Tu me fais une déclaration d’amour ? Après avoir honoré la tombe de Sakura ? J’hallucine !
— Bien sûr que non. Il y a un sens plus global, derrière mes mots. Contrairement à lui, je préfère les filles plus gracieuses que toi.
Je souris de toutes mes dents pour provoquer celle qui ne voulait pas me pardonner, mais qui l’avait finalement fait.
Je m’aperçus immédiatement du lapsus que je venais de faire. Mais il était trop tard, puisque Kyôko se posait déjà des questions sur ce que j’avais laissé échapper. Elle pencha la tête avec méfiance.
— « Contrairement à lui » ?
— Pardon, oublie ça. Je n’ai rien dit.
Il était si rare de me voir paniquer qu’elle m’observa curieusement. Elle réfléchit un instant avant de relever les commissures de ses lèvres d’une façon plus qu’énervante et de taper une fois dans ses mains. Un agréable bruit se réverbéra sur les pierres des alentours.
Je secouai la tête pour démentir et la suppliai :
— Crois-moi, ça m’a échappé, alors ne lui dis rien…
— Si tu avais plus d’amis, je n’aurais pas pu deviner de qui tu parlais. Il n’a pourtant pas l’air de… Je croyais qu’il préférait justement les filles gracieuses.
Puisqu’il le disait lui-même, c’était ce que j’avais pensé aussi. Peut-être avait-il changé d’avis ou menti, mais cela m’était égal. Dans tous les cas, je m’excusais du plus profond de mon cœur. Pardonne-moi, la prochaine fois, ce sera à mon tour de te donner un chewing-gum.
Tout en disant « humm » ou « bon » l’air perplexe, Kyôko souriait bêtement.
— Tu es contente ?
— Eh bien, ça n’est jamais désagréable de se sentir aimée.
— C’est une bonne nouvelle.
Même pour une personne étourdie comme moi.
— Mais on ne devrait commencer à sortir ensemble qu’après les concours d’entrée à l’université.
— Tu fais déjà des plans ? Je vais lui dire, ça le motivera pour préparer les exams.
Nous discutions avec enthousiasme sur les escaliers.
Elle nous regardait sans doute.
« Ha ha ha ! »
Un rire se fit soudainement entendre dans notre dos. Je me retournai dans un mouvement tellement brusque que je faillis me tordre le cou. Kyôko réagit à l’identique et posa la main sur le sien en criant « Aïe ! ».
Bien entendu, personne ne se trouvait derrière nous.
Le vent caressa nos visages trempés de sueur.
Avec Kyôko, nous nous tournâmes l’un vers l’autre. Nos regards se croisèrent et nous éclatâmes de rire en même temps.
— Allons donc chez Sakura !
— Oui, elle nous attend.
Tout en continuant à rire, nous descendîmes le long escalier.
Désormais, je n’avais plus peur.