Tout avait commencé au mois d’avril, lorsque les cerisiers étaient encore en fleurs.
Les progrès de la médecine continuaient tranquillement leur chemin. Je n’étais pas calé sur le sujet et n’avais pas l’envie d’en connaître davantage non plus.
Tout ce que je peux en dire, c’est que ces avancées permettaient au moins à une jeune fille – dont personne ne connaissait la pathologie – de mener une vie normale malgré la grave maladie qui la frappait et qui l’emporterait dans moins d’un an. En d’autres termes, les humains développaient constamment des moyens de prolonger l’espérance de vie.
Pour moi, continuer à bouger tout en étant malade faisait de nous des êtres semblables à des machines. Cependant, pour une personne en phase terminale, j’avais bien conscience que mes impressions n’avaient aucune espèce d’importance.
Cette fille tirait simplement profit des progrès de la médecine, sans se laisser envahir par des réflexions superflues.
C’est pourquoi le fait qu’un élève de sa classe eût découvert son secret ne pouvait qu’être causé par de la malchance et par son manque de rigueur.
Ce jour-là, je n’étais pas allé au lycée à cause de mon appendicectomie. Il ne s’agissait pas de l’opération en elle-même, qui avait déjà eu lieu, mais de retirer mes points de suture. C’était en effet le moment de le faire, puisque j’avais retrouvé une bonne forme physique et que j’avais très vite arrêté mon traitement. Je comptais me rendre au lycée, même avec du retard, mais l’attente était longue dans cet immense hôpital. Après la consultation, j’avais pris ça comme excuse pour ne pas y aller et étais resté sagement dans la salle d’attente pendant un moment.
Je me sentais plutôt décontracté. Un livre était abandonné dans un recoin de la pièce, sur un sofa. Je me dis qu’il avait sans doute été oublié par quelqu’un et son contenu éveilla ma curiosité. Porté par mon amour des livres, je volai jusqu’à lui.
Je me frayai un chemin parmi les patients et m’assis sur le sofa une fois de l’autre côté de la pièce. Au premier coup d’œil, je vis qu’il s’agissait d’un livre de poche de moins de trois cents pages. Il était protégé par une jaquette1 en papier, fournie par la librairie située près de l’hôpital. Je fus quelque peu surpris lorsque je la retirai et découvris le titre. Au lieu de trouver une couverture ordinaire, quelqu’un avait écrit dessus avec un épais marqueur noir « Vivre avec la maladie ». Je n’avais jamais entendu parler d’un tel titre.
J’avais beau réfléchir, je ne comprenais pas de quoi il s’agissait. J’ouvris alors le livre à la première page.
Les mots qui y figuraient n’étaient pas imprimés comme j’en avais l’habitude, mais soigneusement écrits au stylo à bille. Ce texte était donc entièrement écrit à la main.
23 novembre 20XX
À partir d’aujourd’hui, je compte écrire mes pensées et mes actions dans ce livre que j’ai décidé d’intituler « Vivre avec la maladie ». Hormis ma famille, personne n’est au courant, mais je vais mourir dans à peine quelques années. J’y suis résolue, mais j’écris pour continuer à vivre alors que ma pathologie progresse. La maladie du pancréas qui m’a été diagnostiquée était jusqu’à récemment la championne des décès foudroyants. Mais aujourd’hui, on peut faire en sorte de ne ressentir quasiment aucun symptôme…
— « Mourir »… « Maladie du pancréas »…
Ces mots que je n’aurais jamais pensé prononcer en temps normal m’échappèrent malgré moi.
C’était donc un journal intime retraçant les étapes de la maladie d’une personne dont l’espérance de vie était limitée, ou plutôt un journal qui faisait coexister la maladie avec la vie. Ce genre de lecture n’aurait jamais dû se retrouver sous mes yeux.
Je fermai le livre en réalisant ce qu’il représentait, lorsque quelqu’un m’adressa la parole au-dessus de ma tête.
— Euh…
Au son de sa voix, je relevai les yeux. Malgré l’étonnement, je ne laissai rien transparaître sur mon visage. Je ne m’attendais pas à reconnaître celle qui voulait me parler. J’essayais de dissimuler mes émotions, car elle s’approchait peut-être pour une autre raison que le livre.
Même quelqu’un comme moi ne pouvait accepter que le destin d’une camarade de classe soit ainsi écourté.
En attendant qu’elle dise quelque chose, je m’appliquais à rester stoïque, comme si de rien n’était. J’espérais encore que ce livre n’eût pas de lien avec elle, lorsqu’elle tendit sa main dans ma direction, l’air moqueur.
— C’est à moi, ça. Qu’est-ce que tu fais à l’hôpital, « Monsieur Transparent » ?
N’ayant presque jamais discuté avec elle, la seule chose que je savais, c’était que son tempérament était vif et joyeux, à l’exact opposé du mien. Alors qu’elle me connaissait à peine et que je venais, en plus, de découvrir sa grave maladie, elle affichait un sourire qui me désarçonnait.
De mon côté, je décidai de ne montrer aucune émotion. Je pensais que c’était la meilleure option, pour elle comme pour moi.
— J’ai subi une opération et on doit me retirer des points de suture, déclarai-je.
— Je vois. Moi, je suis venue pour un examen de mon pancréas. Car si on ne m’ausculte pas, je vais mourir.
Pourquoi me lançait-elle une chose pareille ? En un instant, elle avait réduit en miettes les précautions que j’essayais de prendre à son égard. Tandis que j’observais son visage sans arriver à deviner ses réelles intentions, elle arbora un large sourire et s’assit à côté de moi.
— Ça t’a surpris ? Tu étais en train de lire Vivre avec la maladie, n’est-ce pas ?
Elle me parlait avec une légèreté déconcertante, comme si elle m’avait recommandé un simple roman. Je me dis alors qu’elle cherchait à me tendre un piège. Même si l’on ne se fréquentait pas, c’était tombé sur moi, par hasard.
— Pour être honnête…
Ça y est, elle avouait sa plaisanterie.
— Tu m’as vraiment prise au dépourvu. Je pensais l’avoir perdu et je le cherchais partout. Et voilà que je le retrouve entre les mains de « Monsieur Transparent ».
— Qu’est-ce que ça signifie, ce truc ?
— Mon livre ? Il s’intitule Vivre avec la maladie. Tu l’as lu, non ? C’est comme un journal intime que je tiens depuis le diagnostic de ma maladie au pancréas.
— Tu plaisantes, n’est-ce pas ?
Même si nous étions dans un hôpital, elle éclata de rire sans aucune gêne.
— Tu m’imagines diabolique à ce point ? Tu me crois capable de faire une blague d’aussi mauvais goût ? Ce qui est écrit est la stricte vérité : mon pancréas ne fonctionne plus et oui, je vais bientôt mourir.
— Ah… Je vois, dis-je platement.
— Quoi ? C’est tout ? Tu n’as rien à ajouter ?
Elle avait haussé le ton, mécontente de ma réaction.
— Et qu’est-ce que je devrais répondre à une camarade qui m’apprend sa mort prochaine ?
— Hum, j’imagine que si j’étais à ta place, je ne saurais pas quoi dire non plus.
— Exactement. Au moins, je ne reste pas totalement silencieux.
Elle rigola un peu tout en acquiesçant. Je ne voyais pas ce qu’elle trouvait amusant.
Elle se leva d’un coup après avoir récupéré son livre et s’éloigna vers le fond de l’hôpital en me faisant un signe de la main.
— Personne n’est au courant dans la classe, alors garde ça pour toi, d’accord ?
Soulagé par son départ, je pensais ne plus avoir d’autres échanges avec elle après cet épisode.
Le lendemain matin, elle m’adressa pourtant la parole lorsque je la croisai dans les couloirs du lycée. À la base, j’étais le seul à m’être inscrit au comité de la bibliothèque, chaque classe décidant librement de la répartition des tâches des élèves. Elle avait décidé de m’y rejoindre sans que je sache pourquoi. Comme je me laissais généralement porter par le flot des événements, je ne trouvai rien à y redire et m’appliquai à lui expliquer consciencieusement ce qu’on attendait de nous.
En y réfléchissant bien, ce livre de poche était la seule raison pour laquelle je me trouvais devant la gare à onze heures, ce dimanche matin. La vie était pleine d’événements imprévisibles.
À la manière d’un bateau en feuilles de bambou entraîné par un puissant courant, je n’avais pas eu le loisir, ou plutôt su trouver le bon timing, pour refuser son invitation en bonne et due forme, et c’est ainsi que je me retrouvais à l’attendre sur notre lieu de rendez-vous.
Peut-être aurais-je dû me défiler, mais si je l’avais fait, elle aurait pu y déceler une certaine faiblesse. Je ne sais pas ce qu’elle aurait été capable d’exiger par la suite, car elle était comme un brise-glace ouvrant le chemin, et l’affronter n’aurait pas été sage.
J’arrivai devant le monument marquant notre point de rendez-vous cinq minutes à l’avance. Tandis que je patientais, le regard dans le vide, elle se présenta juste à l’heure.
Depuis notre rencontre inattendue à l’hôpital, je ne l’avais pas revue en vêtements civils2. Ce jour-là, elle portait simplement un T-shirt et un jean.
Je fis un signe de la main à celle qui s’approchait avec un grand sourire.
— Salut ! Je me demandais ce que j’allais faire si tu me posais un lapin ! me lança-t-elle de but en blanc.
— Ça n’aurait pas été complètement impossible.
— Donc je me suis bien débrouillée !
— Je ne dirais pas les choses comme ça, mais oui. Bon, alors, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ?
— Oh, tu n’as pas l’air très motivé…
En effet, je n’étais pas vraiment dans l’ambiance. Sous les puissants rayons du soleil, la gaieté se lisait comme d’habitude sur son visage. Qui aurait pu la croire atteinte d’une maladie incurable ?
— Allons en ville et décidons de la suite sur place ! dit-elle.
— Je n’aime pas la foule.
— As-tu de quoi payer le train, « Monsieur qui connaît mon secret » ? Tu veux que je t’achète ton billet ?
— Non, j’ai de l’argent.
Je me pliai finalement sans broncher à ses plans et nous nous dirigeâmes vers le centre-ville, comme elle l’avait proposé. La foule dans cette immense gare remplie de boutiques aurait mis mal à l’aise n’importe quel timide, et c’était bien ce que je craignais.
Celle qui se trouvait à mes côtés affichait sa bonne humeur, aucunement affectée par cette affluence. Allait-elle réellement mourir bientôt ? Le doute m’envahissait par moments. Elle m’avait cependant montré des documents qui le prouvaient, alors il n’y avait pas lieu de tergiverser.
Après avoir passé le contrôle des billets, elle avança sans hésiter, se frayant un chemin parmi les voyageurs qui se faisaient de plus en plus nombreux. Essayant de ne pas la perdre, je la suivis jusqu’au sous-sol de la station qui était beaucoup moins encombré. Je pus enfin la questionner sur le but de notre journée.
— D’abord, on va au restaurant de grillades ! me répondit-elle aussi sec.
— Quoi ? Mais c’est encore le matin !
— Ah bon, le goût de la viande change selon si c’est l’après-midi ou le soir ?
— Désolé, mais je ne suis pas un grand consommateur de viande. Je ne sais pas à quelle heure il est préférable d’en manger.
— Alors, il n’y a pas de problème. Car moi, je veux des grillades.
— J’ai pris mon petit déjeuner vers dix heures ce matin…
— Ne t’inquiète pas. Tout le monde aime les grillades !
— Tu ne veux même pas qu’on en discute, avant ?
Elle n’avait pas l’air d’y avoir pensé.
Ma résistance était vaine et, avant que je m’en rende compte, j’étais assis en face d’elle autour d’un véritable brasero à charbon. Je me laissai vraiment couler comme un bateau en feuilles de bambou. Plongé dans une ambiance tamisée, le restaurant n’était pas tellement rempli et la lampe qui éclairait chaque table dévoilait inutilement tous les traits de nos visages.
Presque aussitôt, un jeune serveur se mit à genoux près de notre table pour prendre la commande. Alors que j’étais toujours un peu gêné, ma camarade déclara avec aisance, comme si elle avait récité une démonstration de mathématiques bien préparée :
— Je voudrais cette formule, la plus chère.
— Attends, je n’ai pas autant d’argent sur moi !
— Ne t’inquiète pas, c’est moi qui paye. Je voudrais la formule à volonté la plus chère, pour deux personnes. Du thé oolong comme boisson, ça t’irait ?
Emporté par son élan, je hochai la tête pour lui signifier que j’étais d’accord. Comme s’il craignait qu’elle ne change d’avis, le jeune serveur répéta aussitôt la commande avant de disparaître.
— Oh, j’ai trop hâte !
— Euh… je te rembourserai la prochaine fois.
— Je te dis que ce n’est pas la peine, ne t’en fais pas. Je paye. Jusqu’à récemment, j’avais un petit boulot et je dois utiliser l’argent que j’ai mis de côté.
Elle ne termina pas sa phrase en disant « avant ma mort », mais elle le sous-entendait sûrement.
— C’est pas terrible, tout ça. Tu devrais utiliser ton argent pour des choses un peu plus sensées.
— J’y trouve du sens, moi ! Il n’y a rien d’amusant à manger des grillades tout seul, si ? Je veux me faire plaisir en utilisant mon argent.
— Mouais.
— Merci d’avoir patienté. Voici d’abord vos boissons.
Son argumentation ne m’avait pas vraiment convaincu, mais le serveur fit son apparition au bon moment pour nous apporter deux verres de thé oolong. On aurait presque dit qu’elle avait attiré le serveur vers nous pour mettre un terme à nos échanges sur l’argent. Elle riait.
Peu après, il nous apporta un assortiment de viandes finement tranchées. Pour être honnête, les morceaux soigneusement alignés semblaient aussi onéreux que savoureux, sans doute en raison de leur aspect marbré. Les motifs tracés par la graisse ressortaient de façon éclatante, et même si ce n’était pas recommandé3, ces viandes auraient pu se déguster crues.
Lorsque la grille posée sur le brasero eut l’air suffisamment chaude, ma camarade déposa joyeusement une tranche dessus avec ses baguettes. Un agréable crépitement de cuisson accompagné d’une odeur alléchante m’ouvrit l’appétit. En tant qu’adolescents, nous étions en pleine croissance et il était parfois difficile de contrôler notre faim. Je cédai donc comme elle à l’appel de mon ventre. Cette viande haut de gamme cuisit très vite sur le gril à haute température.
— Bon appétit ! Mmh !
— Bon appétit. Oui, c’est vrai que c’est bon…
— Tu parles d’un enthousiasme ! Tu ne trouves pas ça hyper bon ? Ou alors, c’est moi qui m’enflamme trop car je vais bientôt mourir ?
Non, la viande était vraiment excellente. Nous n’étions simplement pas sur la même longueur d’onde.
— Tu crois que les gens riches mangent toujours de la nourriture aussi bonne ?
— Les gens riches ne viennent pas dans des restaurants avec des formules à volonté, je pense.
— C’est dommage pour eux, c’est tellement bon !
— Les gens riches peuvent manger tout ce qu’ils veulent à volonté.
Même si je n’avais pas faim à la base, l’assortiment de viandes pour deux personnes fut vite englouti. Ma camarade s’empara alors du menu posé sur un coin de la table et l’étudia pour commander d’autres choses.
— Est-ce que tout te va ?
— Je te laisse faire.
« Je te laisse faire »… Voilà bien une phrase qui me correspondait.
Lorsqu’elle leva la main en silence, le serveur bondit si rapidement qu’il devait être en train de nous observer. Son dévouement à la tâche m’embarrassa un peu. Sans prêter attention à ma réaction, ma convive passa commande avec assurance, la carte sous ses yeux.
— Je voudrais du giara, kobukuro, teppô, hachinosu, mino, hatsu, nekutai, korikori, fuwa, senmai, et du shibire4.
— Attends, attends ! Qu’est-ce que tu commandes ?
Ça m’ennuyait de déranger le travail du serveur, mais je n’avais absolument pas l’habitude d’entendre ces mots et je me sentis obligé d’intervenir.
— « Kobukuro »5 ? Ils vendent leurs CD, ici ?
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
Ma camarade s’adressa alors de nouveau au serveur.
— Apportez-nous donc une portion de chaque.
Réceptionnant sa demande, le serveur partit rapidement en souriant.
— Tu as dit quelque chose comme « hachi6 » ? Tu comptes manger des insectes ?
— Ah, tu ne sais pas ce que c’est ? Le kobukuro et le hachinosu sont des parties du bœuf. Moi, j’adore les abats !
— Ce sont donc des organes de bœuf ? Avec des noms aussi bizarres ?
— Les humains en ont des bizarres aussi. Comme le « petit juif7 ».
— Je ne sais pas où ça se trouve non plus.
— Au fait, le pancréas c’est le shibire.
— Manger des organes fait peut-être partie de ton traitement ?
— Non, j’en suis juste fan. Quand on me demande quel est mon plat préféré, voilà ce que je réponds. Que j’aime les abats !
— Et qu’est-ce que je suis censé répondre ?
— J’ai oublié de commander du riz blanc. Tu en veux ?
— Non merci.
Quelques instants plus tard, une grande assiette entièrement garnie des abats qu’elle avait commandés arriva. J’en perdis l’appétit ; c’était encore plus écœurant que je ne l’avais imaginé.
Après avoir demandé du riz au serveur, elle se mit à aligner gaiement quelques morceaux sur le gril. L’imiter était la seule chose que je pouvais faire.
— Regarde, celui-là est cuit.
Comme je n’osais pas tendre le bras vers ces morceaux aux drôles de formes, elle me servit de force quelque chose de blanc et d’irrégulier, avec des trous, dans ma petite assiette. J’avais pour principe de ne pas gâcher la nourriture, alors je le portai timidement à ma bouche.
— C’est bon, non ?
À dire vrai, c’était bien meilleur que je ne l’aurais cru. La texture était croquante et savoureuse. Mais un sentiment de frustration me noua l’estomac. J’avais l’impression de m’être fait avoir. En réponse à sa question, je penchai simplement la tête sur le côté. Comme à son habitude, elle éclata de rire sans raison.
Remarquant que son verre était vide, j’appelai le serveur pour lui commander encore du thé oolong et, par la même occasion, un supplément de morceaux plus classiques.
Nous poursuivîmes le repas en silence, moi avec ma viande, tandis qu’elle se concentrait sur les abats. Quand j’attrapais parfois ces derniers, qu’elle avait soigneusement mis à cuire, elle me jetait un regard énervé. Le petit cri de frustration qu’elle poussait alors me satisfaisait.
— La crémation, très peu pour moi.
Sa remarque me sembla totalement déplacée alors que nous étions en train de passer du bon temps à déguster des grillades.
— Qu’est-ce que tu dis ?
Je fis mine de ne pas comprendre ; j’avais peut-être mal entendu. Elle me répondit avec un visage sérieux.
— Je te dis, pas de crémation. Je ne veux pas qu’on brûle mon corps, après ma mort.
— Évitons de parler de ça devant un barbecue, d’accord ?
— Ce serait comme disparaître totalement de ce monde. Tu crois que ce serait impossible de demander aux gens de me manger ?
— Arrêtons de parler de choses aussi sordides alors qu’on est dans un restaurant de grillades, O.K. ?
— Tu pourrais manger mon pancréas.
— Tu m’écoutes ?
— Il paraît que dans certaines cultures, des croyances affirment que manger une partie d’une autre personne permet à son âme de continuer à vivre en nous.
Manifestement, elle ne m’écoutait pas, comme à son habitude. Ou bien alors, elle avait décidé de m’ignorer. C’était d’ailleurs probablement le cas.
— Dis, tu crois que c’est impossible ?
— Oui, je suis plutôt de cet avis. Éthiquement, du moins. Juridiquement, il faudrait faire des recherches, car je n’en ai aucune idée.
— Ah, c’est dommage. Je ne pourrai pas te donner mon pancréas.
— Je n’en veux pas.
— Tu ne veux pas le manger ?
— Tu vas mourir à cause de ton pancréas, non ? La plus grande partie de ton esprit va sûrement se concentrer là. Et je trouve ton esprit particulièrement bruyant.
— Tu as raison.
Elle éclata alors joyeusement de rire. Cet adjectif la caractérisait si bien qu’à sa mort, son pancréas imprégné de son essence spirituelle le serait certainement aussi. Désolé, mais non, sans façon.
De nous deux, c’était elle qui avait mangé le plus. Elle avait englouti de la viande, du riz et des abats jusqu’à n’en plus pouvoir. Moi, je m’étais arrêté une fois rassasié, le ventre modérément arrondi. Dès le départ, j’avais seulement commandé ce que je pouvais avaler et n’avais pas commis l’erreur d’envahir la table avec des plats en dehors de la formule.
Après le repas, le serveur débarrassa les nombreuses assiettes vides et le brasero dont nous n’avions plus besoin, puis nous apporta une boule de sorbet pour terminer. Ma camarade répétait qu’elle ne se sentait pas bien et que son ventre était trop rempli, mais la vue du dessert lui redonna des couleurs. Elle prit alors une petite inspiration et s’anima à nouveau, comme si ses dernières paroles s’étaient envolées.
— Tu ne suis pas un régime alimentaire particulier ?
— Pas vraiment. Apparemment, ce serait grâce aux dix dernières années de progrès de la médecine. C’est dingue ce que les humains sont capables de faire ! Je suis peut-être malade, mais ma vie de tous les jours n’en est pas du tout affectée. Ce serait bien si on progressait aussi dans la guérison proprement dite.
— C’est vrai.
Je ne comprenais pas bien tout ce qui touchait à la médecine, mais une fois n’est pas coutume, j’étais d’accord avec elle. J’avais entendu dire que la médecine aidait surtout les gens à vivre avec leur maladie grave, plutôt que d’essayer de les guérir. Les recherches auraient dû se concentrer là-dessus plutôt que de chercher à apprivoiser le mal.
Pour contribuer au progrès, il n’y avait qu’à entrer à la faculté de médecine en y suivant des études spécialisées. Bien sûr, elle n’en avait pas le temps, et moi, je n’en avais pas la volonté.
— Qu’est-ce qu’on va faire, ensuite ?
— Tu parles du futur ? Je n’en ai pas.
— Ce n’est pas ça… J’y pense depuis un moment, mais tu ne crois pas qu’avec ce genre de blague, tu pourrais me mettre mal à l’aise ?
Ma convive regarda dans le vide, puis poussa un petit rire discret. C’était vraiment une personne lunatique. Difficile de croire qu’on appartenait à la même espèce, elle et moi. Nous étions si différents que nos destins l’étaient sans doute aussi.
— Je ne fais ce genre de blague à personne d’autre que toi. La plupart des gens se montreraient fuyants et n’oseraient rien dire. Mais toi, tu es génial. Tu es capable de parler normalement à une camarade qui va bientôt mourir. Je ne crois pas que je pourrais le faire. C’est parce que je te trouve génial que je me permets de te dire toutes ces choses.
— Tu as une trop haute estime de moi.
Complètement.
— Je ne suis pas d’accord. Devant moi, tu ne montres jamais aucune tristesse. Peut-être qu’une fois dans ta chambre, tu fonds en larmes ?
— Mais non.
— Je voudrais que tu pleures.
Je n’allais évidemment pas me mettre à pleurer. Je n’aurais jamais fait une chose aussi inappropriée. Non seulement je n’étais pas triste, mais en plus, je ne me serais jamais laissé submerger par ce genre d’émotion devant elle. Cette fille ne dévoilait rien devant les gens, alors il aurait été malvenu de le faire à sa place.
— Pour en revenir à notre conversation, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— Ah, tu changes de sujet car tu as du mal à retenir tes larmes ? Je voudrais aller acheter une corde.
— Mais… enfin ! Une corde ? dis-je en haussant le ton.
— Oh, il t’arrive de montrer un peu de virilité ! Tu cherches à m’émoustiller ? Oui, une corde pour se suicider.
— Qui pourrait bien essayer de draguer une fille qui va mourir ? Tu veux te suicider ?
— Je me disais que ça pourrait être une solution. Me tuer avant que la maladie ne le fasse. Mais pour l’instant, je ne pense pas franchir le pas. La corde, c’est pour faire une farce. Au fait, sympa ta remarque ! Et si elle m’avait vexée au point de me pousser vraiment au suicide ?
— Une « farce » ? Se suicider, ne pas se suicider… Tu t’emmêles les pinceaux. Mettons un peu au clair ce que tu racontes.
— Dis, tu as déjà eu une petite amie ?
— Bon, je refuse de déchiffrer ce qui te passe par la tête, pas la peine de m’expliquer.
Elle allait changer de sujet, mais je me levai pour l’en empêcher. Comme je ne voyais pas la note sur la table, je demandai au serveur de nous l’apporter. Il nous fit signe de nous rendre directement à la caisse.
— Allons-y, dit-elle en se redressant avec le sourire.
Elle n’était manifestement pas rancunière. Maintenant que j’avais décelé ce trait de caractère plutôt commode, j’allais pouvoir en jouer.
Nous quittâmes le restaurant de grillades les mains sur nos ventres dodus. À l’extérieur, on sentait la puissance des rayons d’un soleil typiquement estival, ce qui me fit naturellement plisser les yeux. « Il fait beau ! Pourquoi ne pas mourir un jour comme celui-là ? » marmonna-t-elle. Je ne savais absolument pas quel genre de réponse elle attendait de moi et l’ignorer me semblait être la stratégie la plus efficace. Un peu comme lorsqu’on conseille de ne pas regarder une bête sauvage dans les yeux.
Après une discussion légère – plutôt un monologue, puisqu’elle était, comme d’habitude, quasiment la seule à parler – nous nous dirigeâmes vers le grand centre commercial relié à la gare. Un célèbre magasin de bricolage comptait parmi les commerces. Il y avait de fortes chances d’y trouver des « cordes pour suicide ». En temps normal, ce genre d’appellation n’aurait même pas dû exister.
Nous arrivâmes dans le complexe en marchant à peine quelques minutes. Une foule de gens s’y pressait, mais le magasin qui nous intéressait était désert, en particulier au rayon des cordes. Par une aussi belle journée, il n’y avait sans doute que des professionnels, des cow-boys ou des jeunes filles mourantes qui auraient l’idée de venir en acheter. Des cris d’enfants courant au loin en fond sonore, je comparais la taille des clous dans le rayon d’à côté, lorsque ma camarade interpella un jeune vendeur :
— S’il vous plaît. Je cherche une corde pour suicide qui ne laisserait pas de marque sur la peau. Quel modèle serait sans danger ?
J’avais bien entendu sa question complètement folle. En me retournant, j’aperçus le visage plus que perplexe du vendeur, ce qui me fit pouffer. Mais l’instant suivant, mon agacement reprit le dessus. Elle s’amusait encore avec ses plaisanteries sordides. Se suicider sans danger : c’était bien son genre d’humour noir. Elle nous avait pris au dépourvu, le vendeur et moi. Un par un, je replaçai les clous de différentes tailles dans les boîtes correspondantes avant de m’approcher d’eux. Même si je ne la voyais que de dos, je devinais son rire.
— Excusez-nous. Il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre et elle délire un peu.
Je ne sais pas si mon intervention avait convaincu le vendeur ou si la situation était trop étrange pour lui, mais il prit congé sans rien dire.
— Argh, tu arrives juste au moment où il allait me conseiller ! Tu nous as dérangés, alors qu’une certaine intimité s’installait entre nous. Tu es jaloux ?
— Si tu appelles ça de l’intimité, tu n’as qu’à faire frire des oranges.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— N’essaye pas de comprendre. Ce que je dis n’a juste aucun sens.
Je pensais l’agacer en disant n’importe quoi. Pourtant, après avoir marqué une pause, elle éclata de rire encore plus fort que d’habitude.
J’ignore pourquoi, mais elle était bizarrement de très bonne humeur. Elle acheta rapidement la fameuse corde, ainsi qu’un joli tote bag décoré d’un dessin de chat pour la transporter. Tandis qu’elle fredonnait un air en balançant gaiement son sac, nous sortîmes du magasin. Elle attirait l’attention et l’incompréhension des passants, qui se demandaient sans doute comment un magasin de bricolage pouvait être aussi amusant.
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant, « Monsieur qui connaît mon secret » ?
— Je ne fais que t’accompagner, alors je n’ai pas d’idée.
— Ah bon ? Il n’y a pas un endroit où tu aurais envie d’aller, par exemple ?
— Si je dois n’en citer qu’un, ce serait une librairie.
— Tu veux acheter un livre ?
— J’aime simplement y aller sans but précis.
— Ooh… On dirait un proverbe suédois.
— Pardon ?
— N’essaye pas de comprendre. Ce que je dis n’a aucun sens. Hi hi !
Elle semblait vraiment très joyeuse, alors qu’elle m’agaçait. Les expressions de mon visage s’opposaient aux siennes. Nous décidâmes de nous rendre dans la grande librairie installée dans le même centre commercial. Une fois sur place, je me dirigeai vers le rayon des romans fraîchement parus, sans faire attention à elle. Elle ne me suivit pas. Tout en contemplant les livres de poche, je profitai de ce moment en solitaire que je n’avais pas eu depuis longtemps.
Tandis que j’observais les couvertures de nombreux romans et parcourais leurs quelques premières pages, le temps s’écoula imperceptiblement : une sensation familière pour les amoureux des livres, que tout le monde ne pouvait pas comprendre. En regardant ma montre, une légère culpabilité m’envahit et je partis à la recherche de ma camarade. Lorsque je la repérai, elle feuilletait un magazine de mode, le sourire aux lèvres. Je trouvai assez épatant de lire debout avec une expression pareille sur le visage. Moi, j’en étais incapable.
Alors que je m’approchais, elle leva les yeux dans ma direction. Elle m’avait remarqué avant même que je ne lui adresse la parole. Je m’excusai sagement.
— Pardon, je t’avais oubliée.
— T’exagères ! Mais bon, c’est pas grave. J’étais moi aussi en pleine lecture. Tu t’intéresses à la mode ?
— Non. Je me fiche des vêtements que je porte, du moment qu’ils sont discrets et ordinaires.
— C’est bien ce que je pensais. Moi, j’aime la mode. Quand j’irai à l’université, je m’habillerai avec élégance ! Enfin, je dis ça, alors que je vais bientôt mourir. Mais en vrai, ce n’est pas l’avis des autres qui compte, c’est plutôt ce qu’on a à l’intérieur de soi.
— Ton argumentation n’a aucune logique.
Je regardai furtivement autour de moi, en pensant que ses mots auraient pu attirer l’attention. Cependant, personne ne semblait accorder le moindre intérêt aux paroles culottées d’une lycéenne.
Nous n’avions finalement rien acheté dans cette librairie. En fait, aucun de nous deux n’avait ouvert son porte-monnaie après le magasin de bricolage. Au gré de ses caprices, nous étions entrés dans une boutique de bijoux fantaisie, puis de lunettes, desquelles nous étions à chaque fois ressortis bredouilles. La corde et le tote bag furent nos seules acquisitions de la journée.
Comme nous étions un peu fatigués de marcher, elle proposa de faire une pause dans une chaîne de café omniprésente au Japon. Le lieu était assez rempli, mais par chance, il restait encore quelques places. Tandis que je nous achetais des rafraîchissements, elle resta tranquillement à m’attendre sur son siège. Elle voulait un café au lait glacé, que je commandai directement au comptoir avec mon café glacé. Après avoir posé nos deux boissons sur un plateau, je retournai à notre table. Elle était en train de remplir les pages de son livre Vivre avec la maladie.
— Ah, merci. Ça t’a coûté combien ?
— C’est pour moi. En plus, je te dois encore de l’argent pour le restaurant de grillades.
— J’ai tout payé car j’adore ça. Ce n’est pas la peine de me rembourser. Par contre, tu peux m’offrir le café.
Elle plongea joyeusement une paille dans son verre et aspira un peu de son café au lait. Je n’ai peut-être plus besoin de préciser que chacune de ses actions était toujours réalisée avec enthousiasme. Quoi qu’il se passe, son attitude restait positive.
— Hi hi… Tu crois que les gens autour nous prennent pour un couple ?
— Même si c’est l’impression qu’on donne, on s’en fiche, puisque ce n’est pas le cas.
— Ce que tu peux être terre à terre !
— Un garçon et une fille ensemble ont toujours l’air d’un couple, si l’on veut les voir de cette façon. En ne se fiant qu’aux apparences, personne ne croirait que tu vas bientôt mourir. Comme tu l’as dit, ce n’est pas l’avis des autres, qui compte, mais ce qu’on a à l’intérieur de soi.
— C’est bien ton genre de dire ça.
Elle but son café en rigolant et le bruit des bulles d’air s’échappant de sa paille résonna.
— Donc, tu as déjà eu une petite amie ?
— Allons-y, la pause a assez duré.
— Tu n’as même pas bu ne serait-ce qu’une gorgée.
Cette fois-ci, ma tentative de diversion ne fonctionnerait peut-être pas. Je tentai de me lever, mais elle m’attrapa immédiatement le bras en plantant ses ongles dans ma peau. J’aurais voulu qu’elle arrête ça. J’avais coupé court à sa question indiscrète au restaurant, alors peut-être se vengeait-elle. Mais, comme je n’aimais pas les conflits, je me rassis calmement sur mon siège.
— Alors ? Une petite amie ?
— Qui sait.
— En fait, j’ai le sentiment de ne rien savoir sur toi.
— Peut-être bien. Je n’aime pas parler de moi.
— Pourquoi ça ?
— Je ne veux pas m’étaler bêtement sur ce que personne n’a envie d’entendre.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Parce que justement, les gens ne m’intéressent pas. La plupart ne se focalisent que sur eux-mêmes, même s’il y a bien sûr des exceptions. Les individus comme toi, marqués par une certaine spécificité, peuvent légèrement titiller mon attention. Mais de toute façon, je n’attire pas les gens non plus. Je n’ai donc pas envie de parler de sujets qui ne profiteraient à personne.
Tout en observant les nervures de la table en bois, j’exposai mes réflexions une par une, comme si je les alignais sur un bureau. Recouvert de poussière, ce genre de théorie dormait en principe au plus profond de moi, sans doute car je n’avais jamais eu d’interlocuteur pour en discuter.
— Tu m’intéresses, moi, lança-t-elle sans détour.
Tandis que je réfléchissais aux circonstances qui venaient de réveiller ces théories enfouies, je ne saisis pas tout de suite le sens de ses dernières paroles. Lorsque je relevai la tête, la surprise s’empara de moi. Son visage toujours démonstratif n’exprimait maintenant qu’une seule et unique émotion. J’avais beau ne pas être doué en relations humaines, je vis pourtant immédiatement qu’elle était plus ou moins fâchée.
— Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je te dis que tu m’intéresses. Si ce n’était pas le cas, je ne t’aurais jamais proposé de passer la journée ensemble. Ne te moque pas de moi.
Je ne comprenais pas vraiment ce qu’elle voulait dire, ni pourquoi elle me portait de l’intérêt, et encore moins la raison de sa colère. De plus, je ne me payais pas du tout sa tête.
— Parfois, je me demande si tu n’es pas idiote, mais non, je ne me moque pas de toi.
— Ce n’était peut-être pas ton intention de départ, mais tu as ruiné ma bonne humeur !
— Ah bon… Pardon.
Sa réaction me laissait toujours aussi perplexe, mais je choisis de lui présenter mes excuses quand même. Cela ne me dérangeait pas de le faire, car c’était le moyen le plus efficace pour l’apaiser. Comme je m’en doutais, elle gonfla ses joues comme tous les gens qui s’énervent, avant de se calmer progressivement.
— Si tu me réponds correctement, je te pardonnerai.
— Ce que je vais te dire n’aura rien d’amusant.
— Raconte-moi, je te dis que ça m’intéresse.
Les commissures de ses lèvres s’étaient relevées sans que je m’en aperçoive et elle affichait désormais un visage satisfait. N’ayant aucunement envie de la défier, je me résolus à céder à sa curiosité. J’étais comme un bateau en feuilles de bambou.
— Je te préviens, ma réponse ne sera pas celle que tu attends.
— Ça va, ça va. Allez, dis-moi !
— Depuis l’époque du collège environ, je n’ai pas le souvenir d’avoir eu ce qu’on peut appeler des « amis ».
— Serais-tu amnésique ?
— Je commence à croire que tu es vraiment idiote.
Si la probabilité d’être atteinte d’une maladie incurable à son âge était plus basse que de souffrir d’amnésie, sa remarque était peut-être légitime. Devant celle qui me regardait avec aplomb en fronçant les sourcils, je voulus rectifier le tir et clarifier mes dires.
— Comme je te le disais, je n’ai jamais eu d’amis, donc évidemment pas de petite amie non plus.
— Jamais aucun ami ? Même avant le lycée ?
— Oui. Je ne m’intéresse pas aux gens, alors ça doit être réciproque. Ça ne porte préjudice à personne, donc je ne vois pas où est le problème.
— Tu n’en veux pas ?
— Je me demande. Ça pourrait être amusant d’en avoir, mais je préfère les romans au monde réel.
— C’est donc pour ça que tu passes ton temps à lire des livres…
— Oui. On va s’arrêter là avec mes histoires ennuyeuses. Je te pose la question par politesse, mais tu as un petit copain ? Si c’est le cas, tu devrais tout de suite le rejoindre, plutôt que de rester avec moi.
— J’en avais un, mais on s’est séparés récemment, déclara-t-elle sans la moindre tristesse.
— Parce que tu vas bientôt mourir ?
— Pas du tout. Jamais je ne lui aurais révélé ça. D’ailleurs, mes amies ne sont même pas au courant.
Alors pourquoi m’avoir avoué son secret l’autre jour, à l’hôpital ? Je ne lui posai pas la question, car naturellement, cela m’importait peu.
— Au fait, tu le connais. Il est dans notre classe. Si je te dis son nom, ça ne te dira probablement rien, hi hi ! Il était parfait en tant qu’ami, mais en tant que petit ami, c’était une catastrophe.
— Ce sont des choses qui arrivent.
Je n’avais pas d’amis, donc tout cela ne me parlait pas.
— Oui, ça arrive, et je me suis séparée de lui pour cette raison. Ce serait pratique si les dieux mettaient des étiquettes sur les gens dès le départ : celui-ci sera juste un ami, ou celui-ci pourrait devenir ton petit ami, par exemple.
— Ça m’arrangerait bien, moi aussi, s’ils le faisaient. Mais les gens comme toi seraient encore capables de trouver amusantes les relations compliquées.
Cette dernière remarque la fit rire à gorge déployée.
— En effet, c’est quelque chose que je pourrais dire. Oui, je pourrais même le penser vraiment. Alors ce que j’expliquais à propos des étiquettes ne tient plus. J’ai l’impression que tu m’as bien cernée, hein ?
— …
J’allais lui répondre par la négative, mais je m’abstins. Elle disait peut-être vrai. Je l’avais cernée, et je venais de comprendre pourquoi.
— On est des opposés, toi et moi.
— Des « opposés » ?
— Oui. Je pars du principe que je pense toujours le contraire de ce que tu as dans la tête. Je viens d’essayer de deviner tes pensées avec cette technique et ça a marché.
— Tu dis des choses un peu compliquées. C’est l’influence des romans ?
— Peut-être.
Nous étions deux personnes aux antipodes qui n’auraient pas dû, en temps normal, avoir affaire l’une à l’autre.
À peine quelques mois plus tôt, nos seuls contacts se limitaient à étudier dans la même classe et à son rire tonitruant qui arrivait jusqu’à mes oreilles. Même pour un asocial comme moi, ce dernier était si bruyant que son nom m’était tout de suite venu à l’esprit en la croisant à l’hôpital. Si je l’avais remarquée, c’était sûrement car nous étions radicalement différents.
— C’est trop bon !
Même en buvant son café au lait, elle ne manquait là encore pas l’occasion de donner son avis. De mon côté, je sirotais en silence mon café noir.
— C’est vrai qu’on n’a rien en commun. Au restaurant, tu n’as mangé que des côtes et du faux-filet. L’intérêt d’aller dans ce genre de lieu, c’est justement de goûter à d’autres parties, comme les tripes.
— C’était meilleur que ce que je croyais, mais je préfère quand même les morceaux plus classiques. Je trouve ça un peu monstrueux de se délecter d’organes, comme d’ajouter autant de sucre et de lait dans du café, d’ailleurs. Cette boisson est juste parfaite sans fioriture.
— On dirait qu’on n’a pas les mêmes goûts concernant la nourriture.
— Il n’y a pas que la nourriture…
Nous restâmes au moins une heure de plus dans le café. Nos dernières discussions étaient toutes sans intérêt. Nous n’échangeâmes ni sur la vie ou la mort, ni sur la maladie ou le temps qu’il nous restait à vivre. Quels sujets avions-nous abordés ? Elle, pour sa part, avait essentiellement parlé de nos camarades de classe. Elle avait semblé vouloir éveiller ma curiosité envers eux, mais sa tentative s’était soldée par un échec.
Je n’étais pas quelqu’un qui ne s’intéressait qu’aux ragots de ses camarades, alors les stupides ratages des uns ou les banales histoires d’amour des autres me laissaient de marbre. Elle l’avait sûrement remarqué, car l’ennui se lisait sur mon visage. Cependant, elle parlait avec tellement de ferveur que sa manière de raconter les histoires attira un peu mon attention. À sa place, je n’aurais jamais utilisé mon temps aussi inutilement.
Lorsqu’on eut tous les deux le sentiment qu’il était l’heure de partir, je lui posai une question qui m’intriguait :
— Au fait, qu’est-ce que tu vas faire de la corde ? Tu ne comptes pas te suicider, n’est-ce pas ? Tu parlais de faire une farce.
— Je te disais que je voudrais en faire une, mais je ne serai plus là pour voir le résultat. Alors j’aimerais que tu t’en occupes, « Monsieur qui connaît mon secret ». Je ferai allusion à la corde dans mon journal intime pour faire croire à la personne qui la trouvera que j’étais suicidaire. Voilà la farce.
— Elle est de très mauvais goût.
— Ne t’inquiète pas, j’écrirai aussi que ce n’était pas vrai. Je plaisante, et après j’avoue.
— Ce n’est pas une bonne idée, mais c’est mieux que de ne rien avouer.
J’étais déconcerté, mais je trouvais plutôt amusante sa façon de penser diamétralement opposée à la mienne. À sa place, je n’aurais accordé absolument aucune importance à ce que les gens pourraient penser de moi après ma mort.
En sortant du café, nous nous dirigeâmes vers la gare. Puis, tant bien que mal, nous montâmes dans un wagon au milieu de la foule. Notre courte conversation s’achevait à peine que le train s’arrêtait déjà à notre station.
Comme nous étions venus à la gare à vélo, nous partîmes les récupérer dans le parking gratuit. Après avoir pédalé jusqu’aux alentours du lycée, nous nous séparâmes sur un signe de la main. « À demain », me dit-elle. Puisque nous n’étions pas tenus de travailler à la bibliothèque le lendemain, je n’aurais pas dû avoir de contact particulier avec elle après ça. Je répondis malgré tout : « oui ».
Le chemin que j’empruntai pour rentrer était le même depuis toujours, et le serait encore pour longtemps. Pourtant, je me sentis bizarre, tout à coup. Pas plus tard que la veille, cette peur de la mort et de notre inéluctable disparition flottait encore à la surface de mon esprit, mais aujourd’hui, elle semblait s’être un peu calmée. L’attitude de ma camarade était si désinvolte que la réalité de la mort s’était peut-être dérobée à moi.
Ce jour-là, je commençai à croire, juste un peu, à l’impossibilité de sa mort prochaine.
Une fois à la maison, je bouquinai, mangeai ce que ma mère avait préparé pour le dîner, pris un bain, bus du thé à l’orge dans la cuisine et saluai mon père à son retour du travail. Alors que je retournais dans ma chambre en pensant poursuivre ma lecture, un message arriva sur mon téléphone portable. Je n’utilisais jamais cette fonction ; cela me fit bizarre d’entendre le signal de réception. En ouvrant l’appareil, je découvris que le SMS venait d’elle. Je me rappelai qu’en tant que membres du comité de la bibliothèque, nous avions en effet échangé nos coordonnées.
Je m’allongeai sur le lit et ouvris le message.
Quelle journée ! As-tu bien reçu mon message ?
Merci d’avoir passé du temps avec moi ☮,
je me suis bien amusée ! :)
J’adorerais faire encore d’autres activités ensemble :)
J’espère qu’on s’entendra bien jusqu’à ma mort !
Bonne nuit :) À demain.
Je pensai d’abord à l’argent que je lui devais pour les grillades. Même si je ne pouvais pas le lui rendre le lendemain, je le notai quand même sur mon téléphone pour ne pas oublier.
Ma réponse devait être simple, alors je relus ce que je venais d’écrire. « Bien s’entendre », disait-elle.
Normalement, « jusqu’à ma mort » aurait dû me titiller, mais c’étaient surtout les mots précédents qui avaient attiré mon attention.
Donc, on s’entendait bien ?
Si je réfléchissais à la journée qu’on venait de passer, on s’était en effet bien entendus.
Je voulus lui répondre ce qui me vint immédiatement à l’esprit, mais j’y renonçai. Il aurait été trop gênant de lui avouer que notre journée avait été relativement amusante.
Gardant ce sentiment au fond de moi, je lui envoyai simplement « À demain ».
Puis, j’ouvris un livre de poche sur mon lit, tout en me demandant ce qu’elle était en train de faire à l’autre bout du téléphone.