Ce matin-là, une série de faits peu ordinaires se succédèrent.
J’ai déjà parlé de la disparition de mes chaussures d’intérieur, mais ce n’était que le début.
Comme d’habitude, je me rendis au lycée, mais lorsque je voulus attraper ces dernières dans le rangement qui leur était dédié, elles ne s’y trouvaient pas. Je me demandai où elles avaient bien pu s’envoler.
— Bonjour…
Quelqu’un m’adressa la parole. Dans la classe, il n’y avait que la fille avec qui j’étais parti en voyage qui aurait pu me saluer. Son pancréas l’avait peut-être abandonnée pour de bon, car sa voix manquait d’énergie. Je fus très surpris en me retournant.
« Sa Meilleure amie » se tenait devant moi et me lançait un regard plein de haine.
Un frisson me traversa le corps. Même une personne aussi asociale que moi savait que l’ignorer aurait été trop impoli, et je choisis de lui répondre avec humilité. Après m’avoir longuement fixé, « Sa Meilleure amie » se mit à changer de chaussures d’un air hautain. Les miennes perdues, je ne savais pas vraiment quoi faire et restai juste debout.
Je pensai qu’elle s’en irait dès qu’elle aurait terminé, mais elle me jeta un dernier regard aussi aimable que le précédent. Son attitude ne me mit pas de mauvaise humeur. Sans être masochiste, je sentis simplement de l’hésitation dans ses yeux. Peut-être n’avait-elle pas encore décidé comment réagir face à moi.
Même si elle nourrissait de l’hostilité à mon égard, je la respectais malgré tout car elle avait pris la peine de me saluer. À sa place, je me serais caché en attendant qu’elle s’éloigne des casiers à chaussures.
J’inspectai les alentours ; mes chaussures d’intérieur ne se trouvaient nulle part. Si un élève s’était trompé en enfilant les miennes, je comptais sur le fait qu’elles allaient vite me revenir et me rendis dans la salle de classe en chaussettes.
En entrant dans la pièce, je sentis des regards outrés venus de toutes parts se poser sur moi. Je les ignorai. Depuis que j’avais accepté de continuer à passer du temps avec cette fille, j’avais décidé de ne pas prêter attention à la façon dont nos camarades me dévisageaient. Celle avec qui j’avais voyagé, elle, n’était pas encore arrivée.
Je m’installai à mon siège situé au dernier rang et commençai à transférer les affaires dont j’avais besoin de mon sac à mon bureau. C’était le jour de la correction des examens et j’avais juste besoin de la liste des questions, de mon étui à stylos, ainsi que du livre que je lisais.
Tout en regardant la feuille d’examen, je repensais à la disparition de mes chaussures d’intérieur, tandis que des murmures s’élevaient peu à peu dans la salle. Intrigué, je relevai la tête et aperçus ma camarade faire joyeusement son entrée en classe.
Dans l’agitation, quelques élèves partirent à sa rencontre pour former un cercle autour d’elle. « Sa Meilleure amie » ne faisait pas partie de cet attroupement et la regardait avec amertume. C’est alors que cette dernière jeta un coup d’œil dans ma direction. Comme j’étais justement en train de l’observer, nos regards se croisèrent. Je détournai immédiatement les yeux.
Je décidai très vite d’ignorer tout ce monde qui murmurait autour de ma camarade. Si ces messes basses n’avaient aucun rapport avec moi, je n’en avais rien à faire. Et si c’était le cas, elles racontaient sans doute n’importe quoi.
J’ouvris mon livre de poche et me plongeai dans le monde de la littérature. Pour un amoureux de lecture comme moi, le brouhaha ambiant n’était pas un obstacle à ma concentration.
Pourtant, malgré toute l’affection que je portais aux livres, je serais forcément extirpé de mon monde si quelqu’un m’adressait la parole. Ce qui fut le cas.
En temps normal, le fait que deux personnes différentes me parlent dans la même matinée n’arrivait jamais, aussi ma surprise fut-elle grande. Lorsque je relevai la tête, le garçon qui avait démontré son potentiel à m’aider pendant les tâches ménagères se tenait devant moi. Si je pouvais me permettre d’être critique, il souriait bêtement, de la même manière que lors de notre dernier contact.
— Hé, « Monsieur Tout le monde parle de toi », pourquoi tu as jeté tes chaussures ?
— Pardon ?
— Tu les as jetées dans la poubelle des toilettes, non ? Elles n’avaient pas l’air si abîmées, alors pourquoi t’as fait ça ? Tu as marché dans une crotte de chien ?
— Le problème serait bien plus grave s’il y avait des crottes de chien à l’intérieur de l’école. Mais bon, merci quand même pour l’information. Je les avais perdues et ça m’embêtait.
— Ah, d’accord. Fais attention à tes affaires. Tu veux un chewing-gum ?
— Non merci. Je vais aller les chercher.
— Au fait, tu es parti quelque part, avec Yamauchi ? Y a des rumeurs qui circulent.
Comme il régnait un certain tumulte dans la classe et que les sièges autour de moi étaient vides, j’étais le seul à avoir entendu sa question. Il ajouta :
— Alors, vous sortez ensemble ?
— Non. On s’est juste croisés par hasard à la gare. Quelqu’un a dû nous voir.
— Ah, c’est tout ? S’il se passe un truc un peu plus intéressant entre vous deux, raconte-moi, hein !
Il retourna à son siège tout en mâchant son chewing-gum. J’aurais pu médire sur lui en le traitant de naïf, mais je trouvais que c’était plutôt une qualité, dans cette situation.
Je me levai de mon siège pour me rendre dans les toilettes les plus proches de la classe, et en effet, mes chaussures d’intérieur se trouvaient bel et bien dans la poubelle. Par chance, il n’y avait pas d’autres déchets à même de les salir et je les enfilai sagement avant de retourner en classe. Dès que je franchis la porte, le brouhaha qui avait cessé se remit à résonner de plus belle.
Le cours se termina sans autre incident et la note obtenue à mon examen était passable. Le temps d’un bref instant, je croisai les yeux de ma camarade assise vers l’avant de la salle. Elle comparait ses résultats avec sa meilleure amie et, sans aucune gêne, elle agita brusquement sa feuille dans ma direction. J’étais trop loin pour voir distinctement, mais elle semblait avoir de nombreuses réponses correctes. Devant son attitude, on pouvait lire une certaine confusion sur le visage de « Sa Meilleure amie » et je détournai les yeux. Ce jour-là, je n’eus pas d’autre contact avec elle.
Le lendemain non plus, je n’échangeai aucun mot avec elle. Les interactions que j’eus avec mes camarades de classe se limitèrent au regard vindicatif de « Sa Meilleure amie », ainsi qu’à la proposition du même garçon qui m’offrit encore du chewing-gum. Pour le reste, cela ne regardait que moi, mais mon étui à stylos acheté dans un magasin où tout coûtait cent yens avait disparu.
Elle et moi eûmes finalement l’occasion de discuter quelques jours plus tard, juste avant les vacances d’été. En fait, ce n’était pas véritablement le dernier jour avant les vacances, puisque nous avions deux semaines de cours d’été supplémentaires dès le lendemain. Je serais rentré chez moi juste après la cérémonie de fin d’année et la réunion d’information administrative, si la bibliothécaire ne m’avait pas sollicité. Bien sûr, elle le fut aussi, en tant que membre du comité de la bibliothèque.
En ce mercredi pluvieux, je lui adressai la parole pour la première fois à l’intérieur de la classe, et je l’informai donc de la tâche qui nous attendait. Elle était de permanence et se chargeait de nettoyer le tableau à ce moment-là. Je sentis le regard de plusieurs élèves se tenant dans le couloir, mais je les ignorai. De son côté, elle avait l’air de ne pas y prêter attention non plus.
Elle devait attendre le départ de tous les élèves avant de bien fermer la porte et je partis déjeuner seul à la cafétéria en attendant, avant de me rendre à la bibliothèque. Comme c’était le jour de la cérémonie de fin d’année, peu d’élèves s’y trouvaient.
Notre travail consistait à assurer l’accueil pendant l’absence de la bibliothécaire qui assistait à une réunion. Lorsque cette dernière quitta son poste, deux élèves se présentèrent pour emprunter un livre alors que je lisais tranquillement un roman assis derrière le comptoir. La première était une jeune fille timide qui me demanda : « Mais où est Sakura ? » sans montrer le moindre intérêt pour moi. L’autre élève était le délégué de ma classe. Il me demanda à son tour, avec l’air chaleureux qui le caractérisait toujours : « Mais où est Yamauchi ? » Je leur répondis à tous les deux qu’elle se trouvait sans doute toujours dans la classe.
Elle arriva un peu plus tard. Son visage affichait comme toujours un grand sourire, en total décalage avec le mauvais temps qu’il faisait dehors.
— Ohé ! Tu t’es senti seul, pendant mon absence ?
— Il y a donc des gens qui disent « Ohé » sans être dans les montagnes. Tu croyais qu’un écho allait te revenir ? Au fait, des élèves te cherchaient.
— Qui ça ?
— Je ne suis pas sûr de leurs noms. Une fille timide et le délégué de la classe.
— Ah, d’accord. O.K. ! lança-t-elle en se précipitant de l’autre côté du comptoir d’accueil pour s’asseoir sur le fauteuil tournant.
Le grincement de celui-ci résonna dans le calme de la bibliothèque.
— Pauvre fauteuil.
— Tu trouves ça correct de faire ce genre de remarque à une demoiselle ?
— Je ne te considère pas comme une « demoiselle ».
— Tu crois ? fit-elle en riant d’un air espiègle. Hier, un garçon m’a fait une déclaration d’amour, tu sais.
— Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire, encore…
Je trouvais ça tout à fait incroyable et n’hésitai pas à lui montrer mon étonnement.
Probablement satisfaite par ma réaction, elle se fendit d’un large sourire jusqu’aux oreilles et fronça les sourcils par la même occasion. Ses mimiques m’énervaient.
— Hier, ce garçon a demandé à me voir après les cours et m’a avoué ses sentiments.
— Admettons que ce soit vrai. Est-ce vraiment une bonne idée de me le raconter ?
— Désolée, mais je ne te révélerai pas son nom. Mes lèvres resteront scellées, comme celles de Miffy1 ! dit-elle en posant ses doigts en « X » sur sa bouche.
— Donc tu crois que le « X » sur le visage de Miffy représente sa bouche ? Sache que son visage est séparé au milieu : la partie supérieure du X correspond à son nez, et la partie inférieure, à sa bouche.
— Je ne te crois pas ! s’exclama-t-elle.
Je lui donnai alors mes explications tout en dessinant la lapine. En voyant ses yeux et sa bouche grands ouverts, un sentiment de satisfaction m’envahit. J’avais enfin pu prendre ma revanche sur son absence de réaction lors de notre discussion sur les dialectes.
— Je ne sais pas quoi dire, j’hallucine complètement. J’ai l’impression que ces dix-sept dernières années n’ont été qu’un ramassis de mensonges. Bon, peu importe. Puisqu’un garçon a des sentiments pour moi !
— Ah, tu remets le sujet sur le tapis. Et donc ?
— Eh bien, j’ai refusé de sortir avec lui. Tu sais pourquoi ?
— Qui sait…
— Je ne te le dirai pas !
— Je vais t’expliquer un truc. Quand quelqu’un répond « qui sait » ou « humm », ça signifie qu’il n’est pas tellement intéressé par la réponse. Personne ne t’a jamais répondu de cette manière ?
Ma camarade sembla vouloir répliquer, mais n’eut pas le temps de le faire, car un élève se présenta pour emprunter un livre.
Après avoir sagement travaillé derrière le comptoir, elle se lança sur un autre sujet.
— Au fait, on ne peut pas s’amuser dehors par un temps aussi pluvieux, alors tu n’auras qu’à venir chez moi. Ça te va ?
— Ta maison est à l’opposé de la mienne, donc ce sera non.
— Tu pourrais trouver une meilleure excuse ! On dirait vraiment que tu ne veux pas venir !
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? J’ai plutôt l’impression que tu t’imagines l’inverse.
— De toute façon, tu dis ce genre de chose et tu finis toujours par passer du temps avec moi.
En effet, elle n’avait peut-être pas tort. Si elle me donnait une raison valable, que la cause défendue était juste ou qu’elle me menaçait, j’acceptais à chaque fois son invitation. Lorsqu’un chemin s’ouvrait devant moi, je ne m’y opposais pas, car j’étais un bateau en feuilles de bambou. Il n’y avait pas d’autre explication.
— En attendant, écoute un peu ce que je vais te raconter. Peut-être que ça te donnera envie de venir chez moi.
— Je me demande si tu vas réussir à venir à bout de ma détermination. Elle est aussi solide que du furuche2.
— Mais c’est gluant ! Ça me rend nostalgique. Je n’en ai pas mangé depuis si longtemps ! J’en achèterai la prochaine fois que j’irai faire des courses. Ma mère m’en préparait souvent, quand j’étais au collège. J’aimais bien celui à la fraise.
— Le cheminement de tes pensées est aussi ferme que du yaourt. Il pourrait facilement se mélanger avec ma détermination.
— Hi hi… On n’a qu’à les mélanger, alors !
Elle desserra le nœud de son uniforme d’été et défit un bouton de son chemisier. Peut-être était-elle sensible à la chaleur ou tout simplement stupide. Oui, sans doute la dernière option.
— Ne me regarde pas avec tes yeux de chien battu ! Bon, je reviens à une ancienne discussion. Je t’avais dit que je ne lisais jamais de livres.
— Oui, je m’en souviens. Mais il t’arrive de lire des mangas.
— J’ai réfléchi, depuis. De manière générale, c’est vrai que je ne suis pas une grande lectrice, mais j’affectionne un livre en particulier depuis toute petite. C’est mon père qui me l’a offert. Tu veux savoir lequel ?
— Je veux bien oui, car pour une fois, ça m’intéresse. Un livre peut révéler beaucoup de choses sur la personnalité des gens. Je me demande bien quel genre de titre quelqu’un comme toi pourrait aimer. Alors, dis-moi…
Elle marqua une courte pause pour donner plus d’effet à sa déclaration.
— Le Petit Prince, tu connais ?
— De Saint-Exupéry ?
— Oooh, tu connais ! Comme c’est un livre étranger, j’étais sûre que même toi, tu n’en aurais pas entendu parler. Mince, alors !
Elle se laissa tomber de tout son poids sur le fauteuil en faisant la moue. Un grincement se fit à nouveau entendre.
— Si tu ne savais pas que Le Petit Prince est très célèbre, c’est que la littérature ne t’intéresse vraiment pas.
— Alors ça veut dire que tu l’as déjà lu ? Argh…
— Eh bien, j’ai un peu honte, mais il se trouve que non.
— Ah, quand même !
Comme si elle venait soudainement d’avoir un regain d’énergie, elle se redressa et glissa vers moi avec son fauteuil à roulettes. De mon côté, je me reculai un peu. Son visage affichait un sourire éclatant. Apparemment, ma réponse l’avait rendue particulièrement heureuse.
— J’étais certaine que tu ne l’avais pas lu, dit-elle.
— Tu sais que mentir peut te mener en enfer ?
— Si tu ne l’as pas lu, je vais te le prêter pour que tu puisses le faire ! Alors passe chez moi le récupérer !
— Tu n’as qu’à me le rapporter ici, au lycée.
— Tu laisserais une fille porter des choses aussi lourdes ?
— Même si je ne l’ai pas lu, je sais que c’est un petit livre.
— Je peux te l’apporter chez toi, si tu préfères.
— Il n’est pas si lourd que ça, finalement. Bon, c’est d’accord. Débattre sans fin avec toi me fatigue. Si tu es prête à te déplacer jusque chez moi, je peux bien le faire aussi.
On va dire que pour cette fois, elle me donnait une raison valable.
Pour dire la vérité, Le Petit Prince était si célèbre qu’il était certainement possible de le trouver dans cette bibliothèque. Mais je ne voulais pas froisser la bonne humeur de cette fille qui n’y connaissait rien en littérature quand bien même elle était membre du comité de la bibliothèque, alors je n’ajoutai rien. Je ne savais pas pourquoi je n’avais jamais lu ce livre si connu. C’était sûrement une simple question de timing.
— Tu n’as pas été difficile à convaincre. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— Je l’ai appris grâce à toi. Un bateau en feuilles de bambou ne peut pas affronter un grand navire.
— Décidément, tu dis parfois des choses incompréhensibles.
Alors que j’essayais tranquillement de lui expliquer ma remarque imagée, la bibliothécaire arriva et, comme souvent, nous bavardâmes quelques instants avec elle. Tout en grignotant des biscuits accompagnés de thé, nous nous lamentâmes sur le fait de devoir revenir en cours d’été dès le lendemain pour deux semaines avant de quitter le lycée.
Dehors, le ciel était encombré d’épais nuages qui ne laissaient aucun espoir de voir arriver le beau temps. Je ne détestais pas les jours de pluie. La déprime qu’ils faisaient naître correspondait bien à l’état d’esprit dans lequel je me sentais la plupart du temps, et pour cette raison, je ne pouvais pas nourrir de sentiment négatif à leur encontre.
— Je déteste la pluie, déclara ma camarade.
— Nos avis sur les choses sont vraiment différents…
— Y a-t-il des gens qui aiment la pluie ?
Eh bien oui, il y en avait. Je continuai à marcher devant elle sans lui répondre. Je ne connaissais pas son adresse exacte, mais je savais que sa maison se trouvait à l’opposé de la mienne. Je m’engageai donc dans la rue qui faisait face à celle que j’empruntais d’habitude en sortant du lycée.
— Tu es déjà entré dans la chambre d’une fille ? s’enquit celle qui m’accompagnait en se plaçant à côté de moi.
— Non, mais comme on est tous les deux lycéens, je suppose qu’il n’y a rien de très intéressant à y découvrir.
— Tu as probablement raison, me concernant. La décoration de ma chambre est on ne peut plus simple. À l’inverse, les murs de celle de Kyôko sont tapissés de posters de groupes de musique et feraient plutôt penser à la chambre d’un garçon. Celle de Hina, que tu aimes bien, est remplie de peluches et d’autres choses mignonnes. Oh, et si on sortait tous les trois avec Hina, la prochaine fois ?
— Je passe mon tour. Si je me retrouve devant une jolie fille, je vais tellement stresser qu’aucun mot ne sortira de ma bouche.
— Pas la peine de faire comme si tu ne me trouvais pas jolie. Je n’oublierai jamais le soir où tu m’as dit que j’étais troisième dans ton classement de beauté.
— Je te rappelle que je ne me souvenais que du visage de trois filles dans la classe.
J’en avais peut-être un peu trop dit, mais tous les visages de mes camarades ne me revenaient réellement pas. Savoir les mémoriser était inutile pour quelqu’un d’aussi asocial que moi ; cette partie de mon cerveau devait sans doute être inusitée. Dans tous les cas, une compétition ne pouvait être valable si tous les participants ne répondaient pas présents.
Le domicile de ma camarade se trouvait à peu près à équidistance du mien par rapport au lycée. Elle habitait dans une maison aux murs couleur crème et à la toiture rouge, située au beau milieu d’un quartier résidentiel où de nombreuses et grandes demeures semblables étaient alignées.
Comme elle m’accompagnait, je passai le portail sans la moindre gêne. Je ne refermai pas mon parapluie tout de suite, car une petite distance nous séparait du pas de la porte.
Lorsqu’elle m’invita à entrer, je me faufilai à l’intérieur aussi rapidement qu’un chat fuyant l’humidité.
— Je suis de retour ! lança-t-elle gaiement.
— Désolé pour le dérangement, ajoutai-je à mon tour.
Comme elle avait annoncé son arrivée, j’en fis de même avec ces quelques mots, comme il était d’usage de le faire en arrivant chez quelqu’un. Je n’avais rencontré aucun parent d’élève depuis le collège lors de la présentation des classes en début d’année et j’étais nerveux. Puis, celle qui m’avait invité précisa :
— Il n’y a personne à la maison.
— Je trouve ça trop bizarre d’annoncer ton arrivée alors que la maison est vide… À qui tu t’adressais ? Y a quelque chose qui ne tourne pas rond, dans ta tête ?
— Je salue ma maison. C’est un lieu important pour moi, puisqu’il m’a vue grandir.
Pour une fois, elle avait dit quelque chose d’intelligent et me laissa sans voix. Je saluai alors une seconde fois sa maison avec la même formule, avant de retirer mes chaussures comme ma camarade.
Je la suivis tandis qu’elle allumait les lumières les unes après les autres. On aurait dit que la maison prenait vie. Après un bref passage dans la salle de bains pour se laver les mains, nous montâmes dans sa chambre à l’étage.
C’était la première fois que j’entrais dans une chambre de fille et je la trouvai plutôt grande. Qu’est-ce qui donnait cette impression ? Tout. La chambre en elle-même, la télévision, le lit, la bibliothèque, l’ordinateur. Je l’enviai pendant un instant, mais ce sentiment disparut immédiatement en réalisant que la taille de chaque objet était proportionnelle à la tristesse de ses parents. D’autre part, je ressentis comme un immense vide qui remplissait cette pièce.
— Assieds-toi où tu veux. Si tu as sommeil, je peux même te prêter mon lit, mais je te dénoncerai à Kyôko.
Puis, elle prit place sur son siège de bureau rouge et tourna sur elle-même, tandis qu’avec hésitation, je m’assis sur son lit. Mon corps rebondit légèrement au contact du matelas.
Je passai sa chambre en revue pour la deuxième fois. Comme elle me l’avait dit, celle-ci était simple et ne différait de la mienne que de par sa taille, la présence de petits objets mignons et le contenu de la bibliothèque dans laquelle ne se trouvaient que des mangas. Des shonen3 à succès ainsi que d’autres titres que je ne connaissais pas remplissaient les étagères.
Lorsqu’elle s’arrêta de tourner sur sa chaise, je crus qu’elle allait vomir, car elle pencha sa tête vers le bas. Je la regardai faire avec exaspération, quand elle se redressa soudainement.
— On joue à quoi ? À « Action ou Vérité ? »
— Tu disais que tu voulais me prêter un livre. Je suis venu pour ça.
— Détends-toi ou ton espérance de vie va diminuer et tu vas mourir avant moi ! lança-t-elle comme pour me jeter un mauvais sort.
Je la regardai de travers. Pour me rendre la pareille, elle fit une drôle de grimace en tordant ses lèvres. Lequel de nous deux tiendrait le plus longtemps dans cette confrontation ? J’allais sûrement perdre en premier.
Tout à coup, elle se leva avec légèreté et s’approcha de la bibliothèque. Je pensais qu’elle s’était décidée à me trouver Le Petit Prince, mais à la place, elle attrapa sur l’étagère la plus basse un jeu de shôgi.
— On joue ? Une copine l’a oublié chez moi et n’est jamais venue le chercher.
N’ayant aucune raison de refuser, j’acceptai sa proposition.
La partie fut pénible et chaotique, mais j’en sortis finalement vainqueur. Au départ, je pensais l’emporter par une victoire écrasante, mais le tsume shôgi et une vraie partie à deux joueurs étant deux choses différentes, je ne réussis pas à trouver le bon rythme. Mais, lorsque je fis un échec et mat, ma camarade fut si frustrée qu’elle renversa brusquement le plateau de jeu. Eh ben…
Je jetai un œil à l’extérieur tout en rangeant les pions éparpillés sur le lit et remarquai qu’il pleuvait encore des cordes.
— Tu n’auras qu’à rentrer dès que la pluie se sera un peu calmée. En attendant, continuons à jouer, déclara ma partenaire de jeu, comme si elle avait lu dans mes pensées.
Elle rangea l’échiquier, puis installa cette fois-ci une console de jeux vidéo. Là encore, cela faisait longtemps que je ne m’étais pas essayé à ce genre de divertissement.
Nous commençâmes par un jeu de combat : l’un de ces jeux barbares et immoraux où les joueurs se réjouissent de blesser leur adversaire à l’écran en appuyant sur des touches de la manette.
Comme je n’avais pas l’habitude de jouer à la console, elle me laissa quelques minutes pour m’entraîner. Les yeux rivés sur l’écran, je manipulais la manette tandis qu’elle me donnait plein de conseils. Je pensais que c’était de la bienveillance, mais je m’étais trompé : à peine avions-nous débuté le combat qu’elle malmena mon personnage, sans doute pour se venger de la partie de shôgi. Elle usa de techniques dont elle ne m’avait pas parlé, qui changeaient la couleur de l’écran et permettaient à son personnage de propager d’étranges ondes.
Cependant, je ne me laissai pas faire. Plus je jouais et plus j’assimilais les astuces. J’arrivais à éviter ses attaques et à jeter son personnage en l’air alors qu’elle était en position de défense. Puis, je la contrai habilement quand elle passa frontalement à l’offensive. Au moment où je me rapprochais de la victoire, mon score commençant à rattraper le sien pour égaliser, elle éteignit brusquement la console. Eh ben…
Sans tenir compte de mon regard réprobateur, elle inséra un nouveau jeu avant de redémarrer l’appareil.
Toutes sortes de jeux vidéo faisaient partie de sa collection et nous en essayâmes plusieurs, mais le plus intéressant fut celui des courses de voitures. Il fallait certes remporter la partie contre son adversaire, mais c’était finalement surtout une course contre la montre. Je ne pouvais compter que sur moi-même et pour cette raison, ce titre correspondait mieux à ma personnalité que les autres.
Nous nous dépassions chacun à notre tour, nous affrontant sans merci sur cette grande télévision. J’étais certes d’ordinaire silencieux, mais plus je me concentrais sur le jeu, moins j’avais envie de parler, alors qu’à l’inverse, mon hôte me cassait de plus en plus les oreilles avec ses exclamations. Elle augmentait le volume, tandis que je le baissais. En somme, c’était un match nul.
De mon côté, j’essayais de rester concentré, mais elle me dérangeait souvent en faisant des remarques rien que pour m’embêter. Lors du dernier tour, elle m’adressa enfin la parole sur un tout autre sujet.
Elle me demanda alors d’un air innocent :
— « L’ami », tu n’as pas envie d’avoir une petite amie ?
— Non, et je ne peux pas en avoir. La question ne se pose pas, puisque je n’ai pas d’amis, lui répondis-je tout en évitant une banane sur la piste de course.
— Bon, la petite amie ce sera pour plus tard, mais essaye donc de te faire des amis.
— Faudrait déjà le vouloir.
— Mmmh… Dis, au fait…
— Oui ?
— Quoi qu’il arrive, on est d’accord que tu ne voudras jamais sortir avec moi ?
Étonné par cette attaque qui pouvait être une stratégie de sa part, je tournai sans réfléchir ma tête dans sa direction. Mon engin à l’écran s’écrasa dans le décor.
— Oh, tu t’es planté ! s’écria-t-elle en riant.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Ah, tu parles de ma dernière question ? Je voulais juste vérifier. Tu n’as pas spécialement de sentiments pour moi, si ? On est d’accord que tu ne voudras jamais que je devienne ta petite amie ?
— Non…
— Tant mieux, je suis soulagée.
— …
Pourquoi l’était-elle ? Je trouvais sa dernière remarque bien étrange.
J’essayai alors de deviner par rapport au contexte.
Me soupçonnait-elle secrètement de vouloir être son petit ami ?
J’avais non seulement partagé une chambre d’hôtel avec elle, mais je l’avais également suivie dans sa chambre. Pensait-elle que j’avais mal interprété ses intentions ?
Ce soupçon était sans fondement et totalement injustifié.
Il était rare de me retrouver dans ce genre de situation et je me sentis très mal à l’aise. Des nœuds se formèrent dans mon estomac.
Une fois la course terminée, nous mîmes nos manettes de côté.
— Bon, tu me prêtes ton livre ? Je vais bientôt rentrer.
Cet inconfort incrusté dans mes tripes ne partait pas. Je décidai donc de m’enfuir de cet endroit au plus vite avant que ma camarade ne s’en aperçoive.
Après m’être relevé du lit, je m’approchai de sa bibliothèque. La pluie ne s’était absolument pas calmée.
— On a pourtant tout notre temps. Bon, attends un peu.
Mon hôte quitta également son siège et vint me rejoindre devant les étagères. Elle se tenait debout juste derrière moi. Je pouvais entendre sa respiration. Peut-être était-ce mon imagination, mais celle-ci était plus rugueuse que d’habitude.
Sans faire attention à elle, j’examinai les étagères de haut en bas et une par une. Elle était peut-être en train d’en faire de même. Sachant qu’elle devait me prêter ce livre, elle aurait pu le disposer plus en évidence avant mon arrivée. Cela m’agaça un peu.
À peine quelques instants plus tard, alors que son souffle se faisait de plus en plus fort, j’aperçus du coin de l’œil son bras qui s’approchait. Je crus qu’elle avait trouvé l’ouvrage recherché avant moi, mais ce n’était pas le cas. À ce stade, j’aurais dû comprendre. En fait, son autre bras était également entré dans mon champ de vision.
Soudainement, mon corps perdit l’équilibre.
Je ne compris pas tout de suite ce qui m’arrivait, probablement car je n’avais presque jamais eu de contact physique avec quelqu’un.
Quand je revins à moi, mon dos était plaqué contre le mur jouxtant la bibliothèque. Ma main gauche était libre, mais ma camarade m’avait attrapé celle de droite, elle aussi désormais contre le mur, au niveau de mon épaule. Tous les deux étions désormais encore plus proches, je sentais des soupirs et des battements de cœur qui n’étaient pas les miens, ainsi que de la chaleur et un parfum sucré. Son bras était enroulé autour de mon cou. Je ne voyais pas son visage, mais sa bouche se trouvait près de mon oreille. Nos joues pouvaient presque se toucher. Elles se frôlèrent d’ailleurs quelques fois.
Que faisait-elle ? Mes lèvres bougèrent, mais aucun son ne sortit de ma gorge.
— J’ai listé tout ce que je voudrais faire avant de mourir, tu t’en souviens ? chuchota-t-elle au creux de mon oreille.
Je sentis sa voix et son souffle sur mon lobe. Elle n’attendait pas de réponse de ma part.
— Je t’ai demandé si tu voulais que je devienne ta petite amie car ça faisait partie de ma liste.
Ses cheveux noirs se balancèrent devant mon nez.
— C’est aussi pour cette raison que je t’ai invité chez moi.
Je crus l’espace d’un instant qu’elle avait lâché un petit rire.
— Merci d’avoir confirmé que tu n’en avais pas envie. Ça me soulage. Si tu m’avais répondu le contraire, je n’aurais pas pu atteindre mon objectif.
Je ne comprenais pas ce qu’elle voulait dire, ni ce qui se passait.
— J’aimerais faire…
Sa voix était mielleuse.
— … quelque chose d’osé avec un garçon dont je ne suis pas amoureuse et qui n’est pas mon petit ami.
« Quelque chose d’osé » ? « Quelque chose d’osé » ?
Je ruminai ses paroles plusieurs fois dans ma tête. À quoi faisait-elle allusion ? Parlait-elle de la situation actuelle, de ce qui allait suivre ou bien de ce qui s’était déjà passé entre nous ? Tout était envisageable, car ce que nous avions fait jusqu’à présent n’aurait jamais dû arriver en temps normal. Le fait de m’avoir expliqué sa maladie, de passer les derniers instants de sa vie avec un garçon qu’elle n’aimait pas, d’avoir dormi ensemble, de m’avoir laissé entrer dans sa chambre… Rien de tout ça n’était censé avoir lieu.
— Je suis en train de te serrer dans mes bras, souffla-t-elle à mon oreille, comme si elle devinait mes interrogations.
Les battements de mon cœur lui permettaient de lire plus facilement en moi. De mon côté, je n’arrivais pas à décoder ses pensées.
— Voilà ce qui serait osé…
Comment devais-je réagir ?
— Avec toi, « ????? »…
Pas un mot ne sortit de ma bouche.
— … je m’en sens capable.
Je ne savais absolument pas quelle réponse était la plus appropriée. Mon premier réflexe fut de retirer son bras enroulé autour de mon cou avec ma main libre. Lorsque je la repoussai en arrière, sa respiration et les battements de son cœur s’envolèrent. Son visage se dévoila devant moi, écarlate, alors qu’elle n’avait pas bu d’alcool.
Sa surprise me sauta aux yeux lorsque nos regards se croisèrent. Incapable d’afficher mes émotions comme elle, j’ignorais de quoi j’avais l’air. Je hochai juste légèrement la tête, ne sachant même pas ce que j’étais en train de refuser.
Nous nous observâmes mutuellement. Le silence régnait.
Ses yeux bougèrent dans tous les sens avant de fixer enfin un point précis. Puis, elle me regarda en relevant timidement les commissures de ses lèvres.
Et tout à coup, elle éclata de rire.
D’abord un petit rire, puis un énorme. Je restai silencieux.
— Ah ah ah ah ah ! Je t’ai eu ! gloussa-t-elle avec un sourire qui prenait toute la largeur de son visage.
Elle lâcha sa prise sur mon bras droit, écarta ma main d’un geste brusque et continua à rire.
— Oh, je suis trop gênée. C’était une blague, une simple blague ! Je te taquinais, comme d’habitude ! Ne fais pas cette tête-là, ça me met mal à l’aise !
J’étais abasourdi par son soudain changement d’attitude.
— Argh, il m’en a fallu, du courage ! Je t’ai même enlacé ! Je plaisantais, mais je voulais que ça fasse vrai. J’ai fait de mon mieux, tu sais. Et comme tu ne disais rien, j’ai cru que tu y croyais vraiment ! T’as flippé ? J’ai bien fait de te demander si tu n’étais pas amoureux de moi, car sinon, tu m’aurais prise au sérieux. J’ai réussi mon coup ! Ça a marché parce que c’est toi, j’en ai même eu des frissons.
Je ne compris pas ma réaction suite à sa déclaration. Mais pourquoi avais-je agi de la sorte ?
C’était la première fois que j’éprouvais ce sentiment depuis que je l’avais rencontrée.
Pour la première fois, une véritable colère m’envahit à cause d’une de ses blagues.
Tandis qu’elle continuait à parler, comme pour désamorcer l’atmosphère embarrassante qu’elle avait créée, ma colère montait peu à peu dans mes tripes et devint impossible à digérer.
Pour qui me prenait-elle ? Je me sentais insulté et c’était sûrement le cas.
Si fréquenter des gens devait mener à ce genre de situation, alors je préférais rester seul. Tout le monde n’aurait qu’à mourir de la même maladie qu’elle. Ou mieux encore : manger leur pancréas, puisque j’étais le seul à être raisonnable.
Nos émotions s’entremêlaient avec nos actes de façon étonnamment simple.
La colère qui grossissait en moi empêchait mes oreilles de fonctionner correctement. Ce fut pour cette raison que je n’entendis pas son cri strident.
J’attrapai les épaules de celle qui se trouvait face à moi et la poussai brusquement sur le lit.
Son buste plaqué sur le matelas, je retirai mes mains de ses épaules pour immobiliser ses bras et l’empêcher de bouger. Mon esprit était vide à ce moment-là.
Lorsqu’elle comprit ce qui venait de se passer, elle se débattit un peu, mais abandonna vite pour observer mon visage qui plongeait désormais le sien dans l’ombre. Comme toujours, je n’avais aucune idée de la tête que je faisais.
— « L’ami » ? lança-t-elle, perplexe. Qu’est-ce qui te prend ? Parle-moi, tu me fais mal.
Je la regardai droit dans les yeux, sans dire un mot.
— Je plaisantais. C’était juste pour rigoler, comme d’habitude.
Je ne savais comment apaiser ma colère. Celle-ci m’était d’ailleurs incompréhensible.
Tandis que je restais muet, son visage expressif se déclina en une variété d’émotions qu’elle savait afficher grâce à une vie sociale bien remplie, comme j’avais déjà pu le remarquer.
— Hé hé, tu veux continuer mon jeu ? Tu es plutôt bon ! Allez, il est temps de me relâcher, dit-elle en riant, avant de vraiment commencer à s’inquiéter. Bah, qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne te ressemble pas. Tu n’es pas le genre à faire des farces, si ? Allez, laisse-moi.
Elle se mit alors en colère.
— Ça suffit, maintenant ! Tu trouves ça normal de faire ça à une fille ? Lâche-moi tout de suite !
Avec le plus d’indifférence possible, je continuai à la regarder droit dans les yeux. Elle n’essaya pas de détourner le regard. Mes yeux plongés dans les siens, la scène était romantique.
Bientôt, elle cessa elle aussi de parler. Le vacarme de la pluie qui s’abattait contre la fenêtre semblait condamner mes gestes. En revanche, je ne comprenais pas la signification du bruit du souffle de ma camarade et de ses battements de paupières.
Je la regardais fixement. Elle en faisait de même.
Et je compris enfin.
Sans dire un mot et sans changer d’expression, des larmes apparurent au coin de ses yeux.
Dès que je les aperçus, cette colère dont j’ignorais la provenance se mit à fondre comme si elle n’avait jamais existé. Alors que ma tension diminuait, des remords commencèrent à faire surface.
Doucement, je relâchai enfin ses bras et me relevai. La confusion se lisait sur son visage et il m’était désormais impossible de continuer à la regarder.
— Pardon…
Elle ne réagit pas. Elle restait sur le lit, allongée dans la même position.
Je récupérai alors mes affaires par terre. Puis, j’attrapai immédiatement la poignée de la porte pour pouvoir m’enfuir au plus vite.
— Tu es cruel… dit-elle dans mon dos.
J’hésitai un instant, puis lui répondis sans me retourner.
— Excuse-moi. Je vais rentrer.
J’ouvris ensuite la porte de cette chambre dans laquelle je ne reviendrais sans doute jamais et m’en échappai à grandes enjambées. Personne ne me suivit.
Après quelques pas dehors, je réalisai que mes cheveux étaient trempés. J’ouvris alors mon parapluie sans me précipiter avant de sortir dans la rue. L’odeur de la pluie d’été se dégageait de l’asphalte.
Il était hors de question de me retourner et je m’éloignai tout en essayant de me remémorer le chemin à suivre jusqu’au lycée. La pluie devenait de plus en plus forte.
Je réfléchis, maintenant que j’avais enfin la tête froide.
Plus mes pensées défilaient dans ma tête, plus j’éprouvais des remords.
Je me demandais comment j’avais bien pu faire une chose pareille. J’étais très déçu de mon attitude.
Je ne savais pas que ma propre colère pouvait blesser une autre personne à ce point. Et qu’elle pouvait autant me blesser moi, par la même occasion.
Avais-je bien vu son visage ? Avais-je bien vu ses larmes ? Ma camarade avait été submergée par des émotions si inattendues.
Mes dents étaient serrées. Lorsque j’en pris conscience, mes gencives me faisaient mal. Étais-je en train de perdre la tête ? Je ne pensais pas un jour me faire du mal pour quelqu’un. Mais peut-être cette douleur était-elle une façon de m’infliger une punition, auquel cas, je ne perdais pas la raison. Quoi qu’il arrive, mon erreur ne s’effacerait pas.
Sa plaisanterie avait tout déclenché et mes émotions avaient pris un mauvais tournant. C’était la vérité, mais cela n’excusait pas les gestes violents que j’avais eus envers elle. Quelles qu’eussent été ses intentions, elle m’avait blessé. « Blessé » ? En fait, je me demandais bien pourquoi j’avais éprouvé ce sentiment. Même en me remémorant son odeur et les battements de son cœur, je ne comprenais toujours pas ce qu’ils signifiaient. D’une certaine façon, je n’arrivais pas à lui pardonner. Et moi, en réagissant d’une manière aussi irrationnelle, je l’avais blessée à mon tour.
J’empruntai un raccourci entre deux grandes maisons. En cet après-midi de semaine, le quartier était désert.
Si je disparaissais d’un coup, personne ne le remarquerait, sans doute.
L’environnement était si paisible que je m’imaginais ce genre de chose. Alors quand quelqu’un m’adressa subitement la parole dans mon dos, je fus surpris.
— Hé, « Monsieur Transparent ».
C’était la voix calme d’un jeune homme. Lorsque je me retournai, un camarade de classe se tenait devant moi, un parapluie à la main. Jusqu’à ce qu’il m’interpelle, je n’avais absolument pas remarqué sa présence. Deux choses étaient pour moi très étranges. Premièrement, ce garçon m’adressait la parole. Deuxièmement, son visage d’ordinaire toujours souriant et chaleureux exprimait désormais un sentiment qui ressemblait à de la colère.
C’était la seconde fois aujourd’hui que j’entrais en contact avec lui. Le fait que j’échange des mots avec la même personne à plusieurs reprises dans la même journée était très inhabituel.
Il avait l’air doux et propre sur lui : c’était mon délégué de classe. Il n’avait aucune raison de s’intéresser à moi et j’étais curieux de savoir ce qui le poussait à m’interpeller. Je tentai de dissimuler les émotions qui n’avaient aucun lien avec lui en répondant à son appel par un « salut ».
Il resta cependant silencieux en me regardant fixement. Ne sachant comment réagir, j’ouvris de nouveau la bouche.
— Tu habites par ici ? demandai-je.
— Absolument pas.
Il semblait manifestement de mauvaise humeur. Peut-être faisait-il lui aussi partie des gens qui détestaient la pluie. En effet, porter des affaires en plus à cause de la météo pouvait être barbant. Mais il était habillé en civil et n’avait rien d’autre sur lui que son parapluie.
Je scrutai son visage. Depuis peu, j’avais appris à lire dans les yeux des gens. Afin de comprendre pourquoi il m’adressait la parole alors qu’il était irrité, je ne le lâchai pas du regard.
Il ne me donna pas l’occasion de dire autre chose. Tandis que je continuais à le fixer tout en essayant de calmer mes émotions, il fut le premier à perdre patience. Il m’interpella à nouveau en grimaçant avec amertume.
— Et toi, « Transparent », qu’est-ce que tu fais par ici ?
Cette fois-ci, il avait omis de rajouter « Monsieur », mais cela ne me dérangeait pas plus que ça. Mon attention avait plutôt été attirée ailleurs : j’eus l’impression d’entendre autre chose que « Monsieur Transparent ». La façon dont il m’avait appelé sonna à mes oreilles comme « Mon pire ennemi ». Je ne savais pas pourquoi il m’aurait qualifié ainsi, et je décidai de ne pas m’en préoccuper.
Je restai sans répondre, tandis qu’il faisait la moue.
— Alors, « Mon pire ennemi », je peux savoir ce que tu fous dans le quartier ?
— J’avais un truc à faire…
— Avec Sakura, hein ?
En entendant ce prénom familier, mon cœur se serra. Je commençai à avoir du mal à respirer, ce qui m’empêcha de répondre tout de suite. Mon mutisme ne lui plut pas.
— Alors, t’étais avec Sakura ?
— …
— Réponds !
— Si la Sakura dont tu parles est celle qui est dans notre classe, alors oui, j’étais avec elle.
Je comptais sur le fait qu’il s’était peut-être trompé de personne, mais lorsque je l’entendis grincer des dents, mes maigres espoirs s’envolèrent vite. Je compris ainsi définitivement qu’il nourrissait des sentiments peu amicaux envers moi. Cependant, je ne saisissais toujours pas son comportement.
Qu’est-ce que je devais faire ?
Pendant que j’essayais de réfléchir, ses paroles suivantes me donnèrent finalement la réponse.
— Sakura…
Je restais silencieux.
— Qu’est-ce que Sakura fout avec un type comme toi ?
Aaah… D’accord.
Je faillis lui dire ce que je venais enfin de réaliser, mais je m’abstins. C’était maintenant plus clair. Je venais de comprendre la véritable nature de ses sentiments envers moi. Je me grattai la tête sans réfléchir. La situation m’ennuyait.
Si seulement il avait été plus lucide, mes explications auraient pu être entendues, mais sa colère démesurée l’avait rendu sourd.
L’avoir croisé n’était peut-être pas un hasard et toutes sortes de scénarios auraient été envisageables. Il pouvait par exemple nous avoir suivis depuis le lycée.
Ce garçon était probablement amoureux d’elle. Et pour cette raison, il faisait erreur en me jalousant. Aveuglé par ses sentiments, il avait perdu toute objectivité sur les choses ainsi que sur lui-même. Avait-il également perdu d’autres facultés ?
J’essayai d’abord ce qui me semblait la meilleure chose à faire ; à savoir, lui dire la vérité.
— Ce qu’il y a entre elle et moi n’est pas du tout ce que tu imagines.
Il me jeta un regard noir. Il était déjà trop tard quand je compris la délicatesse de la situation dans laquelle je me trouvais. Il se mit à m’accuser en criant sur un ton très agressif qui surpassait le bruit de la pluie :
— Alors comment t’expliques ça ? Vous déjeunez ensemble tous les deux, vous partez en voyage et aujourd’hui, tu es allé tout seul chez elle et toute la classe ne parle que de ça ! On raconte que tu as commencé à la harceler d’un coup !
J’étais un peu curieux de savoir comment il avait eu vent de notre voyage.
— Je ne la harcèle pas. Mais je ne suis pas certain de la façon dont je dois qualifier notre relation. Ce serait trop arrogant de dire que je lui rends service en sortant avec elle, et ce serait trop modeste de dire qu’elle me laisse sortir avec elle. On sort ensemble, mais je ne suis pas son petit ami.
En entendant les mots « sortir ensemble », son visage se déforma. Je voulus clarifier les choses.
— Dans tous les cas, toi et les autres, vous vous méprenez sur notre relation.
— En attendant, elle passe beaucoup de temps avec toi.
— En effet…
— Toi, un pauvre type invisible, incapable de s’intégrer !
Je n’avais pas vraiment d’objection contre la façon dont il venait de me qualifier. C’était sûrement l’image que je renvoyais aux gens, et sans doute la vérité.
Moi-même, j’aurais aimé savoir pourquoi elle passait autant de temps avec moi. Elle disait que j’étais la seule personne qui s’adressait à elle avec honnêteté et qui ne cherchait pas à masquer la réalité de son quotidien. C’était plausible, mais cette explication me paraissait insuffisante.
Le silence dura un certain temps. Debout sous la pluie, le garçon restait là à me fixer, le visage crispé.
Le silence s’éternisait tellement que je crus notre discussion terminée. Il s’était peut-être rendu compte de l’inutilité de sa colère et éprouvait des remords, comme moi un peu plus tôt. Mais je pouvais aussi me tromper, car submergé par les sentiments, il n’était peut-être pas capable de prendre du recul sur ses émotions.
Finalement, tout cela m’importait peu. Comme nous ne gagnions rien à rester face à face en silence, je lui tournai le dos. Je pensais qu’il allait, tout simplement, me regarder partir. Ou peut-être avais-je envie de me retrouver seul au plus vite. Que ce fût l’un ou l’autre, cela ne changeait de toute façon rien à ma réaction.
À bien y réfléchir, je n’avais connu des êtres aveuglés par l’amour qu’au travers des romans. Ainsi, il aurait été présomptueux de ma part d’essayer de décoder le comportement d’une vraie personne, n’ayant jamais éprouvé de sentiments envers quiconque pour ma part. Les personnages de fiction n’étaient pas comme les vrais gens. Les romans ne reflétaient pas la réalité. Les histoires étaient toujours plus belles et héroïques dans les livres.
Alors que je me remis à marcher dans cette rue toujours déserte, son regard transperçait mon dos comme des coups de poignard. Je ne me retournai pas. Car si je l’avais fait, cela n’aurait profité à aucun de nous. Même si cela ne servait sans doute à rien, je voulais que la personne derrière moi comprenne qu’une fille comme ma camarade ne pouvait pas s’amouracher d’un garçon tel que moi, pour qui les relations humaines s’apparentaient à des équations mathématiques.
Il n’y avait pas que l’amour qui aveuglait les gens. En effet, je ne savais pas que l’ignorance pouvait avoir la même incidence. Jusqu’à ce qu’il m’attrape l’épaule, je ne m’étais pas rendu compte qu’il me suivait.
— Attends !
Je me sentis obligé de réagir et tournai seulement la tête. Au-delà du malentendu, son attitude m’agaçait un peu, mais j’évitai de le lui montrer.
— J’en ai pas fini avec toi !
Quand j’y pense, je crois bien que je commençais même à être en colère. C’était la première fois de ma vie que j’expérimentais une dispute. Dans cette collision de sentiments, je perdis la partie la plus rationnelle de moi.
Des mots clairement destinés à le blesser sortirent de ma bouche :
— Je vais t’apprendre une chose qui pourrait t’être utile.
Je le fusillai du regard, comme si j’avais cherché à le poignarder dans ses tripes.
— Elle déteste les gens insistants. Et apparemment, son ex-petit ami l’était.
J’eus juste le temps de voir son visage tout près du mien, encore plus déformé qu’avant. Je ne comprenais pas ce que signifiait cette expression, mais peu importe, car même si je l’avais su, le résultat n’aurait pas changé.
Je reçus un gros choc près de mon œil gauche et, perdant l’équilibre, je tombai violemment en arrière sur l’asphalte mouillé par la pluie. Mon uniforme se gorgea rapidement d’eau. Le parapluie grand ouvert qui s’était échappé de mes mains roula sur le sol avec un bruit ridicule. Tombé au même moment, mon sac gisait maintenant au beau milieu de la rue. Surpris par la situation dans laquelle je me trouvais, je me tournai immédiatement dans sa direction. La vision de mon œil gauche était brouillée.
Je ne saisissais pas précisément ce qui venait de se passer, mais je compris que j’avais été victime d’un acte violent. On ne tombait pas par terre sans raison.
— Qu’est-ce que tu veux dire par « insistant » ? Je… je…
J’étais conscient d’avoir attisé sa colère. J’avais honte, car j’avais cherché à le blesser, et il m’avait blessé en retour. J’éprouvais de profonds remords.
C’était bien la première fois que je recevais intentionnellement un coup, et c’était douloureux. Je comprenais pourquoi je souffrais là où il m’avait frappé, mais pas pourquoi j’avais si mal à l’intérieur aussi. Si la situation continuait ainsi, mon cœur pourrait se briser.
Toujours assis par terre, je ne le lâchais pas du regard. La vision de mon œil gauche ne se rétablissait pas.
Comme ce garçon ne me l’avait pas clairement dit, je n’en étais pas sûr à cent pour cent, mais il était très certainement son ancien petit ami. Il me toisa.
— Un mec comme toi ne devrait pas approcher Sakura ! s’écria-t-il en sortant quelque chose de sa poche, qu’il lança sur moi.
Je défis l’objet tout fripé et reconnus mon précieux marque-page. Le déroulement des événements était maintenant plus clair.
— C’était donc toi.
Il ne se donna pas la peine de répondre.
Je l’avais cru doux et plein d’humanité, avec ses traits nobles et réguliers. Lorsqu’il conduisait des débats devant la classe, ou qu’il venait emprunter un livre à la bibliothèque, il avait toujours un sourire soigné. Mais à présent, j’étais témoin de sa face cachée dont j’ignorais l’existence et qu’il avait bien pris soin de ne pas montrer aux yeux du monde. Or, ce qu’on avait à l’intérieur était bien plus important que ce qu’on dégageait à l’extérieur.
Je me demandai ce que je devais faire. J’étais le premier à l’avoir blessé, alors son attaque pouvait être considérée comme de la légitime défense. Celle-ci était un peu excessive, mais je ne savais pas à quel point je l’avais réellement offensé. Dans cette situation, il me semblait peu approprié de me relever et de riposter.
Le garçon face à moi n’avait pas l’air de s’apaiser. Il aurait été bon de trouver un moyen de le calmer d’une façon ou d’une autre, mais à la moindre erreur, je risquais de jeter de l’huile sur le feu. J’avais sans aucun doute franchi la ligne à ne pas dépasser.
Je l’observai. Au bout de quelques instants, je commençai à me dire que son comportement était plus légitime que le mien. Il était probablement vraiment amoureux de ma camarade et s’était juste un peu trompé dans sa façon de l’aborder. Non, en fait c’était justement sa façon de l’aborder qui posait problème, même s’il éprouvait des sentiments honnêtes envers elle et espérait pouvoir être plus souvent à ses côtés.
Il me détestait car je lui volais le temps qu’il aurait pu passer avec elle. Si je n’avais pas été au courant de sa mort prochaine dans moins d’un an, nous n’aurions pas déjeuné ensemble, nous ne serions pas partis en voyage et je ne me serais pas senti gêné en allant chez elle. Sa mort nous reliait tous les deux. Bien que ce destin fût aussi celui de chacun d’entre nous, finalement. Le fait de l’avoir croisée à l’hôpital n’était que le fruit du hasard. Le fait de passer du temps ensemble l’était tout autant. Il n’y avait aucune intention particulière de ma part, ni de sentiments sincères.
Même moi, qui n’entretenais de relations avec personne, je le savais : celui qui se trompait devait céder devant celui qui avait raison.
Alors oui, ce serait plus simple de me laisser violenter jusqu’à ce qu’il se calme. J’étais en tort de l’avoir provoqué alors que j’ignorais ses sentiments.
Je ne lâchai pas le regard de ce garçon qui me fusillait des yeux : je voulais qu’il comprenne ma volonté de céder. Malheureusement, le message ne passa pas.
Une silhouette apparut derrière le garçon qui respirait bruyamment.
— Mais qu’est-ce qui se passe ?
Comme s’il avait été frappé par la foudre, mon adversaire se retourna en entendant cette voix, projetant ce faisant quelques gouttes du parapluie sur son épaule. Je n’aurais su dire si le timing était bon ou mauvais, aussi me contentai-je de rester spectateur et de les regarder tous les deux.
Son parapluie à la main, ma camarade essayait sans doute de deviner ce qui venait de se passer. Ses yeux faisaient sans cesse des va-et-vient entre mon visage et le sien.
Le garçon avait l’air sur le point de dire quelque chose. Mais avant qu’il ne puisse s’exprimer, elle se précipita vers moi et ramassa mon parapluie tombé par terre pour me protéger de l’averse.
— Tu vas attraper froid, « Monsieur Mufle ».
Lorsqu’elle eut pour moi cette tendresse un peu déplacée, je l’entendis ravaler sa salive.
— « Monsieur Mufle » ! Tu… tu saignes !
Elle sortit avec affolement un mouchoir de sa poche, qu’elle posa au-dessus de mon œil gauche. Je ne m’étais pas rendu compte que je saignais. Peut-être ne m’avait-il donc pas frappé avec ses seules mains nues. Quoi qu’il en soit, je ne voulais pas connaître la nature de son arme.
Observer l’expression de ce garçon qui l’avait vue se précipiter vers moi me paraissait plus important. Ses traits avaient complètement changé. Je me dis que cette scène illustrait sans doute bien l’expression « être submergé par les émotions ».
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi tu saignes ? répétait ma camarade.
De mon côté, j’étais tellement absorbé par le visage du délégué que ses inquiétudes m’indifféraient. C’est alors que ce dernier intervint.
— Sakura… Pourquoi tu fréquentes un type comme lui ?
Tout en laissant son mouchoir appuyé contre mon arcade sourcilière, elle se tourna vers lui. Tandis qu’il la regardait, son visage se déforma davantage.
— Un « type » ? Quoi, tu parles de « Monsieur Mufle » ?
— Bah oui ! Comme il te tourne autour, je devais agir pour qu’il arrête de t’ennuyer, dit-il pour se justifier.
Il cherchait sûrement à redorer son blason auprès d’elle. Peut-être voulait-il qu’elle le regarde encore une fois, mais il était si aveuglé qu’il était incapable de lire dans le cœur de celle qu’il aimait.
Désormais relégué au rang de spectateur, je ne pouvais qu’observer passivement le déroulement des événements. Quant à ma camarade, elle regardait fixement dans sa direction, l’air pétrifié, tandis que sa main tenait toujours son mouchoir sur ma tête. De son côté, il souriait à moitié comme un enfant dans l’attente d’un compliment. Mais ce sourire laissait deviner de la peur.
Quelques secondes plus tard, ce dernier sentiment prit le dessus.
Vomissant toutes ses émotions accumulées pendant qu’elle était restée sans bouger, ma camarade lui lança sèchement :
— Tu me dégoûtes.
À ces mots, la sidération se lut sur le visage du garçon.
Immédiatement après, elle se retourna vers moi. Je fus surpris. Je savais qu’elle était capable d’exprimer de nombreux sentiments, mais je pensais que ceux-ci gardaient toujours une part de gaieté. Même si elle était en colère, même si elle pleurait, une certaine lumière se dégageait toujours d’elle. Je m’étais donc trompé.
Elle aussi était capable d’afficher ce genre de visage.
Un visage destiné à blesser quelqu’un.
Son expression changea immédiatement quand elle me regarda. Je décelai un mélange de confusion et de douceur lorsqu’elle m’aida à me relever. Mon pantalon et ma chemise étaient trempés mais, fort heureusement, c’était l’été. La température ambiante et la chaleur de son bras m’évitaient d’avoir froid.
Au moment où je voulus ramasser mon sac, ma camarade tira fortement sur mon bras pour nous avancer en direction du garçon. Je levai les yeux vers lui. Il semblait tellement touché en plein cœur que cela me soulagea. Il ne risquait plus de me dérober quoi que ce fût, à l’avenir.
Nous passâmes à côté de lui et, porté par l’élan de ma camarade, je m’attendais à ce que nous continuions notre chemin. Pour cette raison, je faillis me cogner contre son dos lorsqu’elle s’arrêta tout à coup. Nos parapluies s’entrechoquèrent et de grosses gouttes en tombèrent.
Tout en gardant son calme, elle s’écria sans se retourner :
— Voilà ce que je déteste chez toi, Takahiro. Ne viens plus nous importuner, ni moi ni mes amis.
Le dénommé Takahiro resta silencieux. Mais, en regardant sa silhouette de dos pour la dernière fois, j’eus l’impression qu’il pleurait.
Ma camarade m’entraîna ensuite chez elle. Sans échanger un mot, nous entrâmes dans sa maison et elle me prêta aussitôt de quoi me changer, ainsi qu’une serviette, avant de m’envoyer prendre une douche, ce que j’acceptai sans rechigner. J’empruntai donc un T-shirt, un caleçon et un sweat-shirt d’homme, ce qui me permit d’apprendre qu’elle avait un grand frère. Je réalisai ainsi que je ne connaissais pas bien sa famille.
Je me changeai, puis elle m’appela pour me faire monter dans sa chambre. Lorsque j’y pénétrai, elle était assise par terre sur ses genoux, de façon formelle.
J’expérimentai alors une chose que je n’avais jamais faite avant, ni avec elle ni avec personne d’autre. Comme je me mêlais rarement aux autres, j’ignorais quels mots utiliser quand deux personnes essaient de parler ensemble avec franchise et honnêteté. Pour cette raison, je vais emprunter ses mots à elle.
Elle appelait ça la « réconciliation ».
Je trouvai ce procédé bien plus gênant que toute autre expérience en relations humaines que j’avais pu vivre jusqu’ici.
Elle me pria de l’excuser et je fis de même. Elle me donna des explications. En m’enlaçant plus tôt dans sa chambre, elle avait pensé que je ferais d’abord une drôle de tête et que je finirais par sourire. Alors, je lui en donnai une moi aussi : sans vraiment savoir pourquoi, j’avais eu l’impression qu’elle se moquait de moi, ce qui m’avait mis en colère. Puis, elle m’avoua que si elle s’était mise à pleurer sur le lit, c’était parce que ma force l’avait effrayée. Ne voulant surtout pas que la situation s’aggrave entre nous, elle m’avait suivi pour tenter d’arranger les choses.
Je m’excusai du plus profond de mon cœur.
Pendant notre discussion, je parlai du garçon que nous avions laissé derrière nous sous la pluie, car il attisait ma curiosité. Notre délégué de classe était bien son ancien petit ami. Sans détour, je lui confiai alors ce à quoi je pensais lorsque nous étions dans la rue ; qu’elle aurait mieux fait de passer du temps avec quelqu’un comme lui, qui nourrissait de véritables sentiments pour elle, plutôt qu’avec moi. Nous nous étions simplement croisés de manière inattendue à l’hôpital, et après tout, notre rencontre n’était que le fruit du hasard.
Ma camarade n’était pas d’accord et rétorqua sans hésiter :
— Tu te trompes. Ce n’était pas un hasard. Nous deux, ou n’importe qui d’autre, nous avons choisi d’être là où nous sommes. Le hasard ne nous a pas réunis dans la même classe. Il n’a pas non plus décidé de notre présence au même moment dans cet hôpital. Le destin n’y est pour rien non plus. Les choix que nous avons faits ont provoqué notre rencontre. Nos chemins se sont croisés grâce à nos décisions.
Aucun mot ne sortait de ma bouche. Je ne savais pas quoi dire. J’apprenais vraiment beaucoup de choses, à ses côtés. S’il lui restait plus d’une année à vivre – si seulement elle pouvait vivre plus longtemps –, allait-elle m’apprendre encore plus que tout ce qu’elle m’avait déjà transmis jusqu’à présent ? Quel que fût le temps qui nous restait, j’étais certain qu’il ne serait jamais suffisant.
Je mis mon uniforme mouillé ainsi que mes autres vêtements dans un sac, puis mon hôte me prêta l’ouvrage qu’elle m’avait promis. Comme je lisais les livres dans l’ordre dans lequel je les récupérais, je l’informai qu’il me faudrait un peu de temps avant de le commencer : je voulais terminer ceux déjà rangés sur mes étagères. Elle me répondit que cela lui convenait très bien si je le lui rendais sous une année. D’une certaine façon, nous nous étions donc promis de continuer à bien nous entendre jusqu’à sa mort.
Le jour suivant, lorsque je me rendis au lycée pour le début des cours d’été, mes chaussures d’intérieur n’avaient pas disparu.
Je remarquai l’absence de ma camarade en entrant dans la classe. Même au bout d’une heure, elle n’arriva pas. L’heure suivante non plus. Ni celle d’après. À la fin de la journée, je n’avais toujours pas aperçu sa silhouette.
J’appris la raison de son absence ce soir-là.
Elle venait d’être hospitalisée.