— Que me proposes-tu ?
Tina posa sa tablette sur le banc à côté d’elle et leva les yeux. Elle s’était réfugiée sous la pergola, mais n’avait pas réussi à lire une ligne tant elle avait du mal à se concentrer.
Manifestement, il en coûtait à Nico de lui parler de ses problèmes. Elle était pourtant experte en matière de finances. Les chiffres le prouvaient.
— Tu as besoin de liquidités, déclara-t-elle sans tourner autour du pot. J’en ai. Nous acquitterons les échéances des emprunts pour gagner du temps et restructurer la dette. Ensuite, si tu me donnes accès à tous les éléments du problème, j’aurai sans doute d’autres idées.
Il ne broncha pas lorsqu’elle mentionna les emprunts. Les quelques recherches qu’elle avait effectuées lui avaient permis de se représenter la situation dans sa globalité. Son père lui avait légué un héritage empoisonné.
En essayant de sauver des ruines l’empire paternel, Nico mettait en danger sa propre société.
— Mes conseillers financiers ont envisagé la même solution, remarqua-t-il.
— Oh ! je n’en doute pas. Mais l’argent viendrait de Gavretti Manufacturing, ce qui te fragiliserait personnellement. Si quelqu’un s’avise de racheter tes parts, tu es à sa merci. Pour l’instant, c’est impossible, mais ce jour pourrait venir plus tôt que tu ne penses.
Il la considéra d’un air songeur.
— Ton frère est vraiment idiot de ne pas utiliser tes compétences.
Elle haussa les épaules d’un air embarrassé.
— Oh ! je ne suis pas un génie. Simplement, je suis douée pour comprendre ce genre de difficultés.
Il sortit de sa poche le papier qu’elle avait griffonné dans son bureau.
— Tout de même, tu m’impressionnes. Je saisis mieux ton insistance à modifier notre contrat de mariage.
— J’ai toujours adoré les chiffres et les mathématiques.
— Apparemment, tu y excelles.
— Oui, je crois, admit-elle sans fausse modestie.
— Néanmoins, Tina, je n’ai pas besoin de ton argent. Ton analyse est intéressante et même… tentante, je l’avoue, mais j’ai déjà un plan d’action.
Quel homme entêté ! songea-t-elle, déçue.
— Tu ne me fais pas confiance, lui reprocha-t-elle avec amertume.
— Je n’aurais pas dû dire cela, souffla-t-il.
— C’est ce que tu ressens, n’est-ce pas ?
Ses yeux s’assombrirent.
— Tu n’as pas encore compris ? Je ne fais confiance à personne.
Quel aveu terrible dans sa bouche ! songea Tina. Il avait l’habitude d’agir seul parce qu’il n’avait jamais pu se reposer sur quelqu’un. Il préférait ne rien demander à personne pour se protéger des désillusions.
Tina serra les poings. Les parents de Nico lui inspiraient un profond mépris.
— Tu dois changer, Nico. Tu n’es pas entouré d’ennemis.
Il se ferma avec une expression impénétrable.
— Il valait mieux vivre comme si c’était le cas. J’ai appris cela il y a longtemps, pour me préserver des déconvenues.
— Moi, je ne suis pas ton ennemie. Je tiens à toi.
— Oui, mais pour combien de temps ?
Il s’approcha, les mains dans les poches, les yeux brillant d’un éclat indéfinissable.
— Tout le monde a ses limites, Tina. Même toi. Tu ne me demandes plus pourquoi je suis fâché avec ton frère. Pourquoi ? As-tu peur de me détester en apprenant la vérité ?
* * *
Nico observait sur le visage de la jeune femme les signes du combat qui se livrait à l’intérieur d’elle-même. Que se passerait-il, le jour où elle saurait tout ? Le jugerait-elle coupable ou s’efforcerait-elle de chercher des circonstances atténuantes ?
Malheureusement, il avait déjà l’impression de connaître la réponse et il était loin d’y être indifférent.
Au début, il avait décidé de l’épouser à cause du bébé, et pour se protéger des éventuelles manœuvres de Renzo, il fallait bien le reconnaître. A ce moment-là, il se moquait éperdument de ce qu’elle pensait de lui.
Mais petit à petit, il avait changé. Il avait besoin d’elle comme d’une drogue, ce qui lui déplaisait, car il perdait la maîtrise de lui-même.
Jusque-là, dans sa vie, il avait toujours tout contrôlé.
— Je n’ai pas peur de la vérité, dit-elle. J’ai simplement cessé de poser des questions parce que tu te mets en colère chaque fois.
Nico continuait à s’interroger. En quoi était-elle différente des autres femmes ? Elle était belle et intelligente, certes, mais il y avait autre chose, qu’il ne s’expliquait pas.
Quand elle était partie de son bureau, tout à l’heure, il avait considéré pendant une éternité les chiffres inscrits sur le papier. Dio, oui, il avait été tenté d’accepter son aide. Cela lui aurait grandement facilité les choses.
Mais presque aussitôt, cette perspective l’avait révolté. En dépit de leur mariage, Tina restait une D’Angeli. Elle finirait par se ranger du côté de son frère, contre lui. Les D’Angeli avaient toujours formé une famille unie. Les liens du sang seraient les plus forts.
Non, il n’accepterait pas son offre, aussi alléchante soit-elle.
— As-tu l’intention de m’en parler, ou est-ce encore une façon détournée de me décourager ? lança-t-elle avec un haussement de sourcils ironique.
Le cœur de Nico se mit à battre à tout rompre. Dès qu’il lui aurait tout raconté, elle le mépriserait. Il retournerait à sa vie d’avant, la seule qu’il comprenait. Tina continuerait sans doute à partager son lit et ses nuits, mais ils ne se feraient plus aucune illusion sur ce qui les unissait, une alchimie purement sexuelle et le désir commun d’assurer le bien-être de leur enfant.
— C’est assez simple, commença-t-il en se jetant à l’eau. Renzo et moi travaillions depuis plusieurs mois sur la conception d’un prototype. Un jour, je lui ai promis de trouver les fonds nécessaires pour construire cette moto.
Elle hocha la tête.
— Je me souviens combien vous étiez excités, tous les deux.
Le souvenir de cette période emplissait toujours Nico d’un regret cuisant. Il aurait dû se montrer plus fort…
— Eh bien, j’ai échoué. Et en plus, je l’ai trahi par la même occasion. Gavretti Manufacturing est né à ce moment-là, un an avant D’Angeli Motors.
Elle le regardait bouche bée, les yeux écarquillés d’étonnement. Elle n’avait donc jamais rien su…
— Oui, reprit-il comme pour en finir plus vite. J’ai volé le prototype. J’ai construit la moto sans Renzo. Voilà pourquoi il me voue une haine aussi féroce, et pourquoi tu devrais garder ton argent au lieu de me le proposer.
Un lourd silence tomba. Pendant un long moment, on n’entendit plus que le pépiement des oiseaux et le bruissement du vent dans les feuilles.
— Je ne te crois pas, dit enfin Tina.
Nico refusa le frêle espoir qui s’offrait à lui.
— Pourquoi, cara ? Je suis cruel, inflexible. Je me défie de tout le monde. Pourquoi n’aurais-je pas profité de cette opportunité pour monter ma propre société ?
— Même si tu veux paraître dur, au fond de toi, tu n’es pas mauvais, Nico. Jamais tu n’aurais pu faire une chose pareille à Renzo.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ?
— Je le sais, c’est tout.
— Eh bien, tu te trompes.
Elle se leva en le foudroyant du regard.
— Non !
A ce moment-là, quelque chose se brisa à l’intérieur de Nico. Dévasté par un maelström d’émotions, il demeura immobile, incapable de prononcer un mot.
Comment pouvait-elle être persuadée de son innocence quand le reste du monde le jugeait coupable ? Personne n’avait jamais pris sa défense. Personne n’avait assez cru en lui pour contester cette version des faits.
Mais Tina, cette femme qu’il adorait, osait s’inscrire en faux et lui assurer qu’il n’était pas un mauvais homme.
Cette femme qu’il adorait.
Dio !
Ce fut comme une révélation… Une panique sans nom s’empara de lui. Elle finirait par le quitter. Il ne fallait rien éprouver pour elle.
Il recula d’un pas. Non, ce n’était pas de l’adoration, juste du désir. Il confondait les deux, simplement.
Elle avait l’air malheureuse. Quand une larme roula sur sa joue, il se sentit bouleversé. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de la serrer très fort et de tout lui raconter. Mais c’était impossible. Il ne pouvait pas se montrer aussi faible.
N’y tenant plus, Nico se détourna et s’en alla.
* * *
Tina n’avait pas l’habitude de pleurer. Cela n’arrangeait jamais rien. Mais depuis des heures elle pleurait comme une fontaine. Après le départ de Nico, elle avait failli le rattraper, mais était finalement restée dans le jardin à essayer de se calmer.
Elle était en colère et dans un état de confusion extrême. Pourquoi Nico ne lui avait-il pas raconté le reste de l’histoire ? Elle lui en voulait de s’être enfui comme un lâche.
Comme s’il tenait à apparaître sous un jour abominable.
Au bout d’une demi-heure, elle avait entendu l’hélicoptère. Aussitôt, affolée, elle avait bondi sur ses pieds pour se précipiter vers l’aire d’atterrissage.
Elle était arrivée trop tard, au moment où l’appareil décollait. Nico était à bord. Il la quittait.
Furieuse, elle était montée se réfugier dans leur chambre. Elle avait d’abord ressassé sa colère, puis avait fondu en larmes. Ensuite elle avait vainement essayé de joindre Lucia.
Giuseppe lui avait apporté son dîner sur un plateau. Il semblait désolé.
— Monsieur est parti pour ses affaires, madame. Il sera de retour dans un jour ou deux. C’est sans doute très important. Sinon, il ne vous aurait pas abandonnée en pleine lune de miel.
— Merci, Giuseppe, avait marmonné Tina.
Les affaires… Qui sait s’il n’était pas plutôt parti retrouver une ancienne maîtresse ?
A cette pensée, Tina sentit son cœur se contracter douloureusement. Non, il ne ferait pas une chose pareille.
Tout comme il était incapable d’avoir volé le prototype. Lui qui passait des heures sur internet à se documenter sur la grossesse… Lui qui avait pris la peine de faire venir exprès pour elle une collection de robes de mariée… S’il était vraiment sans cœur, il ne se serait pas effondré après sa conversation téléphonique avec sa mère. Il ne lui aurait confié combien il s’était attaché à la famille D’Angeli. Il n’avait pas menti.
Non, il n’était pas insensible, même s’il se retranchait derrière une froideur apparente. Il avait peur de ses sentiments, et peur d’aimer.
Tout comme elle, sans doute… Tina fronça les sourcils. Pourquoi ne lui avait-elle pas avoué son amour ? Si elle croyait en lui, c’était parce qu’elle l’aimait, tout simplement. Et elle n’avait pas osé lui dire…
Lâche. Elle ne valait pas mieux que lui. Il avait pris la fuite, mais elle-même esquivait la vérité depuis le moment où il avait pénétré dans sa chambre d’hôtel, à Rome. Comment pouvaient-ils envisager un avenir commun dans ces conditions ?
Elle releva le menton avec détermination. Elle en avait fini avec les dérobades. A partir de maintenant, elle affronterait les obstacles et exigerait le meilleur de la vie, sans plus jamais se contenter de demi-mesures.
Résolument, elle alluma son ordinateur portable et commença à taper les messages qui changeraient pour toujours son existence.
* * *
Elle lui donna trois jours. Au bout de ce délai, comme Nico n’était pas revenu, Tina se drapa dans sa dignité la plus hautaine pour réclamer l’hélicoptère à Giuseppe. Elle redoutait un refus, si Nico avait donné des ordres pour la garder sur l’île. Mais le majordome hocha simplement la tête.
— Oui, madame. Bien, madame.
Dans le salon d’attente, elle s’en voulut de s’être montrée aussi autoritaire.
— Excusez-moi, Giuseppe, d’avoir été aussi cassante tout à l’heure.
Il s’inclina devant elle.
— Ce n’est rien, madame. Monsieur vous manque. Votre attitude est compréhensible.
A l’aéroport, Tina prit un avion pour Rome. Avec tout le remue-ménage autour de Gavretti Manufacturing, elle espérait que Nico serait là-bas. En arrivant, elle prit un taxi pour se rendre à l’appartement. Le concierge la reconnut et lui ouvrit sans difficulté.
A l’avenir, elle se ferait faire un double des clés de toutes les résidences Gavretti. Nico ne s’enfuirait plus nulle part.
Après s’être assurée que les bagages de Nico étaient bien dans la chambre, elle retourna dans le salon, passa deux coups de téléphone et s’assit tranquillement.
Elle n’eut pas à attendre longtemps. Au bout d’une heure à peine, la porte s’ouvrit à la volée et Nico apparut, très élégant dans son costume bleu marine et sa chemise à fines rayures.
Il avait l’air furieux. Ainsi qu’elle le lui avait demandé, le concierge l’avait appelé pour le prévenir de son arrivée.
— Que fais-tu ici, Tina ? Pourquoi ne m’as-tu pas annoncé ta venue ?
Le cœur gonflé d’amour, elle se leva et lui fit face, en résistant à l’envie de prendre son visage entre ses mains pour lui dire combien elle l’aimait.
Mais elle avait trop peur. Ce n’était pas encore le moment.
— Tu n’as pas volé le prototype, Nico, dit-elle en ignorant ses questions. Et maintenant, je veux que tu me dises toute la vérité.
Il jura violemment, puis se dirigea vers le bar pour se servir un scotch.
— Quoi qu’il en soit, c’était ma faute.
— Pourquoi ?
Il se laissa tomber sur une chaise et plongea son regard dans le sien.
— J’avais une copie du projet pour le montrer à mon père et lui demander un financement. Il a refusé de me donner de l’argent, sauf si je montais une entreprise familiale à mon nom.
Il but une gorgée de scotch.
— Je lui ai dit non. Mais il avait des amis intéressés dans le milieu sportif. J’ai été mis devant le fait accompli. Gavretti Manufacturing a été créé sans moi. Renzo n’a pas voulu me croire. Nous nous sommes disputés… et j’ai fini par travailler pour mon père.
— La société ne t’appartenait pas ?
— Non, pas au début. Je la lui ai achetée par la suite.
Tina cligna les paupières.
— Pourtant, les motos ne le passionnaient pas. Pourquoi s’est-il lancé dans cette entreprise ?
— Par pure cupidité. Il avait perçu l’énorme potentiel de l’affaire. D’ailleurs, il ne s’est pas trompé.
Tina serra les poings convulsivement.
— Il faut tout expliquer à Renzo.
— Je l’ai déjà fait, Tina. Il ne m’a pas cru.
Avec un rire mauvais, il poursuivit :
— Je ne l’en blâme pas. Je suis meilleur que lui puisque je suis un Gavretti, n’est-ce pas ? Il m’en croyait persuadé, en tout cas.
Il se torturait inutilement. Submergée par l’émotion, Tina s’approcha et s’agenouilla devant lui pour lui prendre la main.
— Non, relève-toi, je t’en prie, dit-il en reposant son verre.
— Nico, moi, je te crois.
Quand il l’attira sur ses genoux, elle enfouit son visage au creux de son épaule, en respirant avec délices son odeur. Il était tout pour elle. Lui, et leur bébé. Elle ne pouvait plus imaginer sa vie sans eux et s’était préparée pour livrer bataille à son frère.
— Tu es trop confiante, Tina, murmura-t-il en lui caressant les cheveux. J’ai effectivement travaillé pour mon père. Si j’avais été meilleur, j’aurais refusé.
— Pour lui abandonner tout le bénéfice de votre travail, à Renzo et toi ? Non.
— J’ai demandé à Renzo de s’associer avec moi. Il a refusé. D’ailleurs, il a eu raison, à en juger par la réussite de D’Angeli Motors.
Elle pressa la paume de sa main contre son torse, à l’endroit où battait son cœur.
— Vous êtes aussi obstinés l’un que l’autre. Vous avez eu tort de vous bloquer là-dessus.
— C’est irréparable, Tina. L’amertume et la colère ont empiré au fil des années. Certaines paroles, certains actes aussi, sont impardonnables.
Elle le serra entre ses bras.
— Nous verrons.
La sonnette de la porte d’entrée retentit à ce moment-là, et Tina prit une profonde inspiration pour se donner du courage. Le reste de l’après-midi ne serait pas de tout repos.
Elle espérait seulement que les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde ne finiraient pas par la détester.