Pendant plusieurs secondes interminables, Tina eut l’impression de ne plus pouvoir respirer, comme si elle avait reçu un coup de poing en pleine poitrine.
— Tu as l’air surprise, susurra Nico.
Surprise ? le mot était beaucoup trop faible pour décrire ce qu’elle ressentait.
— Je ne peux pas me marier avec toi, Nico, articula-t-elle d’une voix étranglée.
— Pourquoi ? Parce que ton frère s’y opposerait ? De toute façon, il ne sera pas très content d’apprendre que tu es enceinte. Si tu as tellement peur de lui déplaire, il ne fallait pas coucher avec un inconnu.
— Là n’est pas la question. Je ne veux pas d’un mariage sans amour.
Elle avait parlé sans réfléchir, mais cela correspondait à ses convictions profondes.
Dans l’obscurité grandissante, la flamme des bougies se refléta dans les yeux de Nico.
— Tu aurais dû y penser avant de coucher avec moi.
— Tu es injuste, protesta Tina. Les femmes ont bien le droit de prendre des amants sans avoir envie de se marier ou d’avoir des enfants avec eux.
— Lorsqu’on raisonne ainsi, on est généralement plus émancipé que tu ne l’étais cette nuit-là.
Elle s’empourpra.
— Oh ! bien sûr, tout est ma faute, maintenant ! Ce n’est pourtant pas moi qui ai utilisé un préservatif défectueux.
— Mais tu as choisi le premier venu pour ta première expérience sexuelle. Tu as eu de la chance de tomber sur moi. Un autre se serait peut-être moins embarrassé de délicatesse.
— Oh ! alors, bravo ! Et merci ! Mais cela ne change rien à mes positions. Je ne veux pas me marier avec toi. Ce n’est absolument pas nécessaire.
— Plusieurs raisons plaident pourtant pour cette solution. D’abord, cela t’empêchera de changer d’avis sur ma place et mon rôle de père.
— Je comprends tes craintes, mais nous pouvons très bien signer un engagement. Il suffit de bien préciser les clauses noir sur blanc.
Il partit d’un grand éclat de rire en rejetant la tête en arrière.
— Que d’empressement, cara ! Mais il ne s’agit pas d’une négociation. Je n’ai aucune confiance en toi ni en Renzo. Tu auras beau me faire de belles promesses, jamais je ne te croirai.
— Je te donne ma parole.
— Cela ne signifie rien pour moi.
Il lui prit la main et la serra entre les siennes.
— Non, nous allons nous marier, et le plus vite possible.
Le cœur de Tina battait à tout rompre dans sa poitrine. Néanmoins, elle releva le menton d’un air de défi.
— Même un homme puissant comme toi n’a pas le pouvoir d’obliger une femme à t’épouser parce que tu le décrètes. Je ne me plierai pas à ta volonté.
Il plissa les yeux.
— Quel égoïsme, cara. Tu priverais un enfant de mon nom ? De mon statut social ? Tu lui interdirais délibérément le droit à l’héritage ? Il ne t’en sera pas reconnaissant…
Les paroles de Nico la blessèrent à vif. Elle n’avait pas envisagé cet aspect de la question. Elle portait le nom de sa mère, comme son frère, et ils avaient vécu chichement tous les trois jusqu’à ce que Renzo fasse fortune.
— Ce n’est pas un problème d’argent, dit-elle avec conviction. J’en ai assez pour subvenir aux besoins d’un enfant.
Grâce à des investissements judicieux et à des placements intéressants qui lui rapportaient de gros dividendes, elle était maintenant à la tête d’une coquette somme.
— J’ai vécu en pension, Tina. J’imagine les brimades que tu as dû subir à cause de ta situation familiale. Tu imposerais les mêmes épreuves à ton enfant ?
Une fureur sourde envahit Tina.
— Il ne sera jamais pensionnaire, crois-moi !
— Mais il n’y a pas que l’école ! Si tu souhaites lui ouvrir toutes les portes, mettre toutes les chances de son côté, tu seras obligée de céder.
Elle avait envie de presser ses mains sur ses oreilles pour ne plus l’entendre.
— Nous sommes au vingt et unième siècle, plus au Moyen Age.
— Pourtant, les mentalités n’ont pas tellement évolué, en tout cas dans les milieux que je fréquente.
De nouveau, il pressa ses doigts entre les siens. Elle tenta de se dégager, mais il la garda prisonnière, d’une poigne de fer.
— Il y a une autre raison, ma chère Tina, encore plus impérieuse. Si tu t’enferres dans ton refus, je détruirai D’Angeli Motors.
Elle se glaça.
— Tu n’en as pas les moyens, déclara-t-elle sans rien trahir de sa peur. Sinon, tu l’aurais fait depuis longtemps.
Il la lâcha enfin et s’appuya contre son dossier.
— Tu oublies, cara mia, que ma situation a beaucoup changé récemment. Je suis beaucoup plus riche et plus puissant que je ne l’étais il y a quelques semaines. Si tu ne te soumets pas à ma volonté, je n’hésiterai pas à exécuter ma menace.
Une terreur sans nom s’empara d’elle. Comment ne se serait-elle pas sentie coupable en songeant à Renzo, à Faith et leur bébé Domenico ? Avec Faith, Renzo semblait enfin heureux. Il riait plus souvent, ces temps derniers, et ne risquait plus sa vie sur les circuits de course. Sa jambe aussi allait mieux, depuis que les chirurgiens avaient tenté une nouvelle opération. Il pouvait même envisager de remarcher sans canne dans un avenir proche.
Tout lui souriait. Elle n’avait pas le droit de compromettre son bonheur, surtout après la générosité dont il avait toujours fait preuve à son égard.
— Tu es un être cruel, observa Tina, furieuse.
Nico demeura impavide.
— La vie est cruelle, de toute façon. Je m’efforce seulement de protéger mon enfant.
— Notre enfant.
— Oui, le nôtre.
Son intonation restait lourde de menaces et Tina frissonna.
— Tu as froid ?
— Un peu.
— Rentrons.
Elle se leva en refusant son geste, mais il ne bougea pas et sa proximité la troubla intensément. Elle sentait les effluves de son eau de toilette, un mélange très masculin d’arômes boisés et épicés.
Un vertige la prit, comme une légère ivresse, alors qu’elle n’avait pas bu une goutte de vin. Il lui faisait cet effet depuis le premier instant où elle l’avait aperçu devant le palais vénitien.
Non, depuis plus longtemps… Adolescente, déjà, elle se glissait dans le garage pour se repaître de sa vue. Mais lorsqu’elle était plus jeune, la sensation, plus diffuse, ne se logeait pas au creux de son ventre, comme aujourd’hui.
Elle s’était bien trompée sur Nico. Quelle naïveté ! Ce n’était pas l’homme de ses rêves, ni le mari ou l’amant qu’elle avait espéré. Sa froideur et son arrogance le rendaient détestable.
Mais, si elle le méprisait, son corps, hélas, réagissait très différemment. Un désir fou, inconcevable, la tenaillait, auquel il n’était bien sûr pas question de céder.
Même si elle s’était offerte sans résistance une première fois, cela ne se reproduirait jamais plus. Elle avait paniqué en découvrant son identité, pas à cause de ce qui s’était passé entre eux. C’était sa curiosité qui l’avait perdue. Si seulement elle n’avait pas soulevé son masque !
Instinctivement, elle faillit baisser les yeux devant lui, mais elle rassembla tout son courage pour s’obliger à soutenir son regard, sans ciller, alors même qu’une vague de désir l’inondait.
— Je n’épouserai pas un homme qui menace ma famille, déclara-t-elle avec fermeté.
— Ah bon ? Tout à l’heure, tu refusais un mariage sans amour. Qu’est-ce qui prime, Tina ? L’amour ou le devoir ?
Elle se raidit.
— Je refuse une décision prise sous la contrainte.
Il eut une expression sceptique et ses yeux glissèrent vers le bord de son décolleté, avant de revenir à son visage.
— Tu changeras d’avis, cara. Si tu veux vraiment défendre les valeurs auxquelles tu tiens.
— Tu es très sûr de toi !
— En effet.
— Il ne sera pas facile de t’attaquer à Renzo, et tu le sais, déclara-t-elle un peu au hasard, pour essayer de regagner du terrain.
Il ne se départit pas de sa suffisance.
— Vraiment ? Et si j’étais prêt à tout pour gagner, bella mia ? Quel qu’en soit le prix ?
— Tu ne te lancerais pas dans une entreprise suicidaire.
Un instant, il parut songeur.
— Tu veux parier ?
— Et toi ?
Il se mit à rire.
— Allora, nous n’arriverons à rien si nous nous renvoyons continuellement la balle.
Plaçant une main sur son dos, il la guida dans un dédale de salles somptueuses. Au-dessus de leurs têtes, les fresques des hauts plafonds déployaient des scènes mythologiques dans des tons admirables. Le sol qu’ils foulaient s’ornait de mosaïques en marbre, porphyre et malachite. Des lambris cirés recouvraient partiellement les murs, tandis que des tentures de soie damassée habillaient les fenêtres.
Quand ils s’arrêtèrent devant la chambre de Tina, elle courba la tête devant lui, maudissant sa timidité naturelle. La proximité de Nico la troublait malgré elle. Mais comment en aurait-il été autrement ? C’était le seul homme qu’elle ait connu, et la situation était on ne peut plus intime…
— Révolte-toi autant que tu veux. De toute façon, tu finiras par accepter le choix qui s’impose, pour le bien de Renzo et sa jolie Faith.
— Ce ne sera pas un choix, si je n’ai pas d’alternative, remarqua-t-elle, la mâchoire crispée à force de se contrôler.
Il se contenta de hausser les épaules, avec une insolence insupportable.
— Tu peux choisir de consentir à un projet raisonnable. Sinon, je te l’imposerai.
— Quelle générosité ! railla-t-elle. En somme, je n’ai aucune liberté.
— Tu m’amuses, cara. Je n’arrive plus à retrouver en toi la jeune fille rougissante qui osait à peine m’adresser la parole.
— J’ai grandi, depuis cette époque.
Il l’enveloppa d’un regard sensuel.
— C’est vrai. Tu t’es magnifiquement épanouie.
Sans qu’elle puisse réagir, il prit son menton entre le pouce et l’index et plongea ses yeux dans les siens.
— Il y a une porte de communication entre nos suites. Si tu as envie de revivre l’épisode de Venise, il te suffit de l’ouvrir.
Le sang se mit à battre contre les tempes de Tina. S’en apercevait-il ? Sans doute…
— Certainement pas, répondit-elle, la gorge nouée. Plus jamais.
Son beau visage était si près qu’elle aurait pu le toucher, l’embrasser. Non…
— Il ne faut jamais dire jamais ! lança-t-il avec un sourire éblouissant. A ce petit jeu-là, tu es sûre de perdre, ma chère Tina.
— Non, je ne crois pas, dit-elle avec hauteur.
Il se pencha vers elle et, instinctivement, elle ferma les paupières. En sentant son souffle chaud sur ses lèvres, elle frissonna. Puis, tout à coup, Nico se redressa.
— Tu te mens à toi-même, déclara-t-il en ricanant.
Désemparée, elle recula d’un pas et s’appuya le dos contre la porte. Avait-elle espéré un baiser ?
Rouge de honte, ou de désir, elle s’efforça de faire bonne figure.
— Tu te trompes. Je n’ai aucune envie de ce genre.
— Si cela peut te rassurer… Mais nous savons tous les deux que c’est faux.
* * *
Assis dans le noir devant l’écran de son ordinateur, Nico relut les chiffres avec attention. Même mort, Alessio Gavretti conservait le pouvoir de l’exaspérer.
Il poussa un juron. Toute sa vie, il avait essayé d’attirer l’attention de cet homme suprêmement indifférent à tout sauf aux femmes jeunes et sexy. Son père avait tout de même assisté à quelques courses au moment du lancement de Gavretti Manufacturing. Nico lui avait emprunté de l’argent pour aider Renzo à démarrer dans les affaires, mais le marquis n’avait rien voulu entendre.
« Pourquoi investir dans les projets de quelqu’un d’autre alors que tu es parfaitement capable de les réaliser toi-même ? Non, Niccolo, si je te prête de l’argent, c’est pour que tu montes ta propre entreprise. »
Nico fronça les sourcils. C’est à ce moment-là que sa vie avait basculé, même s’il ne s’en était pas rendu compte tout de suite. Il avait commencé à fabriquer des motos, mais avait perdu le seul ami qu’il avait jamais eu. Il en souffrait encore aujourd’hui et en voulait à la femme qu’il abritait sous son toit. Sans elle, ces mauvais souvenirs ne seraient pas revenus le hanter.
Il avait refoulé sa mauvaise conscience pendant de si nombreuses années qu’il lui était très désagréable d’éprouver de nouveau des remords.
Il sortit sur le balcon. Dehors, tout était calme. Il aimait la nuit et la solitude. Des senteurs de lavande et de bougainvillées flottaient dans l’air, et au-dessous les eaux du lac clapotaient contre les rochers.
Malheureusement, s’il n’y prenait garde, il risquait de perdre ce refuge paisible. Jusqu’à la mort de son père, quand il était rentré en possession de son héritage, il n’avait rien soupçonné. Mais Alessio Gavretti avait dépensé sans compter, comme s’il avait une planche à billets dans sa cave. Il avait mené un train de vie luxueux et entretenu de nombreuses maîtresses. Quant à la mère de Nico, qui n’avait rien à lui envier, elle adorait les bijoux et les créations de grands couturiers.
Ils étaient séparés depuis longtemps, mais n’avaient jamais divorcé. Au fil des ans, à eux deux, ils avaient contracté un nombre d’emprunts impressionnant. L’empire Gavretti vacillait sur ses bases, mais d’une manière ou d’une autre, Nico devrait s’arranger pour masquer la réalité.
Quelle ironie ! Alors qu’il venait de menacer Tina de ruiner son frère… En fait, non seulement Renzo D’Angeli ne craignait pas grand-chose, mais il était en position de nuire gravement à Gavretti Manufacturing s’il avait vent des revers de fortune de son rival.
Nico ne l’en blâmait pas. A sa place, il agirait de même, et sans le moindre scrupule.
Accoudé sur la balustrade, Nico observa les lumières dans le lointain. Il ne se laisserait pas faire et obligerait Tina à l’épouser. Car sans mariage, il risquait de perdre ses droits à la paternité.
Mais pourquoi cette histoire revêtait-elle une telle importance ?
Il n’avait pas la fibre paternelle et, jusque-là, n’avait jamais voulu s’embarrasser de femme ni d’enfants. Il aimait trop son indépendance et sa liberté.
D’ailleurs, ne serait-il pas plus sage d’oublier Tina pour se concentrer sur le redressement des entreprises Gavretti ? Il serait toujours temps plus tard de trouver un parti plus convenable.
Il poussa un soupir las. Il tenait des propos ridicules. Son père avait choisi sa mère avec le plus grand soin, dans la haute société, et cela n’avait pas empêché le couple de se déchirer. Murés dans leur égoïsme, ils s’étaient servis de leur unique enfant pour exercer d’odieux chantages.
Comme chaque fois qu’il repensait à son enfance solitaire, Nico se sentit gagné par la colère. Il n’avait manqué de rien, sauf de l’essentiel : l’amour de ses parents.
Sans doute était-ce ce qui l’avait attiré chez les D’Angeli. Ils n’étaient que tous les trois, mais irradiaient la tendresse.
Il glissa un regard vers les portes-fenêtres de la chambre de Tina. A travers les rideaux tirés, on apercevait la lueur intermittente de la télévision.
Subitement, il fut pris du désir impérieux d’entrer dans la pièce pour la prendre dans ses bras et la serrer contre lui. Mais il parvint à se raisonner et à dominer cet accès de stress et de mélancolie. A Rome, il aurait téléphoné à l’une ou l’autre de ses admiratrices. Après une nuit de débauche, il se serait réveillé rasséréné et plein d’énergie.
Les sentiments n’avaient rien à voir là-dedans.
Il n’y avait pas de place pour l’amour dans le monde où il vivait. Parvenu à l’âge de trente ans, il n’en avait jamais ressenti la moindre étincelle.
Jusqu’au moment où Valentina D’Angeli avait resurgi dans sa vie pour lui annoncer qu’elle était enceinte. Il avait conscience qu’une véritable révolution s’était alors opérée en lui. Il aimait déjà ce bébé, son enfant, de toutes les fibres de son être.
Il avait eu l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac, et la sensation n’avait pas perdu en intensité. Une certitude s’était brusquement ancrée en lui. Il ne devait pas laisser Tina repartir. Il fallait la garder auprès de lui. Peu à peu, l’idée du mariage s’était imposée comme la seule et unique solution.
En plus de lui garantir ses droits de père, cela donnerait à réfléchir à Renzo s’il avait vent de ses difficultés financières. Il hésiterait avant de ruiner l’homme que sa sœur avait épousé.
Nico était bassement intéressé, mais peu importait. Il s’était depuis longtemps affranchi des grands principes moraux. Et tant pis s’il étouffait les frêles espoirs que Tina ravivait malgré tout au fond de lui.