6.

C’était déjà le milieu de la matinée lorsque Tina se réveilla. L’espace d’un instant, elle se demanda où elle était. Puis, les détails des derniers événements lui revinrent à la mémoire et elle se redressa avec l’impression de suffoquer. Elle se retrouvait captive au milieu d’un lac, sur une île coupée de tout, avec pour geôlier un bel homme brun très inquiétant qui voulait à tout prix l’épouser.

Elle se saisit de son téléphone sur la table de chevet, dans l’espoir d’obtenir un signal, mais le rejeta sur l’édredon avec un soupir résigné.

De toute façon, qui aurait-elle contacté ? Certainement pas sa mère, ni Renzo. Mais elle aurait au moins envoyé un texto à Lucia.

Rejetant les draps et les couvertures, elle se dirigea vers la fenêtre pour ouvrir les lourdes tentures satinées. Le soleil filtra à travers les lauriers-roses pour inonder son visage de sa chaleur bienfaisante. Sur le lac, on apercevait les voiles colorées de quelques véliplanchistes, et des hors-bord tiraient dans leur sillage des amateurs de ski nautique. Quelle vue magnifique, avec le vert des montagnes, au loin, qui contrastait avec le bleu de l’eau ! Tina contempla un instant le paysage avant de songer à se préparer.

Après la douche, elle se lissa les cheveux avec une brosse et un séchoir et inspecta le contenu de sa garde-robe, qu’une femme de chambre avait repassée et rangée en défaisant ses bagages. Elle choisit un pantalon de shantung rouge vif et une veste de soie noire, qu’elle serra à la taille avec une ceinture en cuir. Puis elle enfila des talons aiguilles à lanières, passa à son poignet le bracelet en or que sa mère lui avait offert pour sa licence et compléta avec des boucles d’oreilles en diamants, un collier et trois bagues, avant d’être totalement satisfaite.

Comme elle n’entendait aucun bruit dans la maison, elle descendit dans la cuisine, où le chef s’affairait.

— Si vous voulez bien rejoindre le signore sur le terrazzo, signorina, nous allons servir le petit déjeuner.

Son ordinateur portable allumé devant lui, Nico était au téléphone. Elle s’immobilisa pour contempler les jeux de lumière sur son beau visage, mais il ne s’aperçut pas de sa présence.

— Tu touches une pension alimentaire. Si tu dépenses tout d’un coup, tu n’auras rien avant le trimestre prochain.

Une seconde plus tard, il frappa du poing sur la table en poussant un juron. Tina sursauta et fit volte-face pour retourner discrètement à l’intérieur. Mais Nico la rappela.

Le téléphone toujours collé à l’oreille, il lui fit signe de s’asseoir et elle obtempéra, sur ses gardes, pendant qu’il continuait à discuter. Il finit par terminer sa conversation et mit son appareil sur vibreur.

— Pourquoi peux-tu téléphoner alors que je n’ai pas de réseau ? demanda Tina.

— Cela dépend des opérateurs, expliqua-t-il. Je suis obligé d’avoir un abonnement spécial, quand je viens ici.

— Ah. Et… Tu ne m’autoriserais évidemment pas à utiliser ton portable ?

Il haussa les épaules.

— Pourquoi ? Mais si, bien sûr ! Tu es une femme intelligente. Tu ne vas pas appeler ton frère au secours.

Le cœur de Tina se mit à battre la chamade.

— Comment en es-tu si sûr ?

Il la détailla de la tête aux pieds, en s’attardant sur ses cheveux lissés.

— Ainsi, tu peux vraiment avoir les cheveux raides.

— Je te l’avais dit.

— Pour être franc, j’avais du mal à le croire.

— Eh bien, tu vois, la preuve est faite. Mais je t’ai posé une question.

Il prit une gorgée de son expresso.

— J’en ai conscience.

— Eh bien ?

— Je t’ai déjà répondu, Tina. Tu es intelligente et attentionnée. Pourquoi inquiéterais-tu inutilement ton frère en l’obligeant à écourter ses vacances alors qu’il est si heureux avec sa femme et son fils ?

C’était comme s’il lisait en elle. Il était impossible de rien lui cacher…

— De toute façon, tu ne cours aucun danger. En plus, tu es responsable de la situation dans laquelle tu te trouves.

— Pas complètement… Il faut être deux pour faire un bébé.

— Certes, mais j’ai réfléchi et j’apporte une solution.

— Et si je ne suis pas d’accord ? Justement, je pourrais bénéficier du soutien de Renzo qui connaît d’excellents avocats.

— Moi aussi, répliqua Nico, impavide. A ta place, je ne me lancerais pas dans un procès hasardeux. Tu n’obtiendras pas forcément la garde de cet enfant.

Un froid glacial coula dans les veines de la jeune femme. Elle ne le croyait qu’à moitié, mais était-elle prête à courir le risque ?

— Je n’ai pas encore pris ma décision, souffla-t-elle avant d’accueillir avec un sourire la domestique qui lui apportait son café.

— Tu n’en as plus pour très longtemps, déclara-t-il avec une arrogance exaspérante.

Le vibreur de son téléphone retentit à ce moment-là, et il enclencha le répondeur sans même jeter un coup d’œil sur l’écran. Qui l’appelait ? se demanda Tina. Probablement une femme. Il ne traiterait pas une relation d’affaires avec autant de désinvolture.

Elle ressentit un pincement au cœur désagréable, qu’elle préféra ne pas analyser de trop près. Où en était la vie sentimentale de Niccolo Gavretti ? Avait-il une maîtresse attitrée ? Même si la presse people ne parlait pas de lui ces derniers temps, un séducteur comme lui n’était jamais célibataire.

Elle repoussa sa tasse avec un air de dégoût.

— Tu peux le boire, il est décaféiné, lui dit Nico.

Il était tout de même prévenant… ou simplement pragmatique.

Elle le remercia néanmoins, et il lui répondit par un sourire qui faillit anéantir d’un seul coup toutes ses velléités de résistance. Comment pouvait-elle être à ce point sous le charme d’un homme qui menaçait sa famille ? Elle essaya de se ressaisir, mais la suite de la conversation provoqua une émotion incontrôlable.

— J’ai passé deux heures, ce matin, à me renseigner sur la grossesse. J’avoue que je n’ai aucune connaissance sur le sujet.

La gorge de Tina se serra.

— Moi non plus… J’avais l’intention de parler avec Faith.

Nico semblait presque rêveur.

— J’ai découvert un site très intéressant, avec un forum où les femmes discutent très librement. On peut même suivre les différentes étapes de développement du fœtus. C’est passionnant.

Tina reprit sa tasse avec des doigts tremblants et la porta à sa bouche. Elle n’avait pas envie de s’attendrir quand tant de menaces pesaient dans l’air. Pourtant, entendre Nico parler avec autant de gravité et de sincérité lui rappelait l’époque lointaine de son amitié avec Renzo et l’emplissait de nostalgie. Pourquoi ne pouvaient-ils pas se réconcilier ? Que s’était-il passé, entre eux, d’irrémédiable ?

— J’irai voir, murmura-t-elle, les yeux baissés, en s’efforçant de masquer son trouble.

On leur servit un petit déjeuner copieux qu’elle dévora littéralement.

— Je me félicite de te voir manger de si bon appétit, observa-t-il. Je t’ai trouvée très pâle, hier matin.

— Les médicaments sont très efficaces. Je suis contente de ne pas avoir raté l’heure du petit déjeuner. J’avais peur de ne pas m’être réveillée à temps.

Il plongea ses yeux gris argent dans les siens.

— Tu peux dormir aussi longtemps que tu le souhaites, cara. Nous réglerons les horaires des repas sur ton rythme.

Troublée par sa gentillesse inattendue, elle cilla. De toute manière, il était ridicule de s’émouvoir. Il ne fallait pas se leurrer. Niccolo Gavretti ne se souciait pas d’elle, mais uniquement de l’enfant qu’elle portait.

Malgré tout, personne ne l’avait jamais encore traitée comme si elle était le centre du monde, et c’était un sentiment délicieux. Dans sa famille, tout avait toujours tourné autour de Renzo, d’abord parce que c’était un garçon, l’aîné de surcroît, et ensuite parce qu’il était terriblement ambitieux et que tout lui réussissait. Elle avait grandi dans son ombre. Même si ce n’était pas une place désagréable, cela ne l’avait pas aidée à s’épanouir.

— Je peux aussi me plier à des horaires fixes, proposa Tina.

Le vibreur du téléphone se fit de nouveau entendre et, comme précédemment, Nico bascula sur la messagerie sans regarder qui l’appelait.

— Une femme enceinte a besoin de beaucoup de sommeil, remarqua-t-il.

L’expression « femme enceinte », dans sa bouche, ou la façon dont il prononçait les mots, fit bêtement rougir Tina.

— En ce qui me concerne, je suis plutôt du soir et j’adore les grasses matinées, poursuivit-il avec un sourire ravageur. Malgré tout, si tu te levais à l’aube, je ferais comme toi.

— Oh non, ce n’est pas mon style du tout.

Il prit un petit pain dans la corbeille.

— En tout cas, nous devons nous attendre à des nuits agitées avec un bébé…

Cette fois-ci, c’est l’emploi du « nous » qui troubla Tina. Nico semblait se projeter dans l’avenir avec elle.

— Je n’arrivais pas à m’endormir, hier soir, reprit-il. Je me suis donc beaucoup documenté. Les bébés exigent beaucoup de soin et d’attention.

— C’est un peu normal, non ? Ils sont complètement dépendants de leurs parents.

— Oui.

Le portable se manifesta encore, à point nommé pour rompre le charme de l’instant.

— Tu devrais répondre !

— Cela ne servirait à rien. Certaines femmes sont hermétiques à tout raisonnement logique. Je n’ai pas envie de dépenser de l’énergie pour rien. C’est à se cogner la tête contre les murs.

Tina se raidit.

— Pourquoi t’embarrasses-tu inutilement ? Ce serait plus facile de rompre, non ?

Il lui jeta un regard noir avant de fourrer le téléphone dans sa poche. Sans comprendre pourquoi, elle eut l’impression de l’avoir insulté.

— Malheureusement, dit-il, pour un homme, certaines femmes sont impossibles à quitter. Quand bien même il le souhaiterait très fort.

*  *  *

L’île était plus grande que Tina ne l’avait pensé la veille en arrivant. De l’autre côté du château s’étendait un jardin en terrasses, avec une pergola recouverte de vigne, des massifs de fleurs et une belle pelouse bien verte. Il y avait aussi une belle piscine où il ferait bon se détendre au soleil.

Pour explorer les alentours de sa prison, Tina s’était changée et avait mis des chaussures plates. Les paroles que Nico avait prononcées au petit déjeuner lui trottaient dans la tête. « Malheureusement, pour un homme, certaines femmes sont impossibles à quitter. Quand bien même il le souhaiterait très fort. »

Une femme enceinte de lui, par exemple ? Plus elle y réfléchissait, plus elle se sentait de trop. Un jour ou l’autre, elle serait aussi importune que l’interlocutrice malheureuse qui essayait de joindre Nico au téléphone. Qu’ils se marient ou non, ils auraient besoin de rester en contact à cause de leur enfant.

Un frisson la parcourut, de crainte et de colère, auxquelles se mêlait aussi une certaine excitation. Ils étaient liés l’un à l’autre, à jamais.

Elle s’immobilisa, les jambes en coton.

Un bébé changeait complètement la vie. Et pour toujours.

Mon Dieu…

Quelle responsabilité ! Soudain, le poids lui parut écrasant. C’était trop, pour elle. Beaucoup trop…

Le cœur battant, elle songea à Faith et Renzo, et à leur bébé dont ils étaient si fiers. Ils s’aimaient si tendrement, tous les deux ! Elle se pelotonna sur les coussins confortables d’un canapé de jardin. Tandis qu’elle prenait conscience de sa situation, les larmes lui montèrent aux yeux. Nico et elles ne s’aimaient pas, mais ils étaient responsables du petit être qui se développait en elle et qui aurait besoin de tant d’attention.

Tina avait assez d’argent pour s’acheter une maison et engager une nurse. Seule. Mais avait-elle le droit d’imposer à son enfant une existence partagée entre son père et sa mère ?

Elle plaça une main sur son ventre et se concentra sur sa respiration, en s’efforçant de calmer son tumulte intérieur. Fallait-il épouser Nico ? Renzo serait furieux…

D’un autre côté, en se mariant, elle éviterait un désastre. D’Angeli Motors serait à l’abri, ainsi que la famille de son frère. Il faisait chaud sous la pergola et elle finit par s’assoupir en contemplant les bosquets d’oliviers et de citronniers.

Elle rêva de Nico, souriant comme à l’époque où il rendait visite à son frère. Comme il avait changé, depuis… Il était devenu dur, impitoyable.

*  *  *

Elle se réveilla en sursaut au son de sa voix.

— Giuseppe t’a cherchée partout.

Assis dans un fauteuil en face d’elle, il l’observait sans doute depuis quelques minutes, avec une intensité qui la troubla.

— Je suis désolée. Je me suis endormie.

— Je vois cela.

Elle se redressa en s’étirant.

— Je me souviens d’avoir fait la sieste ici quand j’étais petit, dit-il avec une expression rêveuse, un peu distante.

Puis il se ressaisit brusquement.

— Le moment est venu de prendre ta décision, Tina.

Pendant quelques secondes, le cœur de la jeune femme cessa de battre.

— Qui était la femme au téléphone, ce matin ? demanda-t-elle dans un accès de mauvaise humeur.

Une ombre voila le regard de Nico. Elle s’attendait à un refus, et sa réponse la surprit.

— Ma mère. Nous nous sommes disputés.

Quelle rage dans sa voix… Tina baissa la tête, confuse de s’être montrée indiscrète. Mais n’était-elle pas en droit de poser des questions à cet homme qui menaçait sa famille et voulait l’épouser ?

— Cela ne me regarde pas, murmura-t-elle.

Il lui lança un regard perçant.

— Etant donné les circonstances, je considère ta curiosité légitime, au contraire. Tu m’entends me quereller avec une femme alors que je t’ai demandée en mariage…

— Tu ne me demandes rien, tu imposes, corrigea-t-elle.

Comme il était beau… Il portait un jean noir et une chemise blanche dont le col s’entrouvrait sur sa peau bronzée, cette peau qu’elle avait embrassée, timidement d’abord, puis avec passion…

Il promena les doigts sur l’accoudoir du fauteuil.

— Quelle différence ? Puisque le résultat est le même.

Elle se mit en colère.

— Il faut respecter les formes, Nico. Les femmes y sont sensibles.

— Cela signifie-t-il que tu es revenue à la raison ?

Le sang afflua au visage de Tina. La raison ? Quel mot étrange ! Elle l’avait perdue deux mois plus tôt, à Venise.

— Promets-moi de ne rien faire contre ma famille ou D’Angeli Motors, dit-elle avec une fermeté qu’elle était loin de ressentir.

Un fin sourire étira les lèvres de Nico.

— Tant que Renzo me laissera tranquille, je ne bougerai pas le petit doigt.

Stupéfiée par sa propre hardiesse, Tina ferma les paupières à demi. Elle tremblait comme une feuille. Etait-elle en train de s’engager dans une impasse ?

Elle n’avait pas vraiment le choix. Avec le pouvoir et la fortune qu’il tenait entre ses mains, Nico ne ferait qu’une bouchée de l’entreprise de Renzo. Elle ne pouvait pas se permettre de lui résister.

— Alors, pose-moi la question dans les règles, dit-elle.

Elle ne s’attendait pas du tout à la scène qui suivit.

Solennellement, Nico se leva, s’approcha, mit un genou en terre devant elle et lui prit la main pour la placer sur son cœur. En même temps, il posa une paume sur la joue de Tina.

Le contact de ses doigts sur sa peau la bouleversa. Comme il lui avait manqué, durant ces deux longs mois, même si elle ne s’en était pas rendu compte…

— Valentina D’Angeli, acceptes-tu de devenir ma femme ?

Tina s’humecta les lèvres. Elle était folle d’accepter une telle proposition. Mais il avait raison. Il n’y avait pas d’alternative.

C’était la seule chose à faire. Pour sa famille. Pour son bébé.

— Oui, chuchota-t-elle, la gorge nouée par l’émotion. Oui.