D’une main — et d’une autre main —

PRÉFACE

Parfois il pourrait sembler que les poèmes de Char et de Celan se répondent, de loin, correspondent : « J’évoque la nage sur l’ombre de sa Présence » — « Par deux nagent les morts »1 ; « Tonnerre, ruisseau, moulin » — « éboulis, ivraie, temps »2 ; « … Iris plural, iris d’Éros, iris de Lettera amorosa » — « Iris, nageuse, sans rêve et triste »3 ; « Jadis l’herbe était bonne aux fous et hostile aux bourreaux » — « Nuages et aboiements ! Ils chevauchent la folie dans les fougères ! »4 ; — « ARGUMENT / […] Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance du Verbe. / […] / Nous tenons l’anneau où sont enchaînés côte à côte, d’une part le rossignol diabolique, d’autre part la clé angélique » ; « ARGUMENT […] / […] Né de l’appel du devenir et de l’angoisse de la rétention, le poème s’élevant de son puits de boue et d’étoiles, témoignera presque silencieusement qu’il n’était rien en lui qui n’existât vraiment ailleurs, dans ce rebelle et solitaire monde des contradictions » — « ARGUMENTUM E SILENTIO / Rivée à la chaîne, / entre l’or et l’oubli : / la Nuit. / Empoignée par l’un et par l’autre, / soumise. // Pose, toi aussi, / pose près d’elle, / ce qui songe à poindre / quand poindront les jours : / la Parole / survolée d’astres, / inondée d’océans. // […] // Mais à la Nuit la Parole, / survolée d’astres, / inondée d’océans ; / à elle, la Parole, / fruit du silence, / et dont le sang / survécut aux syllabes / transpercées par la dent à venin. // À elle la Parole de silence. / Pour porter enfin témoignage / contre les autres qui, aguichés / par l’oreille de l’écorcheur, / gravissent le temps et les âges ; / pour témoigner, à la fin, / quand seule des chaînes résonnent, / de la Nuit qui gît-là, / entre l’or et l’oubli, / leur sœur de tous temps »5.

Et puis l’un et l’autre ont placé au centre de leurs écrits, poèmes, aphorismes, proses et lettres, la réflexion sur leur pratique, parfois vertigineuse. Dans leurs poèmes, comme ouverture au monde, à l’expérience, lorsque s’y disent les amours, les joies, les luttes, les angoisses, les amertumes, les chagrins et les fureurs est inscrite la conviction que la poésie doit s’y décliner de façon continue. Le poète n’est à la hauteur de son pari que si dire le monde et dire la poésie coïncident. En vérité l’un est la condition de possibilité de l’autre.

Il paraît donc fondé de rapprocher les deux hommes, les deux écrivains, et même, on le verra, les deux lecteurs, bien qu’ils ne fussent ni de la même langue ni du même monde ni du même âge. Leur voisinage, leur rencontre n’auraient donc rien pour surprendre. L’échange entre René Char et Paul Celan semble aller de soi et apparaît d’emblée sous un jour des plus prometteurs ; il laisse augurer une certaine égalité des voix ; un dialogue nourri d’expériences comparables : celui du poète du maquis de Provence avec le poète juif d’Europe orientale qui, contrairement à ses parents, ne connaîtra que les camps de travail roumains et réchappera à la machine d’extermination nazie. Tous deux connurent, jeunes, la clandestinité, la disparition de proches, le sentiment de l’imminence de la mort, la haine absolue des politiques mortifères. Tous deux ont écrit et pensé dans des situations extrêmes. Les poèmes de Celan nés dans les camps, qui constituent le socle de toute son écriture, sont encore quasiment inconnus en France6. Char et Celan ont trempé pour toujours leur parole dans ce vécu. Une parole qui devait assumer sa part obscure, issue des méandres et des gouffres du siècle. L’obscurité de leur dire résulte de la coagulation et de l’élaboration d’expériences limites, d’un passage par l’abîme et non d’un hermétisme délibéré, au sens d’un cryptage volontaire de quelque chose de préalablement clair, destiné à on ne sait quels initiés ! Cette obscurité tient aussi sa compacité des morts violentes et des deuils indépassables qui l’engendrèrent. C’est à travers le filtre ou l’optique des événements vécus, que les deux poètes mettent à l’épreuve leurs lectures, s’approprient ce qu’il leur faut pour situer leur propre voix, tôt fondée en nécessité. Char comme Celan ont lu les présocratiques, Platon et bien d’autres comme Hölderlin, Rimbaud, Nietzsche, Hofmannsthal, Rilke, Kafka. Leurs poèmes comme leurs lectures sont traversés par la césure des grandes catastrophes que furent les pogroms, le génocide des Juifs, les assassinats ainsi que les massacres politiques perpétrés par Staline et Hiroshima. Et c’est en faisant franchir au fragment 106 d’Héraclite cette césure qui coupe leur temps qu’ils ont lu : « La Sibylle, qui, de sa bouche délirante clame les mots sans lumière, sans parure ou parfum, traverse par sa voix les millénaires, sous la vertu du dieu qui l’anime. » La traduction citée est celle d’Yves Battistini, qui est d’ailleurs dédiée à Char7. La façon dont Héraclite définit les proférations de la sibylle « sans joie, sans ornements et sans parfum8 » peut parfaitement qualifier le nouveau dire des deux poètes, leur dire d’après. Celan y a d’ailleurs manifestement reconnu le sien, car il a relevé ce fragment à deux reprises dans des éditions française et allemande des présocratiques9 ; il est même allé jusqu’à le recopier deux fois dans des cahiers où sont consignés les fruits de ses campagnes de lecture relatives à la philosophie et à la littérature de la Grèce antique10. Quant au « dieu » mentionné à la fin du fragment, il faut lire en lui tout le bruit et la fureur qu’on sait — pour tous deux, un grondement en tient lieu désormais. Partant, la vocation de poète ne pouvait assurément plus ressembler à ce qu’elle avait été jusque-là : les Feuillets d’Hypnos et la « Fugue de mort »11 bien sûr, et de façon souvent oblique, de multiples poèmes de l’un comme de l’autre font entendre des paroles de cette espèce, sans fard et d’une certaine façon sans art, mais assurément chargées de l’énergie qu’il faut pour la traversée du nouveau millénaire.

Ils firent aussi leurs expériences surréalistes. Celan de treize ans le cadet de Char, né en Roumanie, à Czernowitz, n’a pu vraiment connaître que le surréalisme de l’après-guerre, à Bucarest, à Vienne et enfin à Paris. Il n’est cependant pas exclu qu’il ait lu Breton et Éluard dès son premier séjour en France, durant sa première année de médecine à Tours, en 1938-1939. Celan n’a jamais fait partie du groupe, même s’il a participé, silencieusement, à quelques-unes de ses réunions au café de la place Blanche, autour de 1950. Char, quant à lui, s’était assez vite éloigné du groupe surréaliste des années 1930, aussi en prenant ses distances avec Breton, pour lequel il garda cependant toujours un sentiment d’estime, que partageait d’ailleurs Celan. Tous deux, bien que définitivement hors groupe, prisaient la formidable libération, du point de vue tant des arts que des mœurs, que les surréalistes avaient opérée après d’âpres combats contre les bourgeois, à la sortie de la Grande Guerre.

En politique, les deux étaient des hommes de gauche, de cette gauche du cœur, sans rapport avec celle des staliniens de toute obédience, qu’il leur arrivait de croiser dans le monde universitaire et littéraire et qu’ils exécraient pareillement. Après la Libération, dans son désenchantement radical, Char hisse à sa manière, sadienne, le drapeau noir de l’anarchisme auquel Celan restera fidèle, comme il le restera à l’idée d’une internationale du genre humain.

Leurs relations avec les femmes rencontrées, bien réelles, aimées, qui se révèlent immédiatement leurs interlocutrices privilégiées, tiennent une place considérable dans leur vie, comme dans leur poésie, dont la composante érotique est aussi constante que manifeste. Ce sont les expériences qu’ils partagent avec elles qui renouvellent leur parole, lui confèrent son efficace. Mais comme on l’imagine, leurs congrès amoureux ne donnent pas pour autant lieu à quelque exhibition que ce soit. L’éros multiple, imprévisible et qui ne connaît pas de lois ne parle par leurs lèvres qu’à mots couverts. En général, leur discrétion sur leur vie privée et leur défiance à l’égard des études biographiques sont équivalentes. Au moins tant qu’ils seront en vie, leurs lecteurs devront accepter qu’ils s’effacent derrière leurs poèmes. Tous deux détestent les badauds de l’art et ne divulguent sur leur parcours que le minimum d’informations utiles, malgré les prières instantes de leurs critiques et éditeurs. Les poèmes se suffisent, car c’est avec la vie qu’ils les ont écrits. Ils constituent donc leur seule et acceptable biographie. De toute évidence, Char comme Celan souscrivent, à leur manière, au fameux début du chapitre de Zarathoustra intitulé « Lire et écrire » : « De tout ce qui est écrit, je n’aime que ce que l’on écrit avec son propre sang. […] Il n’est pas facile de comprendre du sang étranger : je hais tous les paresseux qui lisent12. » Manquent les larmes ! Comme les poèmes sont les effets des expériences ou leur inscription, il serait absolument vain et contreproductif de tenter de les déchiffrer en remontant à leurs causes. C’est parce que les poèmes ont une haute teneur de vie qu’ils sont anti-biographiques13 ; ils congédient l’expérience vécue dans le sens où ils ne se destinent qu’à véhiculer sa forme métamorphosée. Enfin, tous deux se refusent à interpréter leur poème, même dans la conversation privée. Tout au plus consentent-ils à faire quelques commentaires pour orienter la lecture d’un proche. Une fois le poème écrit, celui-ci écarte son auteur, qui en réponse doit accepter ce traitement cruel. La complicité initiale avec l’œuvre est perdue : si un interdit orphique empêche le poète de se retourner sur le poème, le travail des lecteurs peut, lui, commencer.

Dans cet exercice de comparaisons — puisqu’il est exclu d’employer l’expression de « vies parallèles » —, il faudrait ajouter leur intérêt commun pour les lettres russes. Après la mort de Celan, Char a traduit, avec Tina Jolas, dix-sept poètes, dont sept russes : Tiouttchev, Goumiliov, Akhmatova, Pasternak, Mandelstam, Maïakovski, Tsvetaieva14. Pour Char, Mandelstam était le tout premier. Celan, qui parle et lit le russe avec aisance, est l’incomparable traducteur de Mandelstam, qu’il chérit comme un frère, mais aussi de Blok et d’Iessenine. Pour définir sa position excentrique sur le marché littéraire allemand, il va jusqu’à s’inventer une « Signature » qui, en révélant son goût pour l’humour mêlé de gravité, dit tout sur son sentiment d’appartenance : « Pawel Lwowitsch Tselan, Russkij poët in partibus nemetskich infidelium [Paul fils de Léo Celan, poète russe en territoire infidèle allemand]15. » Rédigé dans un sabir fait d’allemand, de russe et de latin, l’aphorisme resté inédit du vivant de Celan s’inspire d’une formule du langage ecclésiastique, déjà employée de façon plaisante par Jean Paul, qui désigne un siège épiscopal ou un diocèse se trouvant dans un territoire où les chrétiens avaient été chassés par les invasions sarrasines…

Char et Celan sont enfin, et ces lettres le prouvent autant que leurs poèmes, de parfaits syntaxiers. Les lettres de Celan à Char révèlent l’écrivain qu’il est aussi dans sa langue d’emprunt, l’écrivain qu’il aurait pu être sans doute dans toutes les langues qu’il parlait. Les mots de l’un comme de l’autre sont assemblés, leurs phrases bâties à l’instar de leurs membres, de leur corps ou plutôt de leur constitution (car en vérité, leur œuvre conteste la dichotomie entre corps et esprit) ; leur dire tient la mer ; leur parole est longanime, râblée, elle a du souffle. Certes d’une tête plus petit que Char, Celan est, comme lui, large d’épaules et un excellent crawleur. Faire l’amour et nager et écrire ne font qu’un.

 

C’est Celan lecteur de Char qui entame le dialogue : le ton est élevé — hyperbolique (charien ? la question d’un certain mimétisme de la voix de Celan pourrait être souvent posée) : « Je retrouve, en vous adressant ces lignes tout l’espoir angoissé qui préside à mes rares rencontres avec la Poésie » (21 juillet 1954). Il a sans doute alors déjà secrètement le projet de traduire Char, un projet inspiré par un besoin qui lui est propre, qui émane de son propre parcours existentiel. Celan, pour qui Char incarne apparemment alors d’évidence la « Poésie », ne semble jamais s’être adressé de la sorte à un(e) homologue auparavant. Qu’est-ce qu’engage son élan ? Qu’en est-il de cette « Poésie » dont la majuscule, qui n’est pas simplement la reprise de celle du substantif allemand (« die Dichtung », « die Poesie »), exprime assurément une puissance ? Mais quelle est-elle ? Que signifie pour Celan la « Poésie Char » ou « Char la Poésie » ? Qu’est-ce qui, selon lui, provoque cette fusion et confère à cette activité littéraire sa lettre de noblesse ? Sans aucun doute, en l’espèce, le lien, l’accord de l’action avec la parole qu’il a perçu chez Char. Celan a alors déjà lu de près les Feuillets d’Hypnos ; entre autres le fameux no 138 : « Horrible journée ! J’ai assisté, distant de quelque cent mètres, à l’exécution de B. Je n’avais qu’à presser sur la détente du fusil-mitrailleur et il pouvait être sauvé ! » Cette fois-là, le Char qui se met en scène n’a pas tué… Dans ce bref récit, agir ce jour-là consista à ne pas agir, car agir aurait entraîné l’exécution massive d’otages. Sur le feuillet, une non-action ou plutôt une action en suspens est représentée. D’autres fois, le texte le laisse entendre, le doigt sut libérer la gâchette. Le 121 est quasi explicite : « J’ai visé le lieutenant et Esclabesang le colonel. Les genêts en fleurs nous dissimulaient16. » En 1965 Char en accompagnera l’aveu d’un contraignant corollaire : « Tuer m’a décuirassé pour toujours17. » Il ne fait pas de doute que Celan était fasciné par cette vertu du poète du maquis, chez qui le faire avait précédé, accompagné, et finalement lesté le dire, hanté qu’il est de n’avoir pas pu — de n’avoir pu ni sauver ses parents assassinés par les nazis en Ukraine ni réclamer justice. Sa parole en aura d’autant plus la dent acérée plus tard, aussi à l’égard des héritiers et continuateurs de l’entreprise des assassins, qui ressurgissent et se montrent alors déjà un peu partout, en particulier en Allemagne et en France. Au fond, il lui faudrait par sa parole pouvoir tuer la mort dans sa manifestation hyperbolique de « maître d’Allemagne » (« Fugue de mort18 »), en tuer la possibilité même ; empêcher à jamais que des humains aient à subir cette sorte de mort et soient ainsi privés de leur propre mort. Sa poésie semble hantée par ce rêve d’action, elle se doit en tout cas de s’énoncer comme action. À un moment crucial de sa vie, Celan envisage de placer en épigraphe du livre de poèmes qu’il présente comme entièrement écrit « Dem Andenken [In memoriam] Ossip Mandelstamms », Die Niemandsrose (1963, La Rose de personne), un vers tiré de L’Enfer de Dante (XXXII, 12) : « … si che dal fatto il dir non sia diverso19 ». Car dans ses propres poèmes, ce qui est dit ne saurait être différent des faits vécus. Ce n’est évidemment pas la poésie comme célébration qui serait susceptible de susciter en lui l’angoisse qu’il nomme, mais bien la rencontre avec la parole de l’acte ou parole en acte, qui assume sa teneur de factuel, de prosaïque — en rupture avec le lyrisme commun d’avant —, cette part grise du temps accueilli qui garantit aux Feuillets d’Hypnos, comme à ses propres poèmes, leur historicité.

Dès le lendemain, Char renchérit : « Vous êtes un des très rares poètes dont je désirais la rencontre » (22 juillet 1954). Bien des expériences le rendent attentif à ce poète réchappé du Génocide dont il a appris le parcours par le jeune homme de lettres qui souhaita et organisa leur rencontre : Christoph Schwerin, qui n’est autre que le fils du général von Schwerin, un des conjurés de l’attentat contre Hitler du 20 juillet 1944. Le fait avait son importance pour Celan, même s’il ne se faisait aucune illusion sur ce genre d’officiers supérieurs de la Wehrmacht, « héros » de la dernière heure, et leur sursaut de lucidité très pragmatique devant l’imminence de la chute du Reich. Pour Char, la possibilité d’être traduit en allemand par un poète juif, ayant enregistré comme aucun autre les secousses qui avaient ébranlé le monde et l’avaient irrémédiablement changé, par un poète ayant fait de cette substance la matière même de sa poésie, même s’il en ignore presque tout, est une chance qu’il saisit immédiatement. Deux autres Juifs de langue allemande, tous deux rescapés du Génocide, le traduiront, avec un plein engagement : Jean-Pierre Wilhelm et Franz Wurm. Char a appris que le jeune poète qui n’a alors publié qu’un seul livre est déjà une légende en Allemagne, un poète qui jouit d’une solide réputation, en particulier auprès de ses collègues écrivains, même si la chose ne va pas sans jalousie et férocité. À l’occasion d’une lecture publique de Celan en Allemagne (le 31 janvier 1955), une feuille locale, imprimée à Stuttgart, la Eßlinger Zeitung, en publie le compte rendu critique le 2 février sous le titre éloquent : « Celan-Abend wurde zum Autorentreffen [La soirée Celan s’est terminée en rencontre d’écrivains] ». Il ne faut donc pas croire à un des lieux communs en circulation selon lequel Celan est alors aussi en Allemagne, et pour longtemps, un parfait inconnu, un marginal.

La parole vivante, pleine de charme, du poète à l’accent provençal alors au sommet de sa gloire de poète et résistant, transporte Celan : il est impressionné par la liberté, la libéralité verbale de Char, par son talent d’improvisateur digne des jongleurs et des jazzmen. Et puis Char a, lui aussi, su enregistrer dans ses poèmes les secousses et convulsions qui l’ont traversé, tout en y faisant percevoir sa respiration de combattant. Sa parole devra être entendue dans la jeune République fédérale d’Allemagne parce qu’elle représente dans son renouveau la possibilité du renouveau. Celan participera en traduisant cette pensée de rébellion et d’espoir au nettoyage des écuries d’Augias. Faire entrer les poèmes de Char dans les pays de langue allemande, les tendre en particulier à sa jeunesse paraît un des moyens aussi souterrains qu’efficaces de dénazification20. Celan aborde la tâche de le traduire comme si elle répondait à sa vocation de poète. Le début des échanges semble déjà orienté vers cette tâche qui commencera effectivement en août 1954. Là il faut souligner un premier décalage : Celan lit-traduit Char, comme il lit dans leur langue bien d’autres poètes — c’est un aspect de son « génie ». Char, lui, ne peut pas lire Celan ; il n’aura idée de ce qu’il écrit qu’au travers de rares traductions (Celan sait combien ses poèmes passent mal en français) et des jugements d’autrui.

À la fin de l’été ou au début de l’automne (?) 1954, donc sans doute peu de temps après sa première rencontre avec Char, Celan écrit le poème « Argumentum e silentio21 ». L’expression empruntée au droit romain est employée dans le langage philologique : « L’argument du silence […] pose que dans une affaire, en cas de silence sur une chose, c’est qu’elle n’a pas existé, qu’il n’y a pas eu d’événement. Ou qu’un propos diffamant répandu est vrai, s’il existe et que rien ne le prouve comme mensonge22. » Il s’agit donc pour une partie de tirer un argument du silence de l’autre. Dans le poème de Celan, il s’agit en effet d’une vérité tirée du silence (cf. « À elle la Parole de silence »). Un titre programmatique s’il en est ! Celan exprime d’ailleurs le 1er février 1955, dans une lettre à sa femme, son désir de faire de ce titre celui du volume qui le contiendra23. En définitive, celui-ci sera intitulé, conformément au désir de son éditeur, Von Schwelle zu Schwelle24 [De seuil en seuil]. L’emploi de mots tels que « meute », « dent à venin », « aguichés par l’oreille de l’écorcheur » montrent que Celan y réagit aux accusations de plagiat lancées l’année précédente par Claire Goll, la veuve du poète expressionniste bilingue Yvan Goll, dont Celan avait traduit, quelques années auparavant, trois recueils en allemand. Celan a donc immédiatement pris Char à témoin de cette affaire qui allait miner sa vie. Ce n’est cependant que sur le manuscrit transmis à l’éditeur qu’apparaît la dédicace à Char qui sera imprimée. Elle fait alors partie intégrante du poème et fournit l’angle selon lequel il devra désormais être lu — dans l’horizon de ce nom qui est le synonyme d’un parcours de vie inscrit dans une œuvre. L’interprétation du poème se heurte à de nombreuses difficultés. Pourvu de la dédicace, il engage un dialogue avec Char qui n’est — on s’en doute — pas un hommage standard, mais une « Auseinandersetzung », une « explication » avec l’homme et le poète. Celan y adresse-t-il un reproche à Char à l’instar de ce qu’il fait dans le poème « In memoriam Paul Éluard », écrit après avoir vu la dépouille mortelle du poète le 20 novembre 1952 ? Contrairement à Breton et à Camus, Éluard avait refusé de signer la pétition en faveur de l’écrivain et historien communiste Záviš Kalandra, condamné à mort pour trahison (i.e. pour son prétendu trotskisme) lors du premier procès-spectacle de Tchécoslovaquie, et avait allégué : « J’ai trop à faire avec les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité25. » Innocent, Kalandra sera fusillé, victime, parmi tant d’autres, de la violence stalinienne.

Dans « Argumentum e silentio », Celan interroge-t-il de façon critique la poésie de Char en la mesurant à la sienne ? La dédicace a-t-elle quelque chose d’une flèche ? Le Sagittaire Celan viserait-il Char dans ses vers pour des raisons qui ne sont pas immédiatement perceptibles ? L’interprétation qu’en donne Jean-Pierre Lefebvre le laisse en tout cas penser : « La nuit, René Char, votre Nuit-Femme, votre monture, votre Nuit-monstre aimée aux terribles crues d’extase, a été telle une ourse ou une guenon de saltimbanque mise à la chaîne, entre l’Or dont vous l’embrasez et l’Oubli général, la noirceur absolue, le pavot sans mémoire des nuits fausses et des jours accablés. […] On l’a mise à cette chaîne et c’est la poésie spontanée, son essence d’anarchie obscure, ce que vous appelez Amour ou Beauté, la Lumière elle-même qui risque la mort. Car le Jour pour sa part continuera d’affiner la pourriture. […] Le poète d’aujourd’hui n’a plus à la chanter [la nuit] dans cet état de fermeture obscure, il n’a plus à maîtriser les ténèbres, comme vous dites, René Char. Ce temps-là est fini26. »

Ce n’est pas un hasard que Celan ait choisi de faire parvenir en français à Char, avec le poème qu’il lui a dédié, celui à la mémoire d’Éluard, mais aussi avec « Mémoire », « Soir des Paroles », « Retroussées et de nuit » et « Shibboleth »27. Il donnait ainsi à son correspondant la possibilité d’accéder à un compendium de sa poésie et de sa poétique, étant entendu qu’il faut comprendre ces deux mots dans leur signification élargie, politique et éthique.

Une note tardive dans le journal de Celan, faisant écho à une conversation téléphonique avec Char le 4 décembre 1965, montre que dès les débuts, malgré l’enthousiasme affiché dans ses lettres et de toute évidence dans ses conversations, Celan nourrissait déjà à l’égard de l’œuvre de ce dernier des arrière-pensées d’une tout autre nature : « Confirmation de ma première impression — plus tard remise en question eu égard à l’homme — : poésie douteuse28. » Ambivalence ? Déchirement ? Celan retire-t-il d’une main ce qu’il a tendu à Char de l’autre ?

Le 30 août 1955, Char écrit à Celan : « J’ai eu le plaisir la semaine dernière, de pouvoir longuement parler avec Heidegger […] J’ai été conquis par l’homme et le philosophe […] Il tient en grande estime votre poésie. » Celan ne répond à cette lettre qui multiplie les non-dits hyperboliques qu’en décembre 1955, sans réagir aux opinions exprimées, mais en disant encore une fois, indirectement, son admiration pour Char : « Il m’était insupportable de m’entendre parler si médiocrement près de vous. » Là encore, le propos de Celan, qui passe le plus important sous silence, a de quoi surprendre. Il avoue ensuite, pour expliquer sa taciturnité, qu’il fait une traversée du désert : « la poésie […] est longue à revenir ». En vérité, à la différence de Char qui a approché sans doute la pensée de Heidegger surtout grâce à la médiation de son amante Greta Knutson, avant et durant l’Occupation, Celan connaît bien l’œuvre du philosophe, qu’il a probablement lui aussi découvert par l’intermédiaire d’une amante rencontrée à Vienne en mai 1948, Ingeborg Bachmann : il le lit depuis quelques années le crayon en main, même si c’est avec moult questions et réserves. Il ressent l’impérieux besoin de se confronter au langage de Heidegger, car celui-ci l’incite à écrire, le relance dans ses propres spéculations. Il y puise de quoi réagir poétiquement. Il a par ailleurs sans doute déjà fait et il fera plusieurs envois au philosophe29 pour finalement se laisser convaincre, par le germaniste allemand Gerhart Baumann, de le rencontrer en Forêt-Noire, fin juillet 196730. Ce qu’aurait pu être la réponse de Celan aux propos de Char sur sa première rencontre avec Heidegger organisée par Jean Beaufret, si tant est que Celan eût pu être en la situation aussi frontal, on peut sans doute le savoir grâce au témoignage d’un de ses proches amis, Guy Flandre, qui est alors étudiant à l’institut d’anglais de la rue de l’École-de-Médecine. La scène relatée a sans doute eu lieu peu de temps après la réception de la lettre de Char : « Paul, qui connaissait bien les surréalistes, avait beaucoup d’admiration pour la poésie de Char d’après-guerre et m’en parlait souvent, essayant de me persuader que cette poésie — qui me laissait de glace — était beaucoup plus importante que celle de sa période surréaliste. Un soir, sortant de la bibliothèque du British Council qui se trouvait alors rue de Chanaleilles, il me montra juste en face une fenêtre éclairée au premier étage d’un petit immeuble et me révéla que c’était là le domicile parisien de Char. Il ajouta tout de suite après : “Qu’un petit poète comme moi éprouve le besoin de rencontrer Heidegger, cela peut se comprendre, mais que Char, qui n’a rien à attendre de personne, éprouve le besoin de rencontrer ce philosophe douteux (je ne suis pas sûr de l’adjectif, peut-être était-ce ‘suspect’) m’étonne (ou ‘me choque’ ?) beaucoup31.” » Les paroles de Celan, qui désarçonnent, ne manqueront pas de solliciter des commentaires !

En 1958, Char commet la maladresse de comparer implicitement les ennuis qu’il a avec le critique et universitaire Étiemble au sujet de son édition des Œuvres de Rimbaud qui venait de paraître au Club français du livre — littéralement une affaire de point-virgule — aux accusations de plagiat propagées contre Celan par Claire Goll. Cette campagne de calomnie et de dénigrement qui courait depuis 1953 était alors entrée dans sa deuxième phase de virulence32. À la fin de sa réponse à Char, Celan écrit en lieu et place de la formule de salutation une expression d’une violence contenue : « Essayant de vous suivre. » C’est la première rupture de ton dans leur correspondance.

1959 est l’année de la première grave crise entre les deux hommes. Ils n’échangeront alors pour des raisons qui demeurent encore inconnues aucune lettre. Celan s’en explique à mots couverts à Ingeborg Bachmann avec qui il vient de vivre un nouvel et ultime épisode amoureux : « Je n’ai pas grand-chose à raconter. J’essuie tous les jours quelques bassesses, elles me sont copieusement servies, à chaque coin de rue. Le dernier “ami” à m’avoir (moi, ainsi que Gisèle) gratifié de sa fausseté s’appelle René Char. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Il est vrai que je l’ai traduit (hélas !), et son merci, dont j’avais déjà pu bénéficier auparavant, mais à plus petites doses, ne pouvait pas se faire attendre. / Le mensonge et l’ignominie, presque partout. / Nous sommes seuls et désemparés33. »

Presque toutes les lettres des années qui suivent, qu’elles soient de la plume de Celan, de Char ou de tiers qui lui écrivent sont, de façon explicite ou implicite, sous le sceau de l’affaire Goll. Comme tous les interlocuteurs de Celan, Char n’aura désormais de relations avec lui qu’en présence de ce spectre. Cependant, son caractère polluant est incontestablement contrebalancé par une nouvelle virtuosité verbale, un souffle renouvelé : on le constate en février 1962. Celan lui écrit alors ses plus longues lettres, si on compte sa lettre non envoyée de mars 1962, qui est l’apogée de cet ensemble. Au détour de reproches adressés à Char, après l’aveu des difficultés qu’il éprouve dans sa confrontation avec ce qui dans l’œuvre charienne ne s’ouvrait pas encore à sa compréhension, Celan prolonge en français ses méditations inscrites dans le sillage du Méridien34 par une réflexion théorique sur la pensée poétique qui aurait dû retenir l’attention de Henri Meschonnic tant elle paraît préfigurer, par endroits, sa propre théorie du rythme (elle fut publiée en 2000 déjà, puis en 200135) : « On ne peut jamais prétendre à saisir entièrement — : ce serait l’irrespect devant l’Inconnu qui habite — ou vient habiter — le poète ; ce serait oublier que la poésie, cela se respire ; oublier que la poésie vous aspire. (Mais ce souffle, ce rythme — d’où nous vient-il ?) La pensée — muette —, et c’est encore la parole, organise cette respiration ; critique, elle s’agglomère dans les intervalles : elle dis-cerne36, elle ne juge pas ; elle se décide ; elle choisit : elle garde sa sympathie — elle obéit à la sympathie. » Tout comme Meschonnic, Celan était un lecteur de G. M. Hopkins. Il est plus que probable qu’il ait eu connaissance, dès le début des années 1950, de ses remarques sur le « sprung rhythm » et de sa fameuse lettre du 6 novembre 1887 à Robert Bridges, dans laquelle, en le définissant de façon inouïe, Hopkins accorde au rythme le primat dans l’écriture : « Je n’ai moi-même pas le moindre doute qu’en cherchant à consigner le mouvement de la parole dans l’écriture, on accomplirait un progrès considérable sur le plan de la notation (pour ainsi dire) si l’on parvenait à distinguer effectivement le sujet, le verbe et l’objet, et, en général, à rendre la construction apparente à l’œil ; comme du reste tout le monde le fait déjà en partie avec la ponctuation, comme les Allemands, eux, le font d’une certaine manière avec leurs majuscules, et les Hébreux, plus nettement encore, avec leur accentuation. » Cette lettre a paru en langue française en 1967, dans le troisième numéro de L’Éphémère37.

 

Dans l’angoisse qui précède souvent ses départs en Allemagne, et malgré les réserves qu’on sait maintenant, Celan a néanmoins besoin parfois du réconfort de Char, de lui « serrer la main » (28 octobre 1960). Si la formule est lourde de sens pour Celan, elle l’est aussi, à sa manière, pour Char (28 novembre 1957 et 4 novembre 1960). C’est dans ses moments de détresse que Celan sait encore se montrer chaleureux et qu’il semble parvenir à (re)voir dans son correspondant l’homme vraiment humain, le mentsch comme on dit en yiddish, avec une merveilleuse simplicité, le Juste. Il fait précéder alors sa signature de la formule, rare sous sa plume : « de tout cœur » (6 février 1962).

Le 19 mars 1962, peu de temps avant la rédaction d’une lettre non envoyée de Celan, Char l’assure de son « amitié », qu’il dit même « renforcé[e] » par la lecture de la lettre — profondément perturbée — que Celan lui a écrite sous le coup des derniers événements survenus dans l’aire de l’Affaire, en février. Surprenante déclaration quand on sait qu’il a répondu à peine trois mois plus tard à une lettre de Claire Goll, qui n’a hélas pas été retrouvée à L’Isle-sur-la-Sorgue : qu’après cela, Char n’ait plus été en mesure d’écrire à Celan, on ne s’en étonnera pas, car sa réponse à Claire Goll n’est aucunement standard ; elle porte manifestement sa marque de poète38. Il faut attendre début 1964, pour que Char fasse un envoi à Celan. Dans l’intervalle, en novembre 1963, Celan lui a adressé un exemplaire de Die Niemandsrose avec l’expression, elle aussi plutôt rare sous sa plume, de « toute [s]on amitié ». Char, dans sa lettre à Claire Goll du 9 juin 1962, n’esquive pas la demande de solidarité qu’il vient de recevoir de celle qui habite à deux pas de la rue Chanaleilles, dans une voie perpendiculaire, et qu’il est donc susceptible de connaître pour l’avoir au moins croisée, au contraire, il mobilise un instant toute sa verve pour la mettre avec une incompréhensible complaisance au service d’Yvan Goll, mais aussi, plus gênant, de Claire Goll : il les met, en effet, ensemble, au pinacle, au détriment d’un certain « poéticien », qu’une note de la main de Claire Goll sur l’original permet heureusement d’identifier39. Il s’agit d’Alain Bosquet, premier traducteur en français de la « Todesfuge40 », que Celan connaissait personnellement et qui, son nom apparaissant dans le testament d’Yvan Goll, était donc d’une certaine façon mêlé à l’Affaire41. Près de trois mois auparavant, Alain Bosquet avait publié dans Le Monde un compte rendu peu amène de La Parole en archipel42. La raison précise pour laquelle Claire Goll s’était plainte de lui auprès de Char reste inconnue. On sait en revanche que Bosquet avait froissé la susceptibilité de la veuve avide de postérité en publiant dans Combat une note de lecture sur le volume consacré à Yvan Goll paru chez Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », reçu comme « une hagiographie d’un ton déplaisant et d’une exagération constante43 ». Char, tout à la jubilation d’avoir une occasion de plus pour régler ses comptes avec le poète-critique qui venait de lui reprocher l’« émiettement » de sa parole44, fait abstraction de ce qu’il sait par Celan de Claire Goll, oublie à qui il s’adresse et de quoi le nom de la destinataire de sa lettre est synonyme pour Celan — en allemand le mot diffamation se dit « Rufmord » et fait entendre celui de « Mord », de meurtre, d’assassinat. Claire Goll est littéralement une tueuse d’âme : en faisant le projet de tuer, dans son authenticité, l’âme verbale de Celan, elle fait tout simplement celui de le tuer effectivement45. On peut imaginer la réaction de Celan s’il avait eu connaissance de la lettre de Char… Car il aurait en effet pu en avoir connaissance, si on en croit les copies conservées au Deutsches Literaturarchiv et à la bibliothèque municipale de Saint-Dié : Claire Goll, suivant sa pente habituelle46, avait sans doute envisagé de la faire circuler dans le milieu littéraire pour contribuer à la bonne image d’Alain Bosquet tout en se prévalant au passage de la caution de Char.

Cette main qui s’est laissée aller à écrire à Claire Goll est-elle la même que celle qui quelques années auparavant — en 1958 ? — prit fermement la défense de Celan ? L’anecdote rapportée dans les souvenirs de Franz Wurm annexés à sa correspondance avec Celan se fonde sur le récit de Char lui-même. Un jour celui-ci reçoit aux premières heures de la matinée un appel à l’aide de Celan : deux personnes louches se tiennent devant l’entrée en face de son immeuble et ne cessent de fixer des yeux sa fenêtre. Char ne tergiverse pas, enfile un manteau sur son pyjama et, rue de Chanaleilles, saute dans un taxi. Arrivé rue de Longchamp, il exige d’une voix et d’un geste ne laissant aucune possibilité de dérobade que les deux individus lui présentent leurs papiers. Char note leur nom. Plus tard, après enquête, il s’avère que les deux étaient d’anciens gardiens de camp de concentration47… Celan qui continuait de se sentir persécuté de toute part l’était-il donc toujours ?

Après deux hospitalisations dans des cliniques psychiatriques, après plusieurs épisodes d’angoisse délirante, le 26 octobre 1965, Celan oriente une fois encore son attente vers Char. Au cours d’un voyage affolé qui lui fait faire une sorte de tour de France, il se rend à L’Isle-sur-Sorgue pour rencontrer, à l’improviste, donc sans avoir pris la peine de s’annoncer — ce qui est un comportement des plus atypiques chez lui —, le poète, l’insoumis qu’il a traduit quelques années auparavant et vers lequel, bien qu’éprouvant à son égard des sentiments contradictoires, il continue de se sentir porté par moments : « Pris la Route de Saumane, trouvé la maison de Char — il n’y était pas. C’est bien ainsi. / J’ai fait qq. kilomètres à pied et j’ai revu ce paysage provençal que je ne sais point aimer sans vous. / J’attends un car. (Et, aussi, quelque chose au-delà du Car et du Parce que, me remettant d’aplomb.) » C’est à sa femme qu’il écrit ces lignes graves et joueuses, à sa femme avec qui il avait partagé le bonheur de faire la connaissance de Char près de dix ans auparavant48.

À compter de la fin de l’année 1965, c’est d’ailleurs Gisèle Celan qui devient la correspondante de Char, en quelque sorte à la place de son mari, qui est de nouveau hospitalisé et coupé du monde. Cette fois c’est une « bouffée délirante49 », culminant dans une tentative de meurtre sur sa femme, qui a provoqué l’internement de Celan, d’abord à Garches, puis à Suresnes, avant son transfert à la Clinique de la Faculté de Paris, en février 1966. Char ayant appris la situation par un tiers offre immédiatement son aide. Il se trouve qu’il connaît le médecin qui dirige le service où est hospitalisé Celan à Sainte-Anne : le professeur Delay, une sommité de la psychiatrie d’alors. À ses côtés exerce le docteur Deniker. La thérapie pratiquée dans leur service est fondée sur l’emploi de neuroleptiques et d’antidépresseurs. L’année précédente, dans son journal, Celan traite les psychiatres d’« apothicaires de l’âme », de « Trofranislites » ou de « Laroxylistes »50. Les hôpitaux psychiatriques y sont présentés comme des lieux où l’on soigne mieux les haies que les âmes. Tout y est dit sur ce qu’il pense au fond de lui-même quant à ses chances de guérir grâce aux soins ordinaires dispensés de son temps. Char qui présente Celan à Marie-Madeleine Delay comme « le meilleur poète allemand actuel » s’engage sans réserve, bien qu’il ne puisse fonder son assertion sur une expérience de lecture des poèmes de Celan dans leur langue originale. Char ne parle aucune langue étrangère. S’il connaît un peu l’homme, il ignore presque tout du poète. Le problème demeurera toute sa vie. Sa lettre à l’épouse du professeur Jean Delay est l’exact contraire de celle qu’il a envoyée à Claire Goll près de quatre ans auparavant. Une façon de la contrebalancer, d’en annuler le secret effet pernicieux dans sa mémoire ? Cette fois, point de compromis ; c’est aussi le Char qui connaît la « folie » de près, qui la craint et la combat, depuis que sa sœur Julia est atteinte de ce mal, qui écrit : « en le faisant pour lui, vous le faites pour moi » (9 janvier 1966). Marie-Madeleine Delay, avec qui Char a des liens plus étroits que ceux que laisse supposer leur bref échange épistolaire publié dans ce contexte, devient, le temps d’une lettre, celle qui rapproche de lui la poésie de Celan grâce à des mots inspirés par une vraie lecture, la muse discrète de leur dialogue possible. Marie-Madeleine Delay a en effet accès aux poèmes de Die Niemandsrose qu’elle vient de découvrir en allemand — Char lui a sans doute confié son propre exemplaire dédicacé (novembre 1963) pour lui permettre, au-delà des quelques formules de recommandation employées, de se faire une juste idée du poète et de l’homme qui vient d’être installé dans un dortoir sous les toits de Sainte-Anne.

Après sa libération à l’été 1966 et les quelques mots échangés qui y ont rapport, Celan envoie, au cours d’un petit voyage automnal avec sa femme en Hollande souhaité réparateur, une carte postale sur laquelle est reproduite la « Terrasse de café de nuit » de Van Gogh, peintre qui importe aussi grandement à Char. Arrive le temps des vœux de fin d’année. Ensuite les deux hommes laissent le silence s’installer entre eux. Gisèle Celan, comme souvent en pareille situation, essaie de maintenir le contact.

On ne connaît aucun échange avec Char durant le temps qui correspond à la terrible deuxième crise de Celan, qui commença, fin janvier 1967, de nouveau par une tentative d’homicide sur sa femme, suivie d’une tentative de suicide : Celan s’enfonce un couteau dans la poitrine, qui passe à deux doigts du cœur. Il est de nouveau hospitalisé à Sainte-Anne, et pour près de huit mois. Une recommandation renouvelée de Char est inutile, puisqu’il est accueilli à la Clinique de la Faculté dirigée par Jean Delay. Là-bas, on pense connaître le patient et sa souffrance, connaître le traitement susceptible d’améliorer son état.

La dernière rencontre entre les deux hommes dont nous ayons la trace a eu lieu le 21 novembre 1967, à la Rue d’Ulm. On ne sait rien de plus. C’est une notation dans l’agenda de Celan qui donne à penser qu’elle eut lieu. En octobre 1968, ou le mois suivant, Char fait un dernier envoi à Celan. On ne connaît pas de réponse à cet ultime geste.

Il faudra attendre l’annonce de la mort de Celan en avril 1970 pour que Char sorte de son retrait et que le nom de Celan réapparaisse sous sa plume, très significativement, dans le voisinage de celui de Van Gogh. Et c’est début 1974 qu’il confiera à Gisèle Celan-Lestrange l’unique version connue d’une « pensée pour Paul Celan, écrite au lendemain de sa mort », à la main. Elle rappelle celle écrite par Char le jour de la mort de Heidegger, le 26 mai 197651. Contrairement à ses mots pour le philosophe controversé, Char n’a pas souhaité intégrer sa pensée pour Celan à une réédition de La Recherche de la base et du sommet52, a choisi de se séparer de ses lignes apparemment sans en conserver copie. Quelque chose leur faisait-il défaut pour qu’elles pussent être mises « dans la main de personne53 » ?

Mars et novembre 2014


1. OC, p. 151 ; DS, p. 45 ; pour les sigles utilisés, voir la liste publiée p. 41-48.

2. OC, p. 252 ; GP, p. 85.

3. OC, p. 347 ; GP, p. 41.

4. OC, p. 257 ; PM, p. 39.

5. OC, p. 129 et 247 ; voir infra, p. 79 ; cf. DS, p. 110-113.

6. Les poèmes de jeunesse de PC vont paraître prochainement aux Éditions du Seuil dans la traduction de Jean-Pierre Lefebvre.

7. Trois présocratiques, édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1968, « Idées », p. 44.

8. Fragment relevé de deux traits en marge par PC dans L’Aurore de la philosophie grecque de John Burnet (traduction d’Auguste Reymond, Payot, 1952) ; Bph, p. 13.

9. Traduction Hermann Diels ; Bph, p. 18.

10. Bph, p. 7 et 660.

11. OC, p. 171-233, et « Todesfuge », PM, p. 83-89.

12. Ainsi parlait Zarathoustra, traduction de Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1903 (6e édition), p. 54. Pour ce qui touche PC, ce rapprochement n’est pertinent qui si on pense le sang avec les cendres…

13. Cf. « Echte Dichtung ist antibiographisch [La poésie authentique est anti-biographique] », PNA, p. 95.

14. La Planche de vivre, Paris, Poésie/Gallimard, 1981.

15. Daté du 21 janvier 1961 ; PNA, p. 37, voir aussi p. 45, 47 et 48.

16. OC, p. 208 et 203.

17. « L’Âge cassant », OC, p. 766.

18. Voir supra, p. 12, n. 3.

19. « … pour que du fait le dire ne soit pas différent ». Paul Celan, Die Niemandsrose, édité par Heino Schmull, avec la collaboration de Michael Schwarzkopf, Francfort/M., Suhrkamp, 1996, p. 5 (édition dite « de Tübingen »).

20. Cf. les propos de Jean-Pierre Wilhelm cités p. 277, dans la chronologie, avril 1956.

21. Publié d’abord sans dédicace dans la revue Texte und Zeichen, no 1, 1955 ; ici p. 79.

22. Char et Celan. « Argumentum e silentio » de Paul Celan, traduit et lu par Jean-Pierre Lefebvre, Po&sie, no 119, 1er trimestre 2007, p. 62 ; texte légèrement modifié avec l’accord de son auteur.

23. PC/GCL I, p. 72.

24. Il paraîtra en 1955, à Stuttgart, avec la dédicace imprimée : « Für [Pour] Gisèle. »

25. Cité en note dans DS, p. 120.

26. Po&sie, no 119, op. cit., p. 61-66, pour les extraits cités ici, p. 63 et 64.

27. Ces six poèmes figurent dans Von Schwelle zu Schwelle (1955) ; DS : p. 111-113 (« Argumentum e silentio ») ; p. 94-95 (« In memoriam Paul Éluard ») ; p. 82-83 (« Souvenir ») ; p. 74-75 (« Soir des mots ») ; p. 86-87 (« Repliées la nuit ») ; p. 96-97 (« Schibboleth »).

28. Extrait du journal inédit de PC ; pour le texte en langue originale, voir infra, p. 258.

29. Voir Hadrien France-Lanord, Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue, Paris, Fayard, 2004, p. 259 sqq. La dédicace la plus ancienne connue date d’août 1954 : elle l’est sous forme d’esquisse (D 90.1.3245 ; voir aussi Bph, p. 409 sq.).

30. PC/GCL I, p. 547-550.

31. Témoignage écrit de Guy Flandre de mars 2005, revu et complété au cours d’une conversation téléphonique le 7 mai 2014 (Archives de l’URPC).

32. Sur toute cette affaire, voir infra, p. 267, 268, 269, 276, 277-280, 286, Chronologie, 6 novembre 1949, 2 mars 1950, 25 décembre 1951, janvier 1952, août 1953, mars, 6 mai, juillet-août 1956, 3 mai 1960, etc.

33. Lettre du 12 mars 1959, IB/PC, p. 136 sq.

34. M&p, p. 59-86.

35. GA, p. 573-577 et PC/GCL II, p. 535-537.

36. Sic.

37. « Lettres », traduction par André du Bouchet, p. 53-82, citation, p. 78 sq. Texte cité par Henri Meschonnic, également en langue originale, dans Critique du rythme, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 87 ; sur le « sprung rhythm », voir ibid., p. 216, 253 et 350. Le numéro de L’Éphémère cité a paru en septembre 1967. PC fait alors déjà partie du comité de rédaction de la revue, même si son nom n’apparaît qu’à compter du numéro 7, paru en octobre 1968.

38. Voir infra, p. 292, Chronologie, 9 juin 1962.

39. C’est grâce aux recherches opiniâtres de Marie-Claude Char — pour lesquelles je la remercie vivement — que le nom du « poéticien » a pu être identifié et un pénible et déroutant doute dissipé ! La lettre de Claire Goll, elle, n’a hélas pas fait surface.

40. Voir supra, p. 12, n. 3.

41. Voir en particulier GA, p. 20, mais aussi p. 158, 159, etc.

42. Voir infra, p. 148, no 73, n. 3 à la lettre du 19 mars 1962.

43. Voir infra, p. 278, Chronologie, après le 26 mai 1956.

44. Dès avril 1962, Char avait publié, sous le titre Dédicaces, la transcription de tous les envois flatteurs que lui avait faits Bosquet : voir Chronologie, p. 292.

45. Cf. les propos de Claire Goll dans ses Mémoires intitulés La Poursuite du vent, cités infra, p. 303, dans la chronologie, automne 1976.

46. Voir infra, Chronologie, août 1953 et mars 1956, p. 269 et 276.

47. PC/FW, p. 247.

48. PC/GCL I, p. 317 et 63.

49. L’expression employée par les médecins est citée dans le journal de PC.

50. Notation du dimanche 16 mai 1965 ; PTb 6.

51. OC (éd. 1983), p. 725.

52. Ni à celle, augmentée, de 1971, ni à celle publiée en « Pléiade » (1983) dans laquelle figure l’hommage à Heidegger écrit le jour de sa mort : voir infra, Chronologie, p. 303. Voir aussi infra, p. 65, no 15.

53. GP, p. 61 ; voir aussi l’interprétation de cette formule dans l’essai sur PC de Martine Broda, Dans la main de personne, Paris, Cerf, 1986.