CHAPITRE IV
Une femme célèbre

— Quelle idée absurde de vouloir tenir un chapitre général des dominicains dans une ville où les franciscains font la pluie et le beau temps, grommela Eymerich. C’est comme regrouper une armée dans un couvent de sœurs cloîtrées. Mais avec dix fois plus de sœurs que de soldats.

Il s’était adressé au frère Bagueny en catalan, mais fra Gontrano da Monselice, qui leur servait de guide à Padoue, connaissait bien sûr cette langue. Il lui répondit cependant en latin.

— Magister Eymerich, nous avons déplacé le chapitre général de Ferrare à Padoue justement pour contrecarrer l’hégémonie franciscaine. Malgré toute la compréhension de l’Église envers la règle de saint François, celle-ci se trouve ici à la merci de moines jeunes et ignorants, forts du culte de saint Antoine pour répandre le credo de la pauvreté forcée. Votre présence nous aidera à extirper la mauvaise graine.

— Mais je suis venu à Padoue en qualité d’accusé !

— Vous vous êtes cependant défendu avec beaucoup d’énergie. Le verdict vous a été favorable. C’est peut-être pour ça que François de Carrare, le seigneur de la ville, veut vous recevoir. On l’a informé de votre succès et de votre réputation. Pour nous, dominicains, cette rencontre représente une victoire.

— Et ma victoire personnelle vient du fait que, pour la première fois, le magister ne me conduit pas dans un égout ou une caverne, grommela Bagueny.

Les rues de Padoue paraissaient en effet ordonnées et presque propres, et les canaux qui évacuaient les excréments et les détritus ne débordaient pas et ne sentaient pas trop mauvais. Le palais des Carrare était un bâtiment imposant et peu élégant, érigé devant une petite place pourvue d’une fontaine qui attirait un tas de mendiants. Une foule ininterrompue se dirigeait vers la basilique qui abritait les cendres de saint Antoine. La rumeur prétendait qu’il suffisait de toucher le sacellum pour guérir d’une maladie incurable.

— Que pensez-vous de saint Antoine, magister ? demanda innocemment Bagueny.

Eymerich haussa les épaules.

— Ce que je pense en général des franciscains. Comme le disait Gontrano, je leur accorde ma compréhension. Nous appartenons tous à la même Église, ce qui implique une certaine clémence dans nos jugements.

L’interpellé toussota.

— Père Eymerich, il n’est peut-être pas indispensable que vous exprimiez votre point de vue devant François de Carrare. Le pouvoir de sa dynastie repose justement sur l’alliance avec les Frères mineurs… Les marches sont hautes, faites attention.

Ils avaient franchi sans problème le petit corps de garde posté à l’entrée du bâtiment, constitué en tout de quatre soldats. Fra Gontrano devait être bien connu, car les militaires lui firent même une révérence.

Le hall était bondé. De l’autre côté de la foule se détachait un escalier qui conduisait au premier étage. L’air était imprégné de l’odeur des bougies. Mais pour Eymerich tout parfum n’était que bouffée nauséabonde.

— Où nous conduisez-vous ? demanda-t-il à Gontrano, l’air dégoûté.

— François de Carrare va vous recevoir dans la Sala Virorum Illustrium. Ils sont en train de peindre les fresques selon les instructions de François Pétrarque. Vous avez peut-être déjà entendu parler de lui. C’est un poète célèbre.

Eymerich fit une grimace.

— Je l’ai croisé à Avignon. Non seulement il sympathise avec les franciscains, mais il compose également des vers qui exaltent la sexualité et la luxure. Si ça ne tenait qu’à moi, je le confierais à maître Gombau.

— Maître Gombau ? Et de qui s’agit-il ? D’un autre poète ?

— À sa manière, oui, répondit Eymerich en souriant. Un véritable artiste. Il sculpte la chair.

Cette fois-ci, Bagueny n’osa pas commenter. Il savait très bien qui était Gombau, tortionnaire en chef de l’Inquisition aragonaise, et le simple fait de l’évoquer le terrorisait.

François de Carrare, gros comme une outre et entièrement drapé de velours, les attendait en haut de l’escalier.

— Quel honneur de recevoir le célèbre père Nicolas de Gérone ! s’exclama-t-il en lui tendant les mains.

Il fut déçu qu’Eymerich ne les embrassât point. L’inquisiteur se contenta d’une révérence purement formelle, puis laissa flotter son regard vers la pièce d’où provenaient des odeurs de peinture et de vernis.

— J’aperçois des images profanes. Que représentent-elles ?

— Venez, je vais vous les montrer !

Le seigneur de Padoue feignit l’enthousiasme pour combattre la froideur d’Eymerich. Il escorta ses hôtes dans la pièce au plafond haut.

— Admirez ces splendeurs ! Elles représentent quatre des premiers rois de Rome, puis Caton le Censeur, Trajan Dèce, Lucius Cincinnatus, Horacius Coclès, les douze empereurs de Suétone… Mais également des personnages non romains comme Adam, Hercule, Jason…

— Et comment se fait-il qu’au sein des hommes illustres apparaisse une femme ?

Eymerich était déconcerté, voire indigné. Cela venait d’une particularité linguistique que ses interlocuteurs ignoraient peut-être. En latin, l’« homme », en tant que membre de l’espèce humaine, se disait « homo », alors que l’individu de sexe masculin se disait « vir ». Une différence qui était en train de disparaître dans l’italien vulgaire popularisé par Dante Alighieri et dans le latin de plus en plus décadent baragouiné par l’Église.

Ce fut le peintre, un petit homme maigrelet au nez pointu, qui lui répondit. Aidé par ses apprentis, il était descendu des échafaudages à l’arrivée des visiteurs et avait accouru vers eux. Il s’attendait à des louanges.

— Il s’agit de Sémiramis, la reine assyro-babylonienne, dit-il cordialement. Il ne s’agit pas vraiment d’un « homme illustre », mais Pétrarque l’a glissée dans sa liste et j’ai essayé de la peindre du mieux que j’ai pu.

François de Carrare prit le peintre par le bras.

— Père Eymerich, j’aimerais vous présenter le maître Altichiero da Zevio. Grand artiste et grand…

L’inquisiteur déçut de nouveau son amphitryon. Il le laissa en plan et se planta sous la fresque, qu’il examina les poings sur les hanches.

Bagueny écarta les bras en se tournant vers les autres.

— On ne peut rien y faire. Il est né comme ça.

Puis il s’empressa de rejoindre le magister. Le seigneur de Padoue et le peintre le suivirent, déconcertés.

Sans se soucier de savoir si quelqu’un l’entendait, Eymerich s’exclama :

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi ambigu ! Une femme réputée pour sa luxure représentée comme une vierge ! Avec des habits honteux, presque transparents, au point d’offenser la chasteté de ceux qui la regardent !

Altichiero da Zevio ne s’attendait pas à une telle réaction. Il se défendit d’une voix tremblante :

— Je n’ai fait que suivre les instructions de messire François Pétrarque ! C’est lui qui m’a suggéré de fondre le personnage de Sémiramis avec celui de la déesse Némésis, représentée habituellement comme une vierge. Je pense qu’il voulait le portrait d’une femme fragile mais aussi dangereuse qu’un mâle.

— Curieux, ce Pétrarque ! ironisa Eymerich sans la moindre trace d’humour. Il écrit des poèmes obscènes. Il décore une pièce d’images païennes. Il y place au centre… Je vois que la fresque est surmontée du chiffre XIII… Une jeune fille dénudée qui représente une prétendue divinité gréco-romaine ou bien un symbole historique de l’insatiable luxure féminine. Mais je n’attendais rien de mieux d’un ami des franciscains. Ce n’est pas un hasard si dans le royaume d’Aragon d’où je viens, les gens de son espèce bénissent Raymond Lulle, qui accorde la même dignité aux chrétiens, aux musulmans et aux juifs.

François de Carrare avait jusqu’à présent supporté les impolitesses que l’inquisiteur infligeait à sa dignité et aux règles de la courtoisie. Mais là, il explosa :

— Père Nicolas, j’en ai assez de vous et de votre arrogance ! Je comprends maintenant pourquoi Pierre le Cérémonieux vous déteste, et pour quelle raison vos propres confrères vous ont destitué ! Je ne vous permets pas d’offenser les franciscains de Padoue, orgueil de cette ville ! Ni d’insulter maître François Pétrarque, mon ami et protégé !

Eymerich l’ignora. Il poursuivait son observation de la fresque. Il attira l’attention de Bagueny.

— Regardez, frère Pedro ! Tout au fond se dressent quatre tours. Elles paraissent très hautes. Pour agrémenter le portrait de Sémiramis on aurait dû logiquement peindre derrière elle Ninive et Babylone. Ces colonnes entre les dunes doivent signifier quelque chose.

— On voit également les ruines d’une ville, magister ! Dans le coin supérieur droit, là où le ciel cède la place au sable.

— Vous avez raison, mais le tableau reste mystérieux.

Eymerich se tourna vers Altichiero da Zevio.

— Si vous vouliez représenter le désert, pourquoi avez-vous mis au pied de Sémiramis une oie et, encore plus étrange, une sorte de requin ?

Le peintre était très embarrassé.

— Vous devriez le demander à messire Pétrarque en personne. Moi, je me suis contenté de suivre ses indications. C’est lui qui m’a demandé d’ajouter l’oie et le requin, qui est en fait un rémora.

— Et la ville détruite ?

— Également. Mais là je peux vous en dire plus. Il s’agit d’Andrinople, conquise par les Turcs. L’allégorie de Sémiramis s’inspire des vers du poète qui évoquent la vengeance chrétienne – d’où Némésis – contre les mahométans. Je peux vous le réciter si vous voulez, je le connais par cœur :

 

[…] dans la poitrine du nouveau Charles il souffle

la vengeance dont le retard nous est si funeste,

que depuis nombre d’années l’Europe en soupire :

c’est ainsi qu’il vient en aide à son épouse bien-aimée,

et, au seul son de sa voix,

Babylone frémit et demeure pensive.

 

— Comme vous pouvez le constater, père Eymerich, je n’ai rien peint de contraire aux préceptes chrétiens. Ma fresque est même plutôt un appel à aider la chrétienté. Problème très actuel, je crois : le comte Amédée de Savoie est sur le point d’appareiller pour une croisade destinée à sauver Constantinople du siège des Turcs ottomans qui tiennent Kallipolis et ont pris Andrinople pour capitale.

Tout au long de la conversation, François de Carrare s’était approché de la fresque pour l’examiner avec attention. Il finit par dire :

— Je ne pensais pas non plus que la vierge signifiait tant de choses… Pourquoi s’appuie-t-elle sur une roue ?

Altichiero haussa les épaules.

— Je crois que ça a un rapport avec l’iconographie traditionnelle de la déesse Némésis.

— Je constate que votre désert est parsemé de plantes. Et si je ne me trompe pas, elles ressemblent à des ifs.

— Vous ne vous trompez pas, mon prince. Il s’agit de plants de molène.

Le peintre paraissait sérieusement embarrassé. Il s’inclina, comme s’il avait une faute à cacher.

— Je vous répète que j’ai peint Sémiramis comme messire Pétrarque m’a ordonné de le faire. Je ne connais pas la signification de ces symboles. Je me suis contenté de suivre ses directives.

François de Carrare s’adressa à Eymerich sur un ton beaucoup moins hostile.

— Je ne veux pas garder dans le salon principal de mon palais des symboles que mon peintre et moi-même ne connaissons pas. Père Nicolas, votre renommée avait atteint Padoue avant même que le chapitre dominicain vous accorde sa confiance. Vous êtes perspicace et cultivé. Seriez-vous prêt à enquêter sur les symboles qui figurent dans ce portrait de Sémiramis en échange d’une récompense ?

— Les récompenses ne m’intéressent pas, répondit Eymerich d’une voix également radoucie. Mais j’accepterai par curiosité personnelle, monseigneur. Je sens comme une odeur d’hérésie. Mais vous n’avez pas d’inquisiteur à Padoue ?

— Nous n’en avons jamais eu besoin. Et, à vrai dire, j’ai délégué aux franciscains la surveillance de…

Eymerich l’interrompit.

— Monsieur, avec tout le respect que je vous dois, déléguer quelque chose aux franciscains revient à confier à des incompétents la tâche d’enquêter sur le néant. Les résultats ne risquent guère d’être enthousiasmants. Parlez-moi plutôt de ce Pétrarque. Il habite encore à Padoue ?

— Oui, mais il est sur le point de déménager à la campagne.

— On peut le rencontrer ?

— Je suppose que oui.

François de Carrare fit un petit signe de tête en direction d’Altichiero.

— Mon ami, je vous confie l’honneur de seconder notre hôte. Conduisez-le à la maison du poète. Entre-temps, je chercherai un meilleur peintre que vous, capable de peindre des femmes qui résistent à la luxure. On ne voit vraiment pas l’intérêt de mettre une femme au milieu d’hommes illustres. Et si en plus il s’agit de Sémiramis, le malentendu se transforme en blasphème.

Pour la première fois, Eymerich approuva vigoureusement et ajouta d’un ton courtois :

— Je vous remercie beaucoup. Pétrarque habite près d’ici ?

— Oui, bien que je sois en train d’acheter une maison pour lui à Arqua. C’est le moins que je puisse faire pour un lettré qui nous honore tous.

Eymerich s’assombrit de nouveau.

— Allons-y, ordonna-t-il à Altichiero. Je n’ai plus de temps à perdre à contempler vos gribouillages.

Pedro Bagueny fut le dernier à prendre congé de François de Carrare par une petite révérence. En se redressant, il lui adressa un regard malicieux.

— Et dites-vous bien qu’aujourd’hui, il est de bonne humeur !

Puis il s’empressa de rejoindre le magister et le peintre dans l’escalier qui conduisait au rez-de-chaussée.