François Pétrarque était chanoine au Dôme de Padoue, édifice roman moins intéressant que le baptistère adjacent. En attendant la villa d’Arqua que lui avait promise François de Carrare, il habitait dans les locaux vétustes réservés au clergé, aux diacres et à tous ceux qui occupaient une fonction subalterne dans la vie de la cathédrale.
Eymerich, suivi par Bagueny et un Altichiero particulièrement embarrassé, le découvrit dans une petite pièce poussiéreuse remplie de livres. Assis derrière un bureau, il essayait de tremper sa plume d’oie dans un encrier presque sec. Le bureau était éclairé par une unique fenêtre en arc qui laissait passer les derniers rayons du soleil.
— Messire Pétrarque, je crois que nous nous sommes déjà rencontrés, lança Eymerich sur un ton peu affable, dans la langue de la France du Sud.
Le poète sursauta, surpris. Il portait un couvre-chef rouge vif qui lui masquait le cou et les cheveux. On ne distinguait qu’un visage aux traits anodins, pas spécialement laids mais avachis.
Sa pâleur et son embonpoint évoquèrent encore une fois à Eymerich la larve obèse prisonnière des fourmis.
— Mais oui, nous nous sommes vus à Avignon !
Pétrarque fit mine de se lever de son siège, mais y retomba.
— Nicolas Eymerich, si je ne me trompe ? Le redoutable inquisiteur dominicain d’Aragon !
Eymerich fit une courte révérence.
— Pour vous servir, messire Pétrarque. Je suis content que vous vous souveniez de cette période. Vous connaissez déjà bien maître Altichiero. Le dominicain aux yeux de furet s’appelle Pedro Bagueny, et il est catalan comme moi. C’est l’un de mes collaborateurs.
— Aux yeux de furet ?
Le frère Bagueny n’avait pas l’air d’apprécier pleinement cette description. Mais il n’osa pas protester.
Pétrarque esquissa un sourire.
— Asseyez-vous.
Il n’y avait en fait qu’un seul siège devant le petit bureau. Eymerich s’y installa et croisa les jambes sous sa soutane. Un geste plutôt insolite chez les Prédicateurs.
Il décida d’entrer tout de suite dans le vif du sujet.
— Je ne vais pas vous exposer dans le détail les motivations qui m’ont conduit ici. Je vous poserai juste une question. Avez-vous dicté à Altichiero da Zevio, ici présent, le sujet des tableaux de la Sala Virorum Illustrium, au palais des Carraresi ?
— Tout à fait.
— Au milieu de nombreux personnages masculins figure une femme, Sémiramis de Babylone. Connue surtout pour sa nature dépravée, vous l’avez cependant représentée en habit virginal.
— C’est également vrai.
Pétrarque soupira. Il était mal à l’aise. On le voyait à la façon dont il tambourinait du bout des doigts le plateau du bureau.
— Sémiramis fut un personnage d’une grande profondeur d’esprit. L’égale d’un homme. J’ai cependant demandé à Altichiero de la représenter comme Némésis des anciens, avec un bâton dans une main et une épée ou une balance dans l’autre.
Eymerich fronça les sourcils. Bien qu’assis, il surplombait le poète de quelques empans.
— Et pour quelle raison avez-vous glissé ainsi de l’histoire à la mythologie païenne ?
— Une raison que vous approuverez, me semble-t-il ! Constantinople, qui pratique un christianisme différent du nôtre mais n’en est pas moins chrétienne, est aujourd’hui menacée par les musulmans. Nous avons en présence deux civilisations incompatibles. Je l’ai dit clairement dans certains de mes vers. Écoutez ces strophes qui évoquent la puissance guerrière des peuples germaniques.
Pétrarque compulsa une pile de feuillets jusqu’à ce qu’il trouve le bon, et se mit à lire :
Il est une partie du monde, sans cesse ensevelie
dans les glaces et la neige gelée
et que jamais le soleil ne rencontre sur son chemin :
là sous des jours nébuleux et de courte durée,
naît un peuple naturellement ennemi de la paix
et pour qui le trépas est sans horreur.
Si cette nation, plus dévote qu’elle n’a coutume de l’être,
ceint l’épée avec la fureur tudesque,
Turcs, Arabes et Chaldéens,
avec tous ceux qui se confient aux faux dieux
devers la mer qui montre des flots sanglants,
elle saura bientôt ce que vaut
cette race timide et paresseuse
qui vit nue et jamais ne dégaine le fer,
mais qui commet tous ses crimes au grand air.
Eymerich détestait la poésie au moins autant que la musique. Il s’agissait selon lui d’un simple divertissement de désœuvré, de nature païenne. Il haussa les épaules.
— Et vous croyez que les peuples du Nord vont prendre les armes pour défendre la chrétienté ? Ne vous faites pas d’illusions. Je ne vois pas trop ce qui différencie les Allemands des Anglais. On les a obligés à se convertir au christianisme, mais ils sont si frustes et ignorants qu’ils ne pensent qu’à quitter le navire le plus vite possible.
— Mais l’empereur d’Occident réside en Allemagne !
— Quelle importance ? Le seul empereur occidental qui compte se trouve en Avignon, et vous devriez le savoir, messire poète.
— Certains princes allemands ont rejoint la croisade qui va appareiller pour aller libérer Constantinople de la menace turque.
— Dommage qu’ils ne soient que deux ou trois.
Eymerich se pencha en avant.
— Excusez-moi, mais ce que vous pensez des Allemands et des mahométans ne m’intéresse guère. J’aimerais comprendre le sens de l’étrange composition que vous avez commandée à Altichiero. Passons sur Némésis comme symbole de la revanche des chrétiens. Mais expliquez-moi ce que signifient les colonnes en arrière-plan, les buissons de molène, le rémora, l’oie. Symboles incongrus, me semble-t-il, pour une fresque qui représente le royaume de Sémiramis.
François Pétrarque esquissa un léger sourire.
— Père Eymerich, vous me traitez comme les hérétiques dont vous vous occupez habituellement.
— Je le regrette, mais je veux des réponses précises.
Avant de répondre, le poète inspira profondément. Sa voix, déjà faible, s’affaiblit encore plus.
— L’activité que j’ai le plus souvent pratiquée dans ma vie fut celle de bibliothécaire. Que ce soit au service des Colonna, du pontife ou des Carrare, je me suis toujours occupé des livres. Et certains d’entre eux n’étaient pas spécialement orthodoxes.
— Ce n’est pas bien. Je constate que celui qui apprécie les franciscains n’a pas les mêmes scrupules qu’un disciple de saint Dominique. Vous pensez à un livre précis ?
Pétrarque se força à sourire.
— Oui, et d’une certaine manière il devrait vous toucher. Il a inspiré les ouvrages d’un roi castillan, Alphonse le Sage. Le Lapidarium, par exemple, ou même les Libri Astronomiae.
— Serait-ce par hasard le Picatrix ?
Eymerich essayait de garder une voix neutre, mais c’était une bête prête à mordre. Un signe d’assentiment de l’homme bouffi et efféminé qui lui faisait face le condamnerait immédiatement. Aucun texte démoniaque ne conduisait aussi sûrement au bûcher que le Picatrix. Même pas le satanique Liber Vaccae du Pseudo-Platon, qui enseignait pourtant comment engendrer des êtres humains des viscères d’une vache écartelée.
Pétrarque dut flairer le piège, car il leva les mains et parla avec ostentation.
— Je ne connais pas le Picatrix. Les images que j’ai suggérées à mon ami Altichiero viennent d’un texte totalement différent, le Kyrani Kyranides, attribué au roi de Perse Cyrus, dit Cyrus le Grand.
Eymerich plissa le front.
— J’en ai entendu parler mais je ne l’ai jamais vu.
Il se tourna vers Bagueny.
— Vous connaissez ce livre ?
— Il est très rare, mais j’en ai eu une copie en main. L’auteur, qui pourrait être Harpocration d’Alexandrie, se réclame dans le prologue d’Hermès Trismégiste. Il soutient qu’il existe des liens occultes entre les pierres, les plantes, les hommes, les poissons et les autres animaux qui ont la même initiale.
— Théorie bizarre. Un rapport avec la nécromancie ?
— Non, je ne crois pas. Elle a des prétentions scientifiques. Mais le texte présente également une part de magie. Il enseigne comment fabriquer des amulettes sur lesquelles sont gravés divers objets dont le nom commence toujours par la même lettre. Et il ajoute qu’en agissant sur n’importe lequel d’entre eux cela aura également un effet sur les autres.
Entre-temps, François Pétrarque s’était levé et avait pris sur l’une des étagères qui se trouvaient derrière lui un volume de taille moyenne. Il l’ouvrit sur la table à la page de garde.
— Voilà le Kyrani Kyranides, lança-t-il. On dit que cette édition a été traduite par Gérard de Crémone, auteur de plusieurs traductions de l’arabe il y a deux cents ans. Je crois que l’original était grec. La référence à Hermès Trismégiste me laisse supposer qu’il provient d’Alexandrie.
Eymerich feuilleta le volume. L’encre cristallisée en prouvait l’ancienneté. Les pages étaient denses, mais la calligraphie claire et élégante. Elle était probablement due à un copiste de bonne culture.
L’inquisiteur fixa Pétrarque.
— Je crois comprendre, dit-il. Vous avez placé autour de Sémiramis des objets qui ont tous la même initiale.
— Exactement.
Pour la première fois le poète sourit.
— Sémiramis est Némésis. La molène est appelée en grec « nekya », le rémora « naukrates » et l’oie « nessa ».
— Il manque la pierre.
— Dans les Kyranides, elle n’est rien d’autre qu’un fragment d’autel dédié à la déesse Némésis. En voici un.
Le poète indiqua une amulette suspendue au mur, dans un angle de la pièce.
— Ce pendentif provient d’un endroit dédié à la déesse, à Rhamnonte, en Grèce.
Eymerich se leva et s’approcha de l’objet de forme oblongue suspendu par un cordon à un clou. Il le prit tout en réfléchissant à voix haute.
— Le motif est usé, mais il représente une jeune fille debout sur une roue. Et d’autres symboles et lettres indiscernables.
— Cette amulette a plusieurs siècles, dit Pétrarque, content de lui. Il fut un temps où on pouvait y lire « Némésis » et le nom des éléments que je vous ai cités commençant par la lettre « n ».
Eymerich soupesa un instant l’objet puis le laissa retomber. Il retourna à son siège mais resta debout.
— Cette théorie d’un lien unissant les pierres, les plantes et les animaux dont le nom commence par la même lettre est probablement la plus stupide que j’aie jamais entendue.
— Je suis d’accord et je ne m’en suis servi qu’à des fins artistiques. J’ai demandé à Altichiero, ici présent, de peindre une scène semblable à celle qu’il y avait sur l’amulette.
Le peintre, au lieu de confirmer, fit un pas en arrière. Il avait manifestement peur de l’inquisiteur.
Eymerich réfléchit brièvement puis demanda :
— Mais pourquoi donc, messire Pétrarque, avez-vous voulu une fresque inspirée par les Kyranides ?
— Pure poésie, mais avec un sens caché. La treizième combinaison des éléments, dans le traité de Cyrus, chasse les démons et les détruit. J’ai voulu signifier au spectateur initié que l’utilisation astucieuse d’objets dissemblables mais liés entre eux pouvait détruire le démon musulman et son repaire, Andrinople, qui a remplacé l’ancienne Ninive. Qui commence par la lettre N.
— Mais vous croyez vraiment à tout ça ?
— Bien sûr que non. Comme je vous l’ai dit, il s’agit de pure poésie.
Pétrarque sourit pour la deuxième fois en découvrant des dents jaunâtres.
Eymerich, qui avait les dents très blanches, laissa un instant se manifester ses véritables sentiments.
— La poésie n’est rien d’autre qu’une exhibition de sa propre faiblesse en rimes, lança-t-il avec méchanceté.
Mais il se ressaisit aussitôt.
— Dans la fresque on distingue également quatre colonnes. Elles ne sont pas représentées sur l’amulette. Vous pourriez m’en dire deux mots.
— Je vais peut-être céder la parole à maître Altichiero. Il connaît la question et pourra peut-être clarifier…
Eymerich secoua la tête.
— Pas question, messire. Altichiero est à moitié fou. C’est vous qui allez me l’expliquer.
Pétrarque déglutit péniblement.
— Je vais vous lire un passage des Kyrani Kyranides. Il se rapporte au mythe des géants.
— Il ne s’agit pas d’un mythe, mais de la vérité de la foi, répondit l’inquisiteur. Courage, lisez.
Il reprit place sur son siège et croisa les mains sur son ventre plat.
— Commencez la lecture, je vous écoute.