François Pétrarque ouvrit l’imposant manuscrit des Kyranides et commença à lire :
— « Veniens ergo ad quemdam locum distantem a civitate militaria IV columnam vidimus cum turre magna quam incolae de Syria dicebant se attutisse et collocasse ad sanitatem et curationem virorum civitatis. »
Le poète s’interrompit et leva la tête.
— Vous comprenez, maître Altichiero ?
Le peintre secoua la tête.
— Pas un mot, messire François.
— Alors je poursuivrai dans notre langue, et je résumerai même un peu.
Si le père Nicolas n’y voit aucun inconvénient.
Eymerich haussa les épaules.
— Comme vous voulez, mais ne perdez pas de temps.
— Très bien.
Pétrarque fit glisser son doigt sur les lignes du manuscrit.
— En dehors de la tour colossale dotée de pouvoirs curatifs, l’auteur rapporte en avoir vu trois autres dans le désert syrien, éloignées de la première respectivement de cinq milles, deux milles et demi et quatre milles. « Hae fuerunt aedificatae a Gigantibus qui in coelum volebant ascendere » : on prétend qu’elles furent bâties par des géants qui voulaient escalader le ciel. Ils furent cependant foudroyés pour punir l’audace de leur entreprise pécheresse… On reconnaît là l’influence de la mythologie gréco-romaine, avec les célèbres légendes des géants et des titans.
Eymerich se raidit.
— Vous me surprenez, messire Pétrarque ! N’oubliez pas que l’existence des géants est, comme je vous l’ai déjà dit, digne de foi.
— Je ne sais pas si je vous ai bien compris, mais…
Le poète était si étonné qu’il eut du mal à poursuivre.
— … vous êtes en train de dire que les géants auraient réellement existé ?
L’inquisiteur sourit.
— L’ignorance typique des franciscains ne devrait pas autant m’étonner, mais rassurez-vous, je ne vous en tiendrai pas rigueur. Personne n’est parfait. Les géants ont existé à l’époque où des centaines d’anges, les egregoroi, descendirent au milieu des humains. Certains d’entre eux désobéirent à Dieu et s’accouplèrent avec des humaines. Des monstres de grande taille naquirent.
— Je n’avais jamais entendu une histoire pareille !
— Fâcheux. L’ordre auquel vous appartenez néglige peut-être la lecture de l’Ancien Testament… Frère Pedro, vous souvenez-vous des références exactes ?
Bagueny plissa le front pour sonder sa mémoire.
— Je crois que oui, magister. Genèse, chapitre 6, paragraphes 1, 2 et 4.
Eymerich acquiesça et fixa François Pétrarque avec sévérité.
— Vous m’avez l’air de témoigner une confiance très relative envers les Écritures. Passons. Par contre, ne vous avisez plus de douter devant moi de l’existence des géants. Cela relève de l’hérésie.
Le poète avait pâli. Il tenta cependant une dernière fois de se justifier.
— Les Écritures, mais surtout l’Ancien Testament, ont parfois recours à un discours imagé qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre. Les exemples sont nombreux. Les géants sont peut-être des métaphores.
— Ce n’est pas votre faute, mais vous vous trompez.
Eymerich paraissait s’amuser.
— Les géants sont précisément décrits et nommés, dans le Livre d’Enoch. Il est vrai que les juifs le considèrent comme un apocryphe, mais son authenticité a été prouvée par des pères de l’Église comme Origène, Justin Martyr, Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie. On ne peut pas être chrétien et ne pas croire aux géants : ce serait un blasphème.
— Mais les anges ne peuvent pas être méchants !
— Et pourquoi ça ? Ils sont l’épée de Dieu. S’ils se révoltent, ils peuvent être aussi terribles que des démons. Parce qu’ils continuent à porter l’épée même s’ils trahissent.
— Avec tout le respect que je vous dois, vous prenez une narration métaphorique pour une narration réelle !
L’expression amusée qui avait marqué un instant les traits d’Eymerich disparut.
— C’est toute la différence entre les dominicains et les franciscains. Ceux de mon ordre défendent une doctrine, même au-delà des contradictions apparentes. Même quand elle paraît soutenir l’impossible. Pour vos amis, adeptes sans scrupules de saint François, tout principe est relatif. Hormis la règle de la pauvreté : la seule que vous faites semblant de respecter, mais avec des milliers d’exceptions.
L’inquisiteur attendait une réaction qui ne vint pas. François Pétrarque paraissait totalement déconcerté. Eymerich poursuivit.
— Les franciscains ont donné vie à je ne sais combien d’hérésies, plus pures et plus pauvres les unes que les autres. On trouve dans leurs rangs de faux prophètes, des théologiens autoproclamés, de faux mendiants guère différents d’un cathare ou d’un patarin. D’Arnaud de Villeneuve à Joachim de Flore et Pierre de Jean Olieu, en passant par l’infâme Raymond Lulle. Les seuls stigmates visibles sur leurs corps sont ceux de l’ignorance et de la honte. Je vous défie de trouver un dominicain avec des marques semblables, aussi stigmatisantes.
Le poète tenta de réagir.
— Mais vous faites l’éloge de l’intolérance !
— Et ça vous surprend ? Vous devriez vous confesser le plus vite possible. Être tolérant signifie supporter avec complaisance celui qui pense différemment de vous. Mais Dieu est un, la vraie foi est une, l’Église est une. Et en dehors il n’y a que le mensonge, et le mensonge appartient au démon. Auriez-vous pactisé avec le diable ?
Un profond silence tomba dans la pièce. Pétrarque ne savait où poser son regard, Altichiero était mort de peur. Seul Bagueny riait en silence.
Eymerich savoura sa victoire. La satisfaction le rendit généreux. Il changea lui-même de sujet et sauva le poète de l’embarras.
— Revenons à la fresque. Je ne parle pas des quatre colonnes des Kyranides dont l’existence est douteuse, mais du lien censé exister entre différents objets ayant la même initiale. Vous y croyez, vous ?
Quelque peu soulagé, Pétrarque réussit même à esquisser un sourire.
— Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. C’est un peu comme croire à l’astrologie…
Il remarqua l’expression de son interlocuteur et s’empressa de corriger le tir.
— … Qui est cependant un péché et condamnable. Je ne sais pas si vous avez remarqué la grande plante que j’ai fait pousser dans le petit jardin près du presbytère. C’est une molène. J’espère qu’un jour, si je la romps avec suffisamment de conviction, je transmettrai une impulsion capable de détruire tous les Turcs, les Arabes, les Chaldéens et les musulmans confondus.
— Je n’ai pas vu cette plante. Voulez-vous bien me la montrer ?
— Elle n’a rien de spécial. C’est une simple…
— J’aimerais l’examiner.
Même s’il respectait une certaine courtoisie, le ton d’Eymerich était toujours péremptoire, voire menaçant. François Pétrarque, qui paraissait maintenant plus perplexe qu’effrayé, s’extirpa de son siège. Il décrocha l’amulette du mur et la donna à l’inquisiteur en signe d’amitié.
— Prenez-la. Je vous l’offre. Gardez-la précieusement. Comme je vous l’ai dit, elle est très rare : il n’existe plus aujourd’hui d’autels dédiés à Némésis.
Il remarqua peut-être qu’Eymerich n’était pas très content du cadeau, bien qu’il l’eût déjà mis dans sa sacoche. Il prit alors le manuscrit des Kyranides et le lui tendit.
— Je vous l’offre également, pour bien vous signifier que je ne suis pas un adepte d’ouvrages de nécromancie. Il est aussi rare que l’amulette.
— Merci.
Eymerich fit glisser le livre sous son bras gauche.
— Et maintenant, accompagnez-nous dehors.
Le soleil se couchait mais il colorait encore Padoue de teintes chaudes, veloutées. À l’approche de Complies, les pèlerins de sexe masculin (les femmes étaient peu nombreuses) commençaient à investir les nombreuses tavernes pour dîner et boire quelques verres de vin. Ils étaient devenus silencieux. L’atmosphère de tranquillité rendait la ville plus belle. Mais il y avait encore des franciscains partout, seuls au milieu des pèlerins ou en groupes. Ce qui empêcha Eymerich de savourer pleinement la sérénité printanière du soleil couchant.
— Voilà un plant de nekya, c’est-à-dire de molène, annonça le poète. Si Cyrus de Perse avait raison, des liens subtils la relient à différentes substances minérales, végétales ou animales. Utilisée pour une bonne cause, elle a, d’après les Kyranides, des effets curatifs comme la pierre de Némésis. Elle chasse en particulier les démons des rêves et de la vie. « Si ergo digitum istum ostenderis daemoniaco, statim daemon confitens se ipsum fugiet. »
Eymerich caressa une des fleurs.
— Vous m’avez cependant parlé d’un pouvoir de destruction. Vous faisiez allusion au principe selon lequel quod non servat occidit ?
— Plus ou moins, oui. Si elle est utilisée pour une mauvaise cause, les connexions entre les éléments peuvent produire un déchaînement de forces malignes à la fois dans l’espace et dans le temps. Tout dépend des intentions de l’utilisateur. À condition que les Kyranides disent la vérité.
Eymerich serra une corolle de pétales jaunes dans la paume de sa main droite sans vraiment les écraser.
— Si j’écrase maintenant ces pétales en pensant à un objectif précis, dans une minute, un siècle ou un millénaire, je le ferai disparaître.
— Oui, si on se fie au texte. Vous utiliserez quelque chose qui, au lieu de chasser les démons, les évoque et provoque une catastrophe. Si les géants ont existé, comme vous me l’avez assuré, ils pourraient être rappelés de l’enfer pour semer la destruction.
Eymerich était toujours sceptique.
— Vous pensez vraiment que si j’écrasais la fleur que j’ai dans la main, cela provoquerait à une époque indéterminée la chute d’une ville entière sous les coups de boutoir des géants ?
— Non, je ne le crois pas ! répliqua Pétrarque, de nouveau sur la défensive. Je vous parle seulement d’un manuel de magie naturelle que j’ai utilisé dans un but poétique. Une simple fleur ne peut pas détruire une ville entière. Mais peut-être que l’amulette que je vous ai donnée y parviendrait.
— Intéressant ! C’est peut-être le moment d’essayer.
— Non, ne faites pas ça ! Ne faites pas ça !
Eymerich devint brusquement furieux.
— J’en ai assez de ces bêtises absurdes et diaboliques !
Il brandit le manuscrit au-dessus de sa tête et le projeta par terre de toutes ses forces. Les coutures lâchèrent et les feuilles s’éparpillèrent dans le pré.
— Vous êtes l’otage de superstitions indignes d’un chrétien ! s’exclama-t-il en piétinant les pages.
Pétrarque poussa un cri de douleur et d’indignation.
— Non ! Il est quasi-introuvable !
Il essaya de récupérer quelques liasses des Kyranides que les pieds de l’inquisiteur n’avaient pas écrasées.
Eymerich l’en empêcha.
— Arrêtez ! Ce livre devrait être brûlé et vous avec !
La menace fit immédiatement son effet. Pétrarque recula.
Eymerich se radoucit brusquement. Comme après chaque accès de violence. Cette fois-ci, cependant, il n’éprouva aucune gêne.
— Allons, messire. Admettez qu’en détruisant ce texte païen je n’ai fait qu’accomplir mon devoir. J’ose espérer que votre réaction fut celle d’un bibliophile et non d’un daemonum evocator.
L’air navré, le poète ne répliqua pas. Le frère Bagueny, pourtant habitué aux débordements du magister, paraissait impressionné et avait l’air bizarrement sérieux. Altichiero da Zevio eut, quant à lui, une réaction inattendue. Sans préavis, il bomba le torse et s’avança vers l’inquisiteur. Toute trace de peur avait quitté son regard.
— Vous êtes un misérable insolent ! dit-il d’une voix étranglée. Vous venez d’offenser de manière indigne un des plus grands poètes vivants ! Vous croyez peut-être que Padoue c’est l’Aragon ? Que vous pouvez y étaler votre mépris, en insultant des princes et des artistes ?
Chaque fois qu’il se sentait attaqué, Eymerich, pourtant nerveux de nature, devenait calme et sarcastique. Il croisa les bras sur sa tunique blanche. Même le soleil couchant ne parvenait pas, pour l’instant, à l’assombrir.
— Et ce serait vous l’artiste ? Alors je vous informe, messire Altichiero, que si un prince s’intéresse à la forme, un homme d’Église – un vrai, pas un franciscain passé sous les ordres uniquement pour s’assurer une rente et pouvoir écrire impunément des bêtises – est soucieux des contenus. En dehors de Sémiramis et des symboles magiques, donc sataniques, qui l’entourent, vous avez peint une salle entière avec des images de païens que vous glorifiez, alors qu’ils brûlent au même instant en enfer !
Altichiero lui rit au nez.
— Personne ne pourra supprimer mon art ! Demandez-le à François de Carrare ! Il vous expulsera de Padoue, comme il aurait dû le faire dès que vous y avez mis les pieds !
— En effet, je ne peux rien faire, sinon vous maudire, admit Eymerich.
Il tendit brusquement un bras vers une fleur de molène qu’il écrasa entre ses doigts.
— J’espère de toutes mes forces que vos « hommes illustres » brûleront tôt ou tard et se retrouveront dans le même état que cette fleur à moitié pourrie.
— Mais vous êtes fou ! s’exclama le peintre.
— C’est vous le fou. En Aragon vous iriez sur le bûcher, ici vous avez juste droit à la damnation éternelle. Mais je sais que tôt ou tard, vos peintures obscènes brûleront !
Eymerich éclata de rire.
— Sala Virorum Illustrium ? Un jour ce ne sera plus qu’un souvenir, et elle aura le nom qu’elle mérite : la Salle des Géants.
Bagueny tira Eymerich par la manche.
— Magister, la nuit est tombée. Il vaut mieux que nous partions d’ici.
— Tu as raison, répondit l’inquisiteur.
Il ne prit même pas congé du poète et du peintre, tous deux paralysés par sa brutalité. Il tendit juste un doigt dans leur direction.
— Les artistes s’imaginent parfois que leur condition les autorise à la licence, au paganisme, voire à la nécromancie. Je ne sais pas si les fresques d’Altichiero seront détruites, mais en tout cas je le souhaite. Pas parce que je viens d’écraser une fleur mais pour leur nature pécheresse. Et je me réjouirai encore plus de la chute d’Andrinople. Pas grâce à une stupide amulette ou à des formules imbéciles, mais à la puissance des armées chrétiennes. Quand cela se produira, messire Pétrarque, vos poésies lascives seront complètement oubliées, car le pouvoir de l’Église, patronne du monde, se sera libérée de ses scories.
Il n’y eut aucune réponse.
Ils franchirent de nombreuses ruelles, et lorsque le Dôme ne fut plus visible, Bagueny prit enfin la parole :
— Je vous avais rarement vu mécontenter d’un coup une ville entière, magister, du prince aux intellectuels les plus prestigieux. Il vaudrait mieux avertir les dominicains qui nous ont accueillis. J’ai dans l’idée que, dès demain, il va y avoir des représailles.
— Demain, nous ne serons plus là. Nous allons juste récupérer nos affaires. Et nous partirons cette nuit même.
Bagueny émit un soupir de soulagement.
— Je n’en espérais pas tant. Le voyage va être long et pénible, mais je suis prêt à chevaucher même de nuit pour aller en Catalogne !
— Nous n’allons pas en Catalogne ! Nous allons à Venise. C’est de cette ville que part la croisade !
Dans l’obscurité, Eymerich ne pouvait pas voir son compagnon, mais il devina sa réaction aux intonations de sa voix.
— Vous parlez sérieusement, magister ? murmura le petit dominicain d’une voix tremblante. Et qu’irait-on faire là-bas ?
— Je veux en savoir plus sur ces colonnes dans le désert. Voir si elles existent vraiment. Et aller détruire les géants, s’ils sont encore vivants.
Il y eut un moment de silence, puis Bagueny reprit la parole.
— Les buts sont nobles. Mais je ne suis pas taillé pour ça. Je n’ai combattu aucun géant de ma vie, et je suis de petite taille. Je suivrai vos exploits et ceux des croisés de Gérone. Je me débrouillerai pour avoir de vos nouvelles.
— Taisez-vous ! explosa Eymerich. Vous êtes un dominicain et donc un combattant. Vous devez être préparé à la guerre contre les infidèles. Je vous conduis à l’affrontement final. Vous devriez m’en être reconnaissant.
— Merci, dit Bagueny après un silence interminable.
— De rien, répondit Eymerich d’un ton affable.