CHAPITRE VII
Les colonnes de Ninive – II

Muhammad Abu Khaled, lieutenant-colonel de la RACHE du Moyen-Orient, suait sous son keffieh. Il observait à travers des jumelles à infrarouge le déroulement du énième assaut contre les colonnes érigées par les Américains. Il était venu de Syrie pour participer au jihad, et il s’était imaginé qu’en Irak il faisait aussi froid la nuit qu’il faisait chaud le jour, comme chez lui. C’était peut-être vrai dans d’autres régions, mais pas ici, à Nimrod, entre Mossoul et Ninive.

Il posa ses jumelles et se tourna vers Leïla, son aide de camp. Il n’arrivait pas à concevoir qu’une femme puisse avoir le grade de sergent et donner des ordres à des subordonnés de sexe masculin. Mais la RACHE en avait décidé ainsi et il n’était pas question de la critiquer. Toute protestation au sein de l’armée à l’uniforme noir conduisait devant le peloton d’exécution.

— Comme d’habitude, les Mosaïques n’ont pas l’air de voir les géants, lui dit-il. Elles se dirigent droit sur nos hommes. Impossible de les arrêter.

— En fait, tout le problème est là, nous ne savons toujours pas ce que sont les Mosaïques, répondit-elle.

— Exact. Mais tôt ou tard nous le découvrirons. Ce n’est qu’une question de jours.

Ils se trouvaient dans ce qui restait de l’ancien temple assyrien d’Ishtar de Kidmuri, à Nimrod. Les pierres millénaires, comme les remparts de Ninive et les autres vestiges archéologiques, n’étaient plus maintenant que des tas de gravats, avec de rares pièces encore intactes. Les bombardements américains qui avaient lieu à intervalles réguliers depuis cent cinquante ans avaient pulvérisé et enseveli le passé de l’Irak. Ninive avait encore quelques restes, Nimrod même pas.

Muhammad ne se souciait guère du passé assyrien des ruines. La seule chose de bien qu’avaient faite les Yankees et leurs amis de l’Euroforce était de les avoir pulvérisées. Les Assyriens avaient adoré des divinités absurdes, à la barbe frisée. Ils n’avaient reconnu ni Allah, ni le Prophète. Qu’ils aient vécu bien avant Mahomet n’avait aucune importance. Un peuple dévoué a toujours des prémonitions. Les juifs, par exemple, avaient anticipé le prophète Jésus-Christ, par l’intermédiaire de Jonas. Les Assyriens n’avaient pas prévu Allah et leurs bas-reliefs ne valaient guère mieux que leurs dieux.

Le vieux général Vogelnik, un vétéran de l’Afrique chargé de superviser la RACHE du Moyen-Orient, pénétra dans la salle au plafond écroulé. Maigre, des cheveux blonds là où ils n’avaient pas encore blanchi, un regard de glace. Un Slave. Il mâchonnait un cigare. Il s’appuya contre un chambranle de guingois.

— Du nouveau ?

— Ils ont lâché un groupe de Mosaïques. Elles sont insensibles aux hallucinations et se dirigent vers nos troupes, indifférentes aux géants. J’ai dans l’idée qu’elles ne les remarquent même pas. À ce que j’en sais, elles n’ont pas de cerveau. Elles détruisent tout ce qui doit être détruit. Nos Polyploïdes ne font pas le poids.

— Vous permettez ?

Vogelnik arracha les jumelles des mains de son subalterne. Il ajusta la profondeur de champ sur quatre colonnes, différentes en taille et en volume, dressées par les Américains un siècle plus tôt.

Muhammad haïssait encore plus le général que Leïla. Il faut dire qu’il n’appréciait aucun gradé de la RACHE, et ce sentiment était partagé par la plupart des soldats de la foi engagés dans cette partie du monde. Quand ils avaient dû choisir entre les démocraties vacillantes de l’Occident et le nazi-communisme de la RACHE, ils avaient opté, à contrecœur, pour le second.

Au moins, les Slaves n’avaient jamais infligé aux islamistes les mêmes humiliations que les pays de l’Ouest. Ils possédaient de plus des technologies de pointe et les distribuaient sans hésiter en échange de matières premières. Les Occidentaux, eux, les voulaient sans contrepartie. Mais la RACHE exigeait malheureusement le commandement absolu de ses unités internationales.

Vogelnik était arrogant et impérieux comme tous les officiers qui portaient l’uniforme noir à col rouge.

— Cet assaut est une véritable connerie. Les Mosaïques sont tout près des nôtres et rien ne peut les détourner. Les projectiles et les rayons traversent leur corps sans les altérer. Ordonnez la retraite.

Muhammad faillit réagir, mais Leïla, qui pensait la même chose que lui, le devança.

— Mon général, les géants n’ont jamais été aussi bien programmés. Ceux qui vivent dans les tours doivent vraiment se sentir à deux doigts de la mort. Et puis pour nous, fédayins, se retirer n’est pas seulement un déshonneur, c’est un péché mortel.

Pour une fois Muhammad remercia intérieurement la jeune fille. Elle avait dit ce qu’il n’aurait jamais osé exprimer, conscient que toute objection était synonyme de mort.

Vogelnik éclata de rire, mais il n’éprouvait bien sûr aucune joie.

— Petite, pour nous qui ne sommes pas fédayins, il est tout à fait normal de laisser tomber un os lorsqu’on n’arrive pas à le mordre. La fascination de la belle mort est le propre des imbéciles. Le problème n’a rien à voir avec les Yankees qui se trouvent dans les tours, mais avec les Mosaïques qui sont insensibles aux hallucinations et ne meurent jamais, sauf si on les réduit en charpie.

— Elles ne sont pas sensibles aux hallucinations car elles n’ont pas de cerveau, dit Muhammad. Et elles ne meurent pas car elles sont déjà mortes.

— Pour être sûr de ça, il faudrait pouvoir en capturer une.

— Mais nous l’avons déjà fait.

Vogelnik sursauta.

— Vivante ? Ce serait bien la première fois.

— Oui, vivante.

— Emmenez-moi la voir tout de suite, bordel ! Où l’avez-vous mise ?

Le général s’emporta.

— C’est vraiment pénible de faire équipe avec vous, les Arabes. Vous cachez toujours les informations essentielles.

Muhammad ne releva pas la remarque. Il indiqua la fenêtre éclairée par les lueurs des explosions.

— Elle est dans le temple de Nabû. Ses souterrains sont encore intacts.

— Conduisez-moi là-bas, lieutenant-colonel. Mais d’abord, donnez l’ordre à vos hommes de réintégrer la base. Et au centre « Anomalies » d’éteindre les géants. La bataille rangée est reportée à la nuit prochaine.

Bien que réticent, Muhammad obéit.

Vogelnik dévisagea Leïla.

— Montre-moi le chemin, petite. Ou plutôt « sergent ». Dommage que tu gardes ce chiffon sur ton visage. Tes grands yeux verts indiquent qu’il doit être très beau.

La jeune fille ne répondit pas et quitta rapidement la salle pour s’engager dans une allée constituée de fragments de statues et de tas de gravats, restes de bâtiments détruits.

Au-dessus de Nimrod, le ciel se teintait lentement de rouge. L’aube s’annonçait.