CHAPITRE VIII
Le départ des croisés

— Vous aimez Venise, magister ? demanda Bagueny, en savourant déjà la réponse.

— Qui pourrait aimer un égout à ciel ouvert, avec des eaux putrides qui coulent un peu partout ?

Eymerich fit une grimace.

— Celui qui a fondé cette ville devait avoir du sang de rat pour avoir l’idée de vivre ainsi sur un cloaque.

Les deux dominicains se trouvaient face à la basilique Saint-Marc, attendant le cortège des croisés qui se dirigeaient vers le port. La mer et les canaux exhalaient d’infects effluves mais le soleil parait la scène d’une rare beauté pour tout autres yeux que ceux de l’inquisiteur. Une foule gaie et curieuse occupait la place, plébéiens et aristocrates, religieux de tous ordres, soldats de la Sérénissime, notables en habit noir et col blanc, valets et esclaves à la peau noire. Une véritable fête des couleurs.

C’était le 20 juin 1366. Eymerich fêtait ses quarante-six ans, mais les anniversaires n’avaient pour lui aucune importance. Sa légendaire nervosité était exacerbée par la foule bruyante et la pensée de revoir sous peu le chef de la croisade : Amédée de Savoie, qui aimait se faire appeler « le Comte Vert ».

Un premier contact avait eu lieu trois jours plus tôt et il n’avait pas été enthousiasmant. Amédée avait dit à Eymerich en guise d’entrée en matière qu’il « le croyait mort » : il se souvenait de lui, six ans plus tôt, aux mains du tribunal des propriétaires terriens de la vallée d’Aoste, bien décidés à supprimer celui qui les accusait d’hérésie. Puis, ayant constaté que l’inquisiteur était bel et bien vivant, il lui avait annoncé qu’il ne l’embarquerait pas sans un ordre du pape en bonne et due forme.

Eymerich n’avait pas le temps d’attendre un mandat d’Avignon. Il avait travaillé toute la nuit pour rédiger une fausse lettre de mission signée par le pape Urbain V, truffée de cachets en cire qui imitaient ceux des pontifes. À l’objection timide de Bagueny « Vous pensez que c’est légal, magister ? », Eymerich avait répondu d’un ton sec : « Bien sûr, quelle question ! Quand des problèmes vitaux pour la foi chrétienne sont en jeu, un de ses agents peut faire ce qu’il veut ». « Mais si le pape l’apprend, comment le prendra-t-il ? » « Il ne le saura pas. Le départ est proche. Il faut au minimum six jours pour aller de Venise à Avignon et revenir. Nous serons partis avant. »

Face à la basilique Saint-Marc (qu’il trouvait hideuse, toute dégoulinante de fioritures), Eymerich attendait de découvrir si sa forfaiture allait fonctionner. Il supportait ainsi la foule joyeuse et en sueur qui se pressait autour de lui, lui offrant toute la palette des puanteurs humaines. Un son déchirant de trompettes mit enfin un terme à son désagrément.

— Les croisés arrivent, observa Bagueny.

— Merci. Je l’avais compris tout seul.

Le cortège qui s’avançait entre les acclamations était vraiment singulier. Derrière les trompettes et les tambours, le doge de Venise Marco Corner et Amédée de Savoie avançaient d’une démarche majestueuse. Le premier avait une attitude humble et boitillait un peu. S’il n’avait été revêtu d’une somptueuse soutane et d’un manteau lamé d’or, personne n’aurait imaginé que ce petit vieux desséché était l’empereur de l’Adriatique.

Son physique frêle contrastait avec l’allure jeune et robuste d’Amédée de Savoie, vêtu d’un justaucorps, d’un pantalon vert et d’une cape blanche barrée d’une croix écarlate au niveau des épaules. Derrière venaient les barons parés de vestes, de pantalons et de chapeaux verts, tout comme les caparaçons des chevaux, bridés par des palefreniers. Les soldats – archers, hallebardiers, arbalétriers – arrivaient en dernier, précédés par la bannière de Savoie.

— On dirait une armée d’artichauts en marche, plaisanta Bagueny.

Eymerich haussa les épaules.

— À partir du moment où ils savent se battre contre les Turcs… Mais il faut maintenant que je trouve le moyen d’approcher le comte.

La foule ne rendait pas la tâche facile. L’inquisiteur n’y parvint que sur le quai, derrière les poupes élevées des galères aux rames levées et aux voiles baissées, parées pour l’embarquement. L’odeur y était quasiment insupportable, comme si tous les égouts de Venise convergeaient en ce lieu (ce qui était fort probable). Les trompettes cessèrent de souffler dans leurs cuivres et les tambours de frapper leurs peaux de chèvre. Les soldats avaient dressé un cordon de sécurité pour tenir la foule à distance.

Eymerich franchit cette barrière sans difficulté, probablement grâce à sa tunique blanche et à sa cape noire, et il courut en direction d’Amédée VI, suivi par Bagueny.

— Monsieur le comte, vous avez reçu le message du pape Urbain ?

Le comte lui renvoya un regard noir.

— Je l’ai reçu et cela ne m’a pas fait plaisir, répondit-il, l’air renfrogné.

C’était un homme encore jeune, imberbe, aux cheveux tressés sur le haut du crâne en forme de turban.

— Partant combattre à sa demande, je ne peux cependant pas lui désobéir. Vous viendrez avec moi.

Eymerich s’inclina pour simuler sa reconnaissance.

— Mille fois merci, monseigneur. Sur quelle galère dois-je monter ?

— Sur la mienne, la plus grande.

Amédée indiqua une embarcation de couleurs vives, au tirant d’eau réduit, mais d’allure imposante. Il n’y avait qu’un seul pont, comme sur la plupart des galères, recouvert d’une toile, comme par hasard de couleur verte. Avec un unique mât à la voile triangulaire affalée.

— Superbe navire, commenta Eymerich pour remercier le comte.

Il accompagna sa louange d’une courbette.

L’autre bomba le torse en faisant bruisser son justaucorps de velours.

— Vraiment ? Moi aussi je le trouve magnifique. Une chaloupe va se libérer du quai pour venir vous prendre, père Eymerich. Nous nous reverrons à bord… Le petit homme qui est à vos côtés vous accompagne ?

L’inquisiteur s’inclina de nouveau.

— Il s’agit du frère Bagueny, lui aussi de l’ordre des Prédicateurs.

— Il embarque avec vous. Sur le vaisseau amiral, vous trouverez d’autres confrères embarqués comme aumôniers de guerre. Franciscains, augustiniens, je ne me rappelle plus très bien.

— Oh, quelle bonne nouvelle !

Eymerich s’inclina pour la troisième fois. La tête basse, il lança un regard indigné à Bagueny, qui lui en envoya un amusé en retour. Ce qui l’agaça encore plus.

Quelques instants plus tard, l’inquisiteur prenait pied sur le pont en franchissant aisément le parapet ; puis il aida Bagueny, empêtré dans l’échelle de corde qui avait été déroulée à la verticale de leur chaloupe. Malgré sa petite taille, le dominicain ne faisait preuve d’aucune agilité.

Ils furent accueillis par le sous-comite, l’officier le plus haut gradé présent sur le navire. Il les salua d’un geste ample de son chapeau à plumes (vertes, naturellement).

— Au nom de l’amiral Étienne de la Baume, je vous souhaite la bienvenue à bord, mes révérends pères, dit-il en vénitien, langue qu’Eymerich, connaissant l’italien et le catalan, comprenait assez bien. On m’a informé de la venue de deux autres religieux à la dernière minute, mais j’ai fait mon possible pour vous garantir une traversée confortable.

Eymerich parcourut du regard le pont de la galère, tandis que des rafales d’air salé lui fouettaient désagréablement le visage. Il y avait une trentaine de bancs de rameurs, ce qui était beaucoup pour la coque étroite d’une galère de guerre. Apparemment peu d’hommes libres parmi les candidats au voyage : chacun d’eux était enchaîné à la rame et avait à ses côtés cette sorte de sac qui servait traditionnellement de lit aux prisonniers contraints de dormir sur le pont. Il s’agissait de détenus ou d’esclaves balkaniques, inquiétants et robustes.

Bien que n’étant pas encore tous à bord, les soldats étaient nombreux. Ils s’installaient calmement sur les passerelles aménagées pour eux sur les flancs du navire. Il y avait des archers, des arbalétriers, des pavoisiers et de nombreux « brigands », c’est-à-dire des mercenaires génois. Ils avaient l’air beaucoup plus nombreux sur les galères ancrées de part et d’autre du vaisseau amiral, probablement destinées à des fonctions moins représentatives.

Eymerich s’était déjà incliné de trop nombreuses fois pour récidiver face à un quelconque subalterne. En échange, il s’adressa gentiment au marin en catalan.

— Je vous remercie pour votre accueil, monsieur, et j’invoque pour vous la bénédiction de Dieu. Avec quels autres hommes d’Église allons-nous voyager ?

— L’un d’eux est sur le point de vous rejoindre. Il s’agit de fra Bartolomeo, des Serviteurs de Marie. Je le vois arriver.

Eymerich retint avec peine une grimace. Les servites n’étaient cependant pas les pires des religieux. Ils devaient leur survie à Benoît XI, un pape dominicain qui les avait reconnus en 1304 par une bulle appropriée, Dum levamus. Depuis lors, pour prouver leur reconnaissance, ils s’étaient associés à l’ordre de Saint-Dominique dans les fréquents conflits doctrinaires qui les opposaient aux franciscains.

Eymerich les trouvait un peu trop timorés, mais il les préférait tout de même aux adeptes de saint François, qui flirtaient en permanence avec l’hérésie, et aux cisterciens, congrégation de parasites reclus dans leurs monastères.

Le nouveau venu validait les préjugés de l’inquisiteur. Il avait des joues tombantes, un ventre bedonnant et un soupçon de barbe qu’il avait oublié de raser.

Le subalterne prit congé par une dernière envolée de son chef emplumé.

— Veuillez m’excuser, mes révérends père et frère. Les chaloupes transportant les nobles et la troupe sont sur le point d’accoster. Je dois aller les accueillir.

Adossé au bastingage, Eymerich accorda son attention au servite.

— Dominus vobiscum, mon frère, lui dit-il en latin vulgaire. Que faites-vous à bord de ce navire ? Quelle fonction occupez-vous ?

L’autre lui répondit en souriant, dans la même langue agrémentée d’expressions provençales.

— Que le Seigneur soit aussi avec vous, père Eymerich. Quand on m’a appris que vous alliez participer à la croisade, j’ai eu du mal à le croire. À Avignon ils louent tous votre fermeté et la main de fer avec laquelle vous écrasez l’hérésie dans le royaume d’Aragon.

— Tous ? demanda Eymerich avec une pointe de sarcasme.

Fra Bartolomeo laissa paraître un certain embarras.

— Eh bien, vous avez également des ennemis déclarés.

Il évita brillamment la phase de crise.

— Vous jouissez cependant de la bienveillance de notre pape Urbain. Et j’ai rencontré en France au moins trois dominicains qui chantaient vos louanges : Lambert de Toulouse, Simon de Paris et un de vos amis proches, le défunt père Jacinto Corona de Valladolid.

À l’évocation du père Jacinto, Eymerich eut un instant d’émotion.

— Peut-être la seule personne au monde qui me fut vraiment proche.

Bagueny, qui s’était tenu à distance, fit un pas en avant, l’air indigné.

— Et moi je suis quoi, magister ?

— Vous êtes un diablotin vomi par l’enfer pour me tourmenter.

Eymerich tourna le dos à son confrère et fixa Bartolomeo.

— Je vous ai demandé pourquoi vous étiez sur cette galère.

— Ah oui. Je suis le confesseur de Gaspard de Montmajeur, le maréchal de notre commandant, le Comte Vert.

— Je vois. Jamais entendu parler. Mais y a-t-il au moins quelqu’un de célèbre dans cette croisade de minables en tenue d’épinard ?

Bartolomeo se mordilla les lèvres.

— Eh bien, il y a un Français. Je ne me souviens plus de son nom, mais il est très connu dans son pays. C’est un comte ou peut-être même un marquis. Il s’appelle… Bon sang ! Impossible de me le rappeler.

Eymerich se tourna vers Bagueny en affichant un semblant de sourire, synonyme chez lui d’une intense hilarité.

— Bravo, vous l’aviez prédit. C’est la croisade des artichauts. Verts, mais peu nourrissants. Avec juste un peu de pulpe au bas des feuilles.

Bagueny se racla la gorge, une main sur la bouche. Sa voix s’en trouva éclaircie, mais il dut secouer sa main pour se débarrasser de la glaire qui y était collée.

— Ne me dites pas ça, magister ! Vous savez bien que je ne voulais pas venir ! C’est vous qui avez insisté, avec votre emportement à trouver les traces des gé…

— Silence ! ordonna Eymerich.

Son compagnon s’exécuta. Eymerich lança à fra Bartolomeo un sourire qui se voulait cordial.

— Vous ne m’avez pas vraiment répondu. Quel rôle jouez-vous dans cette expédition ? On m’a dit que d’autres religieux voyagent avec vous.

— Oui, mais ils ne sont pas tous servites. Ils sont pour la plupart franciscains et cisterciens. Du côté de la poupe, vous pouvez voir frère Bertrand de Milan. Il est en train de parler avec le sénéchal. Puis il y a Grégoire de Brescia, le frère Albert et d’autres encore, à bord des galères qui nous accompagnent… Quant à notre mission, je suppose qu’elle est semblable à la vôtre.

Eymerich, qui n’avait aucune nomination papale, acquiesça avec gravité.

— Je le suppose moi aussi, mais j’aimerais bien en être certain.

Bartolomeo baissa la voix.

— Urbain n’a pas vraiment pour objectif de libérer Constantinople de la pression des Turcs infidèles mais plutôt de contraindre Jean V Paléologue et son peuple à tomber dans le lit du catholicisme romain. Aucun empereur d’Orient n’a jamais été aussi faible que lui. L’occasion de le convertir doit être saisie. Ce qui explique la présence d’autant d’hommes d’Église parmi les croisés.

— Oui, je le savais, mentit Eymerich. Souhaitons qu’un but si noble jouisse de la protection divine.

Entre-temps, les hommes et les animaux avaient commencé à être embarqués sur les quatre imposantes galères. Les chevaux hennissaient en essayant de se dégager des palans qui les soulevaient du sol.

Les soldats faisaient de leur mieux pour les calmer. Une fois hissés, on les poussait sur une passerelle qui les menait à l’intérieur.

Les nobles arrivaient dans des chaloupes décorées comme pour une fête. Ils grimpaient à bord en grande pompe, aidés par une armée de serviteurs. Sur les quais, les Vénitiens continuaient à applaudir comme si chaque embarquement était un succès collectif. Les applaudissements étaient plus nourris lorsque le noble était particulièrement gras, signe que ce rassemblement officiel faisait également l’objet d’une certaine ferveur populaire.

Sur le vaisseau amiral, un autre étendard avait été hissé sous le drapeau à croix blanche sur fond rouge. Il était bleu avec trois cercles jaunes disposés en diagonale, le plus grand des trois en position centrale. Eymerich indiqua le drapeau à fra Bartolomeo.

— Que signifie ce symbole ?

— Je n’en suis pas très sûr. J’ai entendu dire qu’il représentait la constellation d’Orion. Amédée veut que la croisade soit placée sous ce signe. Lui seul doit en connaître la raison.

Eymerich plissa le front et s’abstint de tout commentaire.