Une semaine après le départ, Eymerich avait fini par trouver la compagnie de fra Bartolomeo presque agréable. Ils dormaient tous deux sur le pont pour différentes raisons : l’inquisiteur ne supportait ni les cafards qui grouillaient en dessous au milieu de la sciure étalée pour éponger les petites infiltrations d’eau ni les odeurs humaines et animales. Le servite était quant à lui indisposé par les hennissements répétés des chevaux. Ils préféraient tous deux le grincement monotone des rames ou le claquement des voiles sous le vent lorsque les rameurs dormaient.
Malgré un vent arrière qui propulsait les galères (au nombre de cinq depuis l’arrivée d’un navire envoyé par le doge), l’air était tiède et le temps agréable, de jour comme de nuit. La flotte restait près des côtes et longeait maintenant la Dalmatie. Des arrêts étaient prévus pour embarquer de l’eau et des vivres, et pour permettre à Amédée et aux autres nobles d’assister à terre aux offices religieux. Il n’y avait cependant eu pour l’instant aucune escale et les messes avaient été célébrées à bord.
— Comment se fait-il que votre confrère ne soit pas avec vous ? demanda fra Bartolomeo tout en étalant sur le pont la couverture dans laquelle il s’emmitouflerait pour la nuit.
— Parce qu’il est frileux, répondit Eymerich.
Ce que lui n’était absolument pas. Il n’avait ni couverture ni aucune autre protection que son manteau.
— Il préfère la compagnie des rats et des insectes immondes à quelques rafales de vent.
— Il n’a peut-être pas une constitution aussi robuste que la vôtre.
— Il le devrait. Ma force est inhérente à ma fonction de soldat de l’Église. Il est également inquisiteur. Comment peut-il affronter les pièges du démon s’il craint le froid ?
— Eh bien, je ne dis pas cela pour prendre la défense de votre compagnon, mais les assauts dont vous parlez sont plutôt associés à la chaleur des flammes.
— Celui qui s’est engagé au service de l’Inquisition ne doit redouter ni la chaleur ni le froid. Les insectes par contre, oui. Leur vie privée de cerveau ressemble à celle des anges déchus après leur rébellion.
À la lumière des torches installées de chaque côté du navire, le visage de Bartolomeo afficha une certaine stupeur, mais il ne fit aucun commentaire. Il s’allongea sur sa couverture et en replia les bords sur sa poitrine, la tête posée sur un empilement de vêtements en guise d’oreiller.
Les rameurs étaient tous endormis et ronflaient bruyamment, allongés sur des matelas de fortune. Il y avait une multitude de bruits à bord, mais peu d’entre eux provenaient d’hommes d’équipage encore debout. Le timonier était l’un d’eux. Sur son château de poupe, il supervisait le maniement des deux énormes rames qui servaient de gouvernails. Dans l’obscurité, Eymerich distinguait à peine sa silhouette sous la faible lumière des lanternes.
— J’ai appris qu’à Negroponte nous allions être rejoints par les autres galères parties de Gênes et de Marseille, lança fra Bartolomeo. Amédée aura ainsi sous son commandement dix-sept navires.
— Je pensais qu’il y en aurait plus, commenta Eymerich. Cela fait au maximum deux mille soldats. Trop peu pour combattre les Turcs et laisser une garnison, si c’est vraiment ce que veut faire le comte.
— Oui, je doute également qu’il veuille protéger Constantinople de façon permanente. Je pense plutôt qu’il envisage quelques conquêtes locales pour asseoir l’influence de sa famille. Seuls les Serbes, s’ils en avaient l’intention, pourraient protéger les restes de l’Empire romain d’Orient.
Eymerich lâcha un petit rire sarcastique.
— Empire romain… Il n’en subsiste qu’un minuscule fragment, peut-être même grec.
Il serra son manteau autour de lui : l’air devenait mordant.
— Je n’ai eu pour l’instant que deux entretiens avec Amédée. Il est clair qu’il veut des terres et qu’il ne retient que l’essentiel de l’idéal chrétien. J’ai eu cependant la nette impression qu’il comptait sur une aide mystérieuse, capable d’imposer son influence sur Constantinople et de freiner l’avancée turque. Il a l’air totalement sûr de lui.
— Les Bulgares sont la seule autre puissance chrétienne de la région en dehors des Serbes, répondit Bartolomeo. Mais ils s’opposent en permanence au Paléologue. Ils n’interviendraient jamais en faveur de l’empire… ou, comme vous le dites si justement, de l’ex-empire.
— Je ne pensais pas aux Bulgares… Il doit y avoir autre chose, mais je ne vois pas quoi.
Cette conversation commençait à fatiguer Eymerich, et il se tourna sur le côté pour dormir. Le servite avait cependant encore une dernière remarque à faire.
— Magister, j’ai remarqué que vous n’adressiez jamais la parole aux autres religieux qui sont à bord. S’ils essaient de s’approcher de vous, vous vous écartez de leur chemin. Bertrand de Milan et Grégoire de Brescia m’ont même dit que, les rares fois où ils vous ont adressé la parole, vous avez fait semblant de ne rien avoir entendu et vous vous êtes aussitôt éloigné.
— Vous faites allusion à un franciscain et à un cistercien, répliqua Eymerich, l’air agacé.
— Et alors ? s’étonna Bartolomeo.
— Trouvez la réponse vous-même.
Eymerich tourna le dos au servite et fit mine de sombrer immédiatement dans le sommeil, espérant ainsi que l’autre se tairait.
Son souhait fut exaucé.
L’inquisiteur eut du mal à s’endormir. Un flot de pensées confuses se bousculait dans sa tête. Quelles pouvaient bien être les véritables raisons de cette croisade en formation réduite et qu’allaient-ils trouver à l’approche du détroit des Dardanelles ?
Il n’avait aucun doute sur les ambitions du Comte Vert, même s’il n’était pas particulièrement avide… ni sur celles des nobliaux qu’il traînait derrière lui, sous le soi-disant « ordre du Collier ». La maison de Savoie désirait depuis toujours traiter d’égal à égal avec les puissants d’Europe.
Une habile politique de mariages avait facilité sa prétention. Amédée VI avait ainsi épousé une Bourbon, tandis que sa tante Anne (décédée en 1365) était devenue la femme de l’ex-basileus de Constantinople, Andronic III, et lui avait donné pour fils Jean V Paléologue. Deux décennies plus tôt, Anne de Savoie avait même été impératrice régente, en vertu de la coupable condescendance des schismatiques orientaux envers les femmes en mesure de gouverner.
C’est à cette époque que furent adressées au pape les premières requêtes pour mobiliser les forces chrétiennes contre les Turcs. Amédée avait donc en théorie de solides raisons, ne serait-ce que dynastiques, pour justifier son intérêt envers les décombres d’un empire déchu, que certains auteurs qualifiaient maintenant « de Byzance ». En réalité, le flou même de l’appellation soulignait le manque de pertinence de la mission. En Occident, Constantinople et les territoires réduits qu’elle contrôlait (plus ou moins l’ancienne Thrace) étaient appelés « Imperium Graecorum ». Les Grecs, en manifestant peu de respect pour l’histoire, osaient encore s’appeler « romaoi », et qualifier d’« Empire romain » la misérable communauté que les Turcs grignotaient un peu plus chaque année.
Eymerich considérait avec la même ironie le soi-disant « empire d’Occident », tenu par un souverain allemand à la langue crachotante essentiellement occupé à conserver l’unité des nombreux royaumes qui constituaient son territoire.
Aux yeux de l’inquisiteur, seule l’Église romaine, ou plutôt d’Avignon, était l’incarnation de l’empire effondré. Et il avait embarqué pour défendre cette réalité. Il ne s’agissait pas seulement d’une question de foi. Il adorait la force, le pouvoir de persuasion, l’habileté, le contrôle des consciences de l’Église à laquelle il appartenait. La Rome impériale n’avait jamais atteint ce niveau, et encore moins Constantinople. C’est sur ces pensées qu’il s’abandonna à un sommeil serein.
Il fut réveillé, à l’aube, par le tambour qui scandait le rythme des galériens. Après avoir vogué toute la nuit, la voile gonflée par une puissante brise, la galère reprenait vie. On entendait le souffle rauque des forçats et des esclaves enchaînés aux rames, le fracas des soldats en armure qui prenaient leur tour de garde, les cris du comite et du sous-comite qui lançaient leurs ordres. Ça craquait et ça grinçait. Tout le monde s’activait. S’y ajoutait le vacarme des autres galères qui étaient plus rapides et légères que le vaisseau amiral mais qui réduisaient volontairement l’allure pour ne pas le dépasser.
Eymerich vit le petit Bagueny foncer sur lui.
— Vous avez bien dormi ? lui demanda l’inquisiteur.
— Pas tellement, se plaignit l’autre. Le fond de cale pue. Les chevaux hennissent en pleine nuit et les marins et les soldats pètent comme des démons. Ajoutez à ça les effluves des quartiers de porc ou de vache insuffisamment salés. Et les rats, les cafards… Non, on ne peut pas dire que j’aie bien dormi.
— Vous pouviez venir ici avec moi, sur le pont.
— Pour grelotter de froid ? Non merci.
Eymerich se leva, tandis que Bartolomeo s’étirait en clignant des yeux. L’inquisiteur regarda autour de lui. Il y avait un beau soleil, mais on ne distinguait pas la côte, même en plissant les paupières pour améliorer la netteté. Ils ne devaient pas être très loin des côtes dalmates. Les galères, même les plus performantes, n’étaient pas faites pour le grand large. Ce dernier était réservé aux naus catalanes, aux formes arrondies et propulsées seulement par la voile, ou bien aux rapides galiotes des corsaires musulmans qui avaient leur sombre repaire à Antalya. Les embarcations à rames, aussi élancées soient-elles, ne pouvaient aller aussi vite.
Eymerich contemplait, l’air pensif, le drapeau censé représenter la constellation d’Orion, lorsqu’il vit l’amiral Étienne de la Baume descendre du château de poupe et se diriger vers lui. C’était le seul noble à bord avec qui il avait déjà discuté les jours passés. Il le trouvait creux et niais, mais cependant moins stupide que les autres aristocrates de familles obscures qui avaient rejoint la croisade.
— Bon réveil, père Eymerich !
De la Baume souleva son large béret décoré de plumes de faisan et fit une discrète révérence.
— On dirait que vous avez passé la nuit sur le pont, bravant les intempéries.
Eymerich croisa les bras sur sa poitrine et s’inclina à son tour, imité par Bagueny et Bartolomeo.
— J’ai dormi à la dure parce que personne n’a pris la peine d’installer un logement digne de ma fonction. Sciure, cafards, marins qui ronflent. On réserve d’ordinaire à un représentant de la sainte Inquisition un lieu plus approprié. Loin de l’équipage et de ses saletés.
De la Baume ne se formalisa pas de ces critiques. Il les accueillit au contraire par un sourire.
— La vie à bord d’une galère est ainsi faite. On est les uns sur les autres. En ce qui nous concerne, les rares logements individuels que nous avons sous le pont sont réservés au comte de Savoie et à ses nobles. Ce qui est logique, si on y réfléchit. Ils doivent combattre et votre présence n’était pas prévue.
— Moi aussi je dois combattre, grommela Eymerich.
Mais les conditions de voyage ne l’intéressaient pas vraiment. Il passa aussitôt à la question qui le taraudait.
— Quel est ce drapeau, là ?
Il pointa son index sur l’étendard bleu qui claquait au vent sous celui des Savoie, représentant trois cercles alignés, deux petits et un grand.
De la Baume eut l’air embarrassé. Il pressa le béret contre sa poitrine.
— À vrai dire, je n’en sais rien, père Eymerich. Le Comte Vert m’a dit qu’il représentait la constellation d’Orion. Ne me demandez pas pourquoi ce symbole préside à notre expédition. Je n’y connais rien en astrologie.
— Magister, je ne suis pas sûr qu’il ait un rapport avec l’astrologie, intervint le frère Bagueny. Je me suis rappelé qu’en Égypte on trouve trois grandes pyramides qui sont censées représenter Orion. Une très grande entre deux plus petites.
— Et alors ?
Bagueny parut embarrassé.
— Rien de plus. C’est tout ce que je voulais vous dire.
Eymerich eut l’impression que son confrère avait quelque chose d’autre à ajouter, mais qu’il ne souhaitait pas le révéler en présence du seigneur de la Baume et de Bartolomeo. Leur conversation fut par ailleurs interrompue. Amédée de Savoie avait fait son apparition sur le château de poupe, vêtu encore plus élégamment qu’à l’ordinaire. Il hurla quelque chose et fit signe à l’amiral de le rejoindre.
Étienne de la Baume prit congé des religieux.
— Pardonnez-moi, mes frères. Je crois que nous allons débarquer.
— Où ça ? demanda Eymerich.
— À Zadar, je suppose. Nous sommes encore en territoire fidèle à l’Église de Rome, mais on y parle des dialectes moins compréhensibles. Vous devez savoir que la ville appartient à la Hongrie.
On apercevait clairement la côte, un archipel de petites îles entre lesquelles naviguaient les galères. On commençait même à distinguer la ville, voilée par la brume matinale. Elle était grande et entourée de collines boisées. De nombreux clochers pointaient au-dessus de ses toits rouges. Mais des murs écroulés, des ruines et des maisons noircies par les flammes furent bientôt visibles. Au fur et à mesure que le brouillard se levait, ce qui paraissait propre s’avérait sale, et ce qui paraissait intact se révélait détruit ou abandonné.
— On dirait qu’un siècle et demi ne suffit pas pour guérir certaines blessures, commenta Eymerich à voix basse. Zadar ne s’est pas encore remise du sac qu’elle a subi pendant la quatrième croisade. Quand les soi-disant nobles catholiques qui ne pouvaient pas payer aux Vénitiens la location des galères pour Jérusalem furent détournés par ces derniers contre l’empire d’Orient pour se renflouer.
Fra Bartolomeo était effaré, pour ne pas dire scandalisé.
— Mais père Eymerich ! Vous émettez là un jugement bien sévère contre une expédition partie pour écraser les schismatiques de Constantinople et les ramener dans le giron de l’Église !
Eymerich se tourna et s’appuya contre le bastingage, s’exposant ainsi aux giclures des vagues. Il grimaça.
— Simples prétextes. Le doge de Venise et les Vénitiens ne se sont jamais intéressés à autre chose qu’à l’argent. Quand ils saccagèrent Zadar puis Constantinople, ils ouvrirent en fait la route aux Turcs. Ils regretteront ce crime un jour.
— Je ne m’attendais vraiment pas à entendre des choses pareilles sortir de votre bouche, père Eymerich ! murmura Bartolomeo comme s’il redoutait presque d’être entendu. Pour tout bon chrétien, les schismatiques sont semblables aux hérétiques.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça. Je regarderai mourir volontiers, et dans de longues souffrances, tous les patriarches de Constantinople. Si leur élimination devait cependant laisser le champ libre à un ennemi encore plus redoutable, je me priverais de ce plaisir.
— Si les ennemis auxquels vous faites allusion sont les Turcs, nous sommes justement en train de les combattre.
— Non. Nous allons soutenir les grands intérêts de Venise, le panier grouillant de crabes de la Méditerranée, la capitale de l’avidité et de l’égoïsme, l’instigatrice de guerres qui favorisent la victoire des infidèles. Mais depuis quand les Vénitiens auraient-ils une stratégie à long terme ? Ils ne s’intéressent qu’au profit immédiat.
Eymerich soupira longuement.
— Vous savez ce que j’aime dans Venise, fra Bartolomeo ? C’est qu’elle est bâtie sur pilotis. Et qu’un jour elle coulera comme elle le mérite, entraînée dans les profondeurs de la lagune sous le poids de son or. Et j’espère que le comté de Savoie, tout aussi voleur, coulera avec elle !
Le frère Bagueny mit un doigt sur ses lèvres.
— Taisez-vous, magister ! Il n’y a autour de nous que des Vénitiens et des Piémontais, plus quelques Provençaux sans importance !
Un ordre du comite mit fin à la conversation.
— Ralentissez l’allure et baissez la voile ! Nous arrivons à Zadar !