La vie à bord était très ennuyeuse. Au départ de Zadar, Eymerich et le père Bagueny n’avaient pas embarqué sur le vaisseau amiral, mais sur la galère de Jehan de Vergey, affectée à des tâches plus strictement militaires. Amédée de Savoie avait dû être informé de l’altercation entre le dominicain et ses chevaliers les plus estimés et avait jugé bon de mettre l’inquisiteur à l’écart.
Le navire qui avait accueilli les deux religieux n’était même pas une galère, mais un dromon de Constantinople. Sa coque et ses agrès datant d’au moins cent ans, il avait du mal à suivre le rythme de la flotte. Des fissures plusieurs fois colmatées par de l’étoupe et badigeonnées d’huile de poisson le faisaient grincer à chaque manœuvre. Avec deux voiles latines et quatre-vingts rameurs disposés sur deux rangs superposés, le rendu était certes spectaculaire, mais on pouvait soupçonner les Vénitiens d’avoir fourgué à Amédée de Savoie un rafiot qui flottait à peine au milieu de bons navires.
Sur cette nouvelle embarcation, Eymerich ne jouissait plus de la compagnie de fra Bartolomeo. Il y avait en revanche un certain Grégoire de Brescia, cistercien en habit de chapelain, un vieil homme à la barbe hirsute qui ne faisait que rire et dire des bêtises. L’inquisiteur essayait de l’éviter, pour ne pas succomber à la tentation pécheresse de le jeter à la mer. Le vieux moine s’obstinait de son côté à vouloir lier amitié sans se rendre compte qu’il importunait Eymerich.
Un matin d’août, les navires des croisés accostèrent au port fortifié de Koroni, dans le sud du Péloponnèse, tenu par les Vénitiens. Grégoire de Brescia arriva derrière Eymerich et Bagueny sans se faire remarquer. Ils étaient tous deux penchés à la proue, armée de deux longs éperons d’abordage. Ils observaient le tube de cuivre qui, lorsque la bataille faisait rage, crachait auparavant des jets de feu grégeois.
— Le navire du seigneur de Vergey a certainement été dérobé à l’Empire de Constantinople à l’époque où s’affrontaient les basileis et les Latins, disait Eymerich. Je doute que ce siphon puisse encore cracher le feu qui assurait aux impériaux leur suprématie en mer. Je pense qu’ils l’ont gardé sur cette épave vermoulue à des fins d’intimidation.
— De quel feu parlez-vous, magister ? demanda Bagueny.
— L’éruption d’une flamme que l’eau ne peut éteindre. C’est par ce moyen qu’il y a plusieurs siècles, les empereurs d’Orient rôtirent les Varègues, que nous appelons aujourd’hui Russes. Le peuple le plus cruel et le plus sauvage jamais venu du Nord. Leurs navires brûlèrent avant même de tenter un abordage. Ils naviguèrent dans une mer incandescente. Mais utiliser le feu grégeois est devenu maintenant impossible.
— Et pourquoi ça ?
— Parce que les souverains de Constantinople ne dévoilèrent jamais la composition du mélange. Sous peine d’être longuement torturés puis exécutés. La formule du feu grégeois s’est ainsi perdue d’une dynastie à l’autre. Je doute que les Paléologues actuellement sur le trône la connaissent. Et encore moins les Vénitiens ou les Savoyards.
Grégoire de Brescia révéla alors sa présence par un raclement de gorge. Eymerich se retourna d’un coup, comme s’il avait été mordu par une vipère. Bagueny l’imita, mais plus calmement.
Ils virent le cistercien se prosterner avec excès et se redresser en affichant son sourire niais.
— Bonjour, révérends pères ! Quelle belle matinée, n’est-ce pas ?
Eymerich haussa les épaules.
— C’est ce qu’il me semblait il y a encore un instant.
Bagueny fut plus courtois, tout en distillant l’ironie.
— Bonjour à vous, frère Grégoire ! Oui, la journée est belle. En plein mois d’août, il n’y a rien d’étonnant à cela.
— Vous savez ce que j’en pense ? répliqua le cistercien d’un air joyeux. Je préfère de loin le beau temps au mauvais temps !
Eymerich était tellement consterné qu’il ne sut même pas quoi répondre à cet imbécile. Il se contenta de scruter l’océan. Soudain, il poussa une exclamation en agrippant le bastingage.
Au large, une shalandi, un bateau de combat arabe, naviguait rapidement vers la droite. On distinguait à peine sa coque effilée, mais ses deux voiles latines, une grande et une petite, étaient bien visibles. Leur teinte noire tranchait sur le bleu de la mer et l’azur du ciel.
— Turcs ou Sarrasins, murmura Eymerich. Les seuls à utiliser des voiles noires et des coques aussi légères.
Il n’était pas le seul à avoir aperçu l’ennemi. Une cloche sonna et le seigneur de Vergey apparut sur le château de poupe, entouré de ses officiers. Il fit forcer l’allure. Le rythme du tambour s’intensifia tandis que les archers prenaient position le long des flancs du navire. Les marins se regroupèrent pour saisir les deux safrans du dromon. Le navire vira en direction de l’ennemi sous les ordres hurlés à tue-tête. Les autres embarcations chrétiennes suivirent le mouvement.
— Ça ne sert à rien, commenta Eymerich. Les infidèles sont bien plus rapides que nous. Ils n’ont à leur bord ni chevaux ni machines de guerre.
Malgré l’effort des rameurs, ils perdirent rapidement de vue la shalandi. Sur les galères croisées, le rythme ralentit et les forçats, à bout de souffle, purent reposer un peu leurs muscles. Les timoniers remirent lentement le navire dans la direction de Koroni, dont on distinguait déjà la rade, entourée de collines et de gigantesques murailles. Les soldats se détendirent et les officiers les laissèrent retourner sous le pont pour poursuivre leur partie de dés ou replonger dans un sommeil interrompu.
Grégoire de Brescia caressa l’extrémité de sa barbe blanche, que seuls pouvaient porter les cisterciens âgés.
— Dieu ne nous a pas trop aidés, grommela-t-il avec amertume. S’il avait voulu le faire, il aurait soufflé dans nos voiles pour nous rendre plus rapides.
Eymerich perdit son sang-froid.
— Je vous rappelle que le Dieu que nous servons ne s’appelle pas Éole, explosa-t-il. Et ce n’est pas un timonier. Encore moins un armateur, vénitien ou génois.
Le cistercien éclata d’un rire insensé.
— Oh, je le sais bien ! Le fait est qu’il récompense ou punit à juste titre. Vous avez remarqué vous-même dans quel état sont les villes qui appartenaient à l’empire schismatique. Les murailles en ruines, encombrées de détritus, peuplées d’habitants qui ressemblent à des spectres. Et surtout des démons par milliers, tapis dans tous les recoins sombres. Hurlant, sifflant et croassant.
— Des démons ?
Le père Bagueny haussa un sourcil.
— J’ai surtout vu des crottes de chiens errants. Aussi puantes que Satan et ses cohortes.
Grégoire plaqua une main devant sa bouche pour ne pas éclater de rire.
— Oh, quelle blague délicieuse ! Vraiment irrésistible ! Je vais la répéter…
Il redevint brusquement sérieux, presque sombre.
— En tout cas, il y avait des démons dans toutes les villes où nous avons fait escale : Pula, Veruda, Zadar, Raguse, Corfou. Toujours plus nombreux et sans vergogne. N’oublions pas que nous nous approchons des terres où l’on croit que l’Esprit Saint est l’émanation du seul Père et non du Père et du Fils. Existe-t-il une idée plus diabolique ?
— Certainement pas, s’emporta Eymerich. Et vu les risques encourus, frère Grégoire, je vous conseille d’aller prier sous le pont. Et restez-y le plus possible. Vous serez ainsi d’une aide inestimable pour l’expédition.
— J’étais monté pour manger.
— En pareil cas, il est préférable de jeûner.
L’inquisiteur saisit le cistercien par la manche et l’accompagna quelques pas, comme pour le mettre dans la bonne direction.
— Priez beaucoup, frère Grégoire, sans vous laisser distraire un seul instant. La flotte a un besoin désespéré de vos prières. Et restez dans l’obscurité, peut-être même au fond de la cale. C’est dans le noir que se manifeste le diable et qu’il doit être combattu. Allez donc au diable.
Grégoire tituba un peu, puis redressa la tête et se dirigea vers la trappe la plus proche comme s’il se lançait dans la bataille.
— J’y vais de ce pas. Merci, père Eymerich. Vous êtes en train de devenir mon guide spirituel.
Quand Eymerich revint près de Bagueny, ce dernier lui adressa un sourire.
— Cet homme est complètement fou, magister.
— Pas tant que ça, répondit l’inquisiteur sans lui rendre son sourire. Ce qu’il raconte sur les absurdes concessions théologiques des chrétiens d’Orient est on ne peut plus vrai. Mais ce qui est étrange, c’est qu’il croit comme eux en des démons omniprésents et parfois visibles.
— Et si c’était un agent de Constantinople ?
— Je ne crois pas. Il rit trop. Les moines orientaux n’ont absolument pas le droit de rire, ni même de sourire. Leur visage est de marbre, privé de joie, mais également de vie.
Bagueny grimaça.
— Quelle règle absurde !
Eymerich lui lança un regard courroucé.
— C’est la seule décision des schismatiques que j’approuve. Jésus riait-il comme un fou ? Je ne le pense pas. Les seuls religieux catholiques romains qui pratiquent le rire sont les franciscains et, comme nous venons de le constater, les cisterciens. Ils n’ont pas honte d’imiter le peuple, ou les hyènes.
Bagueny adopta aussitôt une expression impassible.
Leur dromon entrait dans la baie de Koroni. La mer était si transparente qu’on pouvait en voir le fond. D’autres vaisseaux étaient à l’ancre au pied des collines et de la gigantesque forteresse. Eymerich en compta treize de différents tonnages, le drapeau de Savoie hissé sur le grand mât au milieu d’autres étendards qui indiquaient les maisons des commandants ou l’appartenance au royaume de France. Quelles que soient leurs dimensions, les boucliers qui protégeaient les appontements et le grand nombre de soldats à bord indiquaient qu’il s’agissait de galères de guerre ou de chelandie. Les trébuchets, les mangonneaux et les balistes étaient si lourds que sur certaines coques les rames se retrouvaient à fleur d’eau.
Amédée de Savoie fit son apparition sur le château de poupe du vaisseau amiral. Une immense ovation s’éleva des bateaux stationnés dans le port ainsi qu’une vague de couvre-chefs emplumés. Les trompettes soufflèrent dans leurs instruments à plein volume, les tambours firent voler leurs baguettes. Des salutations et des cris jaillirent même des bastions.
Eymerich s’adressa à Bagueny, l’air pensif.
— Il y a une chose que je voulais vous demander depuis un moment et que j’avais presque fini par oublier. Il y a quelques jours, vous avez insinué que certaines pyramides d’Égypte paraissaient représenter les étoiles d’Orion. J’ai eu l’impression que vous vouliez me dire autre chose. Je me trompe ?
— Non, vous ne vous trompez pas, magister, mais ce n’est pas très important. Il s’agit d’une étrange coïncidence, sans aucun rapport avec les pyramides.
— Aucune importance, je vous écoute.
Bagueny se concentra, comme s’il cherchait les mots justes pour ne pas paraître stupide.
— Vous vous souvenez de notre aventure à Padoue, au début de ce voyage… L’histoire des mots qui commencent par la même lettre : Némésis, Ninive.
— Bien sûr que je m’en souviens. Et alors ?
En guise de réponse, peut-être par timidité, Bagueny posa une question.
— Je sais que vous avez presque tout lu, magister… Avez-vous déjà eu entre les mains un auteur de l’empire d’Orient ?
— Rarement, et juste pour connaître les thèses des ennemis à combattre. Psellos, Sextus Julius Africanus, Athanase d’Alexandrie, Nicéphore Grégoras, quelques théologiens ou démonologues… Pourquoi, vous, oui ? s’étonna Eymerich.
Bagueny pencha la tête, comme s’il avait honte de quelque chose.
— À Barcelone arrivent toutes sortes de textes… Eh bien, les chronographes orientaux soutiennent que Ninive aurait été fondée par Nemrod, le roi chasseur dont parle la Bible.
— Et alors ?
— D’après ces historiens fantasques, après sa mort, Nemrod se serait transformé en étoile. Orion, pour être précis.
Eymerich tressaillit. Il fixa son compagnon.
— Vous êtes sûr de ça ?
— Oui, et même mieux, magister. D’après les schismatiques, Nemrod aurait été un géant, et père d’un autre géant, Chronos. Il aurait ainsi engendré une dynastie de géants.
Eymerich frissonna. Il ne savait pas quelles conclusions il pouvait tirer de ces révélations, mais il était clair qu’il se trouvait au centre d’un écheveau aux fils entrelacés selon des règles encore mystérieuses. Ce qui s’était passé à Padoue trouvait écho dans leurs lieux de destination, et même dans l’étrange drapeau aux trois cercles que le comte Amédée avait hissé. Et tout cela était obscurément lié à la conversation qu’il avait eue avec le père Ermengaudi à Saragosse.
Ce n’était pas la première fois qu’Eymerich avait l’impression qu’en ce qui le concernait, rien ne se produisait par hasard. Que le monde avait été créé pour le défier personnellement. Et cette impression était encore plus forte que d’habitude. Il décida de ne pas en parler à son confrère, en partie parce qu’il ne savait pas comment l’exprimer.
— Intéressant, se contenta-t-il de dire. Venez, frère Pedro. Récupérons nos affaires et préparons-nous à débarquer.
Le soleil resplendissait, mais pour Eymerich, toute chose – de la forteresse aux galères – paraissait enveloppée de ténèbres. Si quelqu’un jouait avec lui en le piégeant dans une toile d’araignée, il ne pouvait s’agir de Dieu. L’Omnipotent ne jouait pas plus aux énigmes que les religieux timorés ne s’abandonnaient au rire. Le joueur était donc quelqu’un d’autre, habitué aux ruses et aux intrigues.
Près du château de poupe, les deux dominicains tombèrent sur Jehan de Vergey. Il leur tourna ostensiblement le dos et s’éloigna avec son cortège de nobles et d’officiers.
« Voilà un problème à résoudre », se dit Eymerich. Jusqu’à présent il n’avait fait que croiser ceux qui commandaient la croisade. Ses rapports s’étaient limités à quelques moines de pacotille. Ce qui l’empêchait d’influer sur le cours des événements. Il devait imposer son autorité sur cette armée le plus rapidement possible. Non pas par ambition personnelle, mais parce que leur véritable Ennemi s’approchait et qu’il leur fallait un guide spécialisé dans ce genre de guerre.