CHAPITRE XIII
Mauvaises nouvelles

La flotte des croisés, forte maintenant de dix-sept galères, se dirigeait vers l’île de Negroponte, une des dernières colonies vénitiennes, avant de pénétrer dans les territoires que se disputaient les Turcs et l’empire d’Orient. L’ile était étendue et devait son nom au pont fortifié qui reliait sa plus grande ville aux terres de l’Attique. Une construction imposante, aux dimensions impressionnantes, qui enjambait le détroit de l’Euripe. Les contreforts qui protégeaient la ville, hérissés de tours, de créneaux et de clochers, étaient tout aussi énormes. Située entre des collines arides dont la végétation se limitait à quelques cyprès, Negroponte avait l’allure d’un bastion absolument imprenable.

Alors qu’ils entraient dans le port, le frère Bagueny, appuyé au bastingage de tribord, ne put s’empêcher de siffler.

— Quel spectacle, magister ! Quoi qu’on pense des Vénitiens, il faut bien reconnaître que là où ils se sont établis, ils ont dressé des défenses admirables. On a d’ailleurs déjà pu le constater à Koroni.

Eymerich se tenait quelques pas en retrait, agrippé à un hauban du grand mât. Les éclaboussures projetées par les rames l’agaçaient et il préférait rester à l’abri.

— Vous avez remarqué comme moi, frère Bagueny, qu’à Koroni, les soldats vénitiens n’étaient qu’une poignée.

— Eh bien… Il y avait de nombreux mercenaires qui venaient de tout l’Occident. Puis des Bulgares, des Grecs, des Serbes, des Hongrois, et même des Normands et des Varègues, plus quelques Turcs convertis. Une Babel de langues.

— Exact. Et vous croyez vraiment qu’en cas de confrontation sévère, ils seraient prêts à perdre leur vie pour Venise ? Ils savent à peine où elle se trouve.

Bagueny se gratta la tête, tandis que les éclaboussures des vagues mouillaient sa soutane.

— Non, je ne le crois pas. Les mahométans auraient cependant quelques difficultés à violer ce canal s’ils décidaient de le faire.

— Ils n’essaieront pas. Pas avant d’avoir pris Constantinople. Mais les mercenaires seront déjà passés avec celui qui les paie le mieux, sans se soucier de savoir s’il est basileus, sultan ou calife.

Eymerich soupira.

— Les Vénitiens, tout comme les Génois, croient implanter des colonies, mais en réalité ils fondent des comptoirs et contrôlent les routes commerciales. Ce qui les soumet aux lois du débit et du crédit. Il manque une vraie foi pour installer leur conquête dans la durée.

— Et les Savoyards ?

— Ils essaient de profiter d’un empire à moitié mort pour mettre en place leurs commerces. Frère Pedro, nous participons à la croisade la moins idéaliste qui ait jamais existé. Mais au moins nous avons un but.

— Lequel, magister ?

Eymerich ne répondit pas et continua d’observer les manœuvres des galères qui entraient dans le port, accueillies par une myriade de petites embarcations et par les acclamations de la foule agglutinée sur la jetée, malgré la chaleur qui la rendait brûlante.

Le débarquement, à l’aide de chaloupes et de passerelles, prit plusieurs heures. Eymerich mit enfin le pied sur le sol de Negroponte, trempé comme une soupe. L’eau salée associée au soleil lui brûlait les yeux. Mais le pire était encore à venir. Probablement attiré par son costume dominicain, un vieux moine à longue barbe, vêtu d’une soutane noire en lambeaux, lui agrippa le bras. Il mâchouillait quelque chose et agitait un bol pour l’aumône. Sa bouche édentée dégageait une haleine atroce.

Eymerich essaya de se libérer gentiment. Exaspéré, il finit par donner un coup de coude à son perturbateur qui en eut le souffle coupé. La foule, choquée par la violence de l’inquisiteur, réconforta le vieillard. Il y eut des imprécations en grec, incompréhensibles mais féroces.

Eymerich s’éloigna à grands pas, suivi par Bagueny.

— Il a l’air d’un moine, mais je ne saurais dire à quel ordre il appartient.

— Il ne le sait pas non plus. C’est un caloyer, répondit Eymerich.

Ce contact désagréable et dégoûtant l’avait rendu furieux. Il se dirigeait vers la zone du port où convergeaient les notables et les chefs d’armée, protégés par des groupes de soldats.

— À Constantinople, on en trouvera des centaines.

— Excusez mon ignorance, magister. Qu’est-ce qu’un caloyer ?

— C’est un moine schismatique. Sans aucune culture, analphabète, il subsiste en faisant l’aumône, vit dans les marchés et grommelle des prières. Il est vêtu de guenilles et dort dans les immondices. Parfois il vole.

— Je croyais que nous étions en terre catholique !

— Oui, mais à la frontière avec les chrétiens égarés. Ça ne m’étonne pas que les Vénitiens accueillent ce genre de canaille, étant donné leur vénération pour l’argent. Nous allons croiser également des infidèles, frère Pedro, et toute sorte de racaille. Vous êtes prévenu.

Les nobles qui étaient descendus des galères formaient une masse verte entourée par une haie de soldats. Ils laissèrent passer Eymerich et Bagueny. Ces derniers se retrouvèrent près d’Amédée de Savoie qui discutait avec un étrange personnage.

Il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait d’un eunuque. Aucune trace de barbe, des traits un peu mous, une voix trop aiguë. Il portait un khiton chargé de broderies d’or et d’argent, tendu par un abdomen gonflé et une poitrine saillante et un pantalon bouffant en soie rouge. Ses pieds étaient chaussés de babouches, rouges également, à la pointe ornée de diamants. Il suait comme une fontaine.

Eymerich éprouva une profonde répugnance à la vue de cet être caricatural. Identique à celle qu’il ressentait devant les nains, les estropiés, les aveugles, les bègues ou les sourds-muets, tous marqués par la condamnation de Dieu. Il surmonta sa répulsion et s’avança. Écouter cette conversation pouvait s’avérer utile.

Dès qu’il le vit, Amédée de Savoie lui fit signe d’approcher.

— Venez, père Eymerich. C’est un messager de Constantinople. Il parle en grec et je ne comprends pas un mot de ce qu’il raconte. Peut-être pourriez-vous traduire.

L’inquisiteur saisit l’occasion. Il ne pouvait espérer mieux. Il dévisagea l’eunuque et lui demanda :

— Que disiez-vous à monsieur le comte ? Répétez-le-moi lentement.

L’autre le fixa avec curiosité, puis dit :

— Je viens de la part de l’impératrice Hélène de Constantinople. Elle vous avertit que son époux, le magnifique Autokrator des Romains, le Kosmokrator, l’Isoapostolos, sa majesté impériale Jean V Paléologue, est actuellement prisonnier des Bulgares, qui ne le laissent pas passer.

L’eunuque parlait un grec infâme parasité par toutes sortes d’idiomes. Bien qu’étonné par la nature du message, Eymerich le traduisit quasiment mot à mot. Amédée fut tout aussi étonné que lui. L’inquisiteur prit l’initiative de poser une question.

— Que voulez-vous dire par « les Bulgares ne le laissent pas passer » ? Passer où ?

L’eunuque parut embarrassé.

— Notre empereur Jean s’est rendu à Vidine pour parlementer avec les Hongrois. Au retour, au moment de traverser la Bulgarie, les hommes d’Ivan Chichman, un des deux tsars bulgares, l’ont bloqué à la frontière. Ils lui reprochent un bref affrontement avec les soldats grecs. Jean V n’est pas vraiment prisonnier, ni des Hongrois ni des Bulgares, il est cependant bloqué dans un village frontalier avec ses troupes.

Eymerich traduisit chaque mot, mais ne put s’empêcher de livrer un commentaire chargé de mépris.

— Voilà à quoi est réduit l’empereur romain d’Orient. Un voyageur qui doit implorer le passage d’un royaume à l’autre comme un vulgaire contrebandier.

L’inquisiteur nourrissait une véritable répugnance, difficile à dominer, pour tous ceux qui faisaient preuve de lâcheté. Il parvenait à faire coïncider cette attitude instinctive avec la foi chrétienne qu’il n’enseignait qu’au prix de mille arguties. Il manifestait toujours une sainte horreur pour celui qui paraissait faible et qui l’était peut-être vraiment. Pion insignifiant et embarrassant dans la stratégie guerrière visant à imposer au monde entier la loi de Dieu.

Amédée réfléchit un instant puis dit :

— J’accorde mon amitié et celle de tous les croisés à l’impératrice Hélène, qui vit une situation dramatique. Qu’attend-elle de nous ?

L’eunuque fit cinq ou six courbettes avant de répondre.

— Monseigneur, elle attend d’être défendue par ceux qui sont chrétiens comme elle. Le principal danger ne vient pas des Bulgares, mais des Turcs ottomans. Chaque jour ils gagnent du terrain et resserrent leur étau sur Constantinople. L’absence du basileus aggrave la situation. Nous avons besoin d’une armée pour nous défendre.

Eymerich saisit l’occasion au vol pour sortir de l’anonymat et prendre en main la destinée de la croisade. Il traduisit « Turcs » par « démons » et « armée » par « ordre ». Il conclut sa traduction par une révérence et un commentaire respectueux.

— Monsieur le comte, il est clair que, face à l’assaut de forces diaboliques, ils réclament l’intervention de l’ordre des dominicains. S’il en est ainsi, vous pouvez me considérer comme votre serviteur. Nous sommes probablement les meilleurs guerriers dont un chef d’armée obéissant à l’Église puisse disposer.

Amédée n’avait pas l’air sûr de lui. C’est alors que des événements météorologiques inattendus eurent raison de ses hésitations. Le ciel s’assombrit brusquement et des éclairs silencieux, privés de tonnerre, le traversèrent d’un bout à l’autre. Ils ressemblaient à des veines rouges palpitant sur un corps noir et convergeaient en zigzaguant rapidement vers un point indéterminé de l’horizon. Un léger crépitement, seul bruit audible, accompagna le phénomène.

La foule regroupée sur la jetée se mit à hurler, certains s’enfuirent vers leurs maisons. L’événement ne dura cependant qu’une minute. Les lueurs disparurent et le ciel, sans retrouver son bleu d’origine, s’apaisa un peu. Détail inexplicable, la chaleur se fit encore plus oppressante.

Amédée était blanc comme un linge, tout comme les autres commandants. Ils transpiraient abondamment. Leurs habits verts étaient si trempés qu’ils paraissaient noirs. L’eunuque, fou de terreur, tremblait et était à deux doigts de s’évanouir.

Eymerich, lui, était très calme. Il considéra les éclairs comme un coup de pouce de la Providence pour soutenir son stratagème. Il donna une discrète bourrade à Bagueny, qui ne masquait pas sa peur, pour qu’il adopte une attitude plus convenable. Dès que la lumière revint et que les cris de la foule eurent baissé d’un ton, Bagueny fut le premier à parler.

— Monsieur le comte, il me semble que les mots du messager de l’impératrice viennent d’être confirmés. Constantinople est menacée par des forces qui transcendent l’humain. Une autre guerre doit être menée en parallèle à la guerre ordinaire, si l’on veut espérer la victoire.

L’expression d’Amédée de Savoie était presque comique. Contrairement à ses nobles, il s’efforçait de rester impassible mais ne pouvait s’empêcher de déglutir, comme s’il avait du mal à parler. Il réussit enfin à articuler d’une voix hachée :

— Demandez à cet ambassadeur si… ceux qui assiègent Constantinople ont une apparence normale… je veux dire, s’ils sont très grands.

Eymerich haussa les sourcils. Il regarda l’eunuque qui haletait comme s’il manquait d’air. Puis il l’interrogea à sa manière :

— Monsieur, les envahisseurs qui viennent de la mer ont-ils l’allure de chrétiens ?

L’eunuque parut étonné, ce qui l’aida peut-être à surmonter sa crise. Il se redressa un peu.

— Non, ils ne sont pas du tout chrétiens !

Eymerich traduisit instantanément.

— Ils ne sont pas humains, monsieur le comte. L’ambassadeur en est certain.

À nouveau sûr de lui, au moins en apparence, Amédée dit :

— Je comprends. Père Eymerich, j’accepte votre offre généreuse. À partir de maintenant, vous et votre confrère dominicain êtes priés de rester à mes côtés pour le restant du voyage. Maintenant, nous allons chez le régent de Negroponte, mais cette nuit je vous prie de m’accorder un entretien confidentiel.

Eymerich s’empêcha de sourire. Il joignit les mains et pencha la tête.

— À votre service, messire.

Tout en suivant les allées crénelées qui conduisaient au fort, Bagueny s’approcha d’Eymerich et lui murmura sous sa capuche :

— Magister, je connais mal le grec, mais vous avez traduit ce que disait l’eunuque avec une grande liberté, me semble-t-il.

Une remarque qui valut au petit Bagueny les foudres d’Eymerich.

— Et alors ? Il y avait un objectif à atteindre et j’y suis parvenu. Vous pouvez être certain qu’à partir de maintenant nous jouirons de meilleurs égards.

— Engendrés par la peur, je suppose.

— Et quand bien même ?

Un instant plus tard, Eymerich haussa les épaules.

— Ces éclairs dans le ciel, ce n’est pas moi qui les ai provoqués. Il est bon que ces soi-disant croisés commencent à comprendre que nous, les Domini Canes, sommes habitués à ce qui les terrorise. Nous affrontons les manifestations diaboliques dans toutes leurs expressions depuis que notre ordre existe… Vous n’êtes pas d’accord ?

— Absolument, s’empressa d’approuver Bagueny.

Negroponte ressemblait à tous les avant-postes que les Vénitiens et les Génois avaient disséminés sur la carcasse décharnée de l’empire de Constantinople. Une muraille entourait la ville, au-dessus d’un port bondé et défendable. Plus haut, une seconde muraille, derrière laquelle la population pouvait se retirer en cas d’attaque, était surplombée par une imposante forteresse.

Dans les rues, il n’y avait aucune trace de misère. Rien à voir avec Zadar et les autres villes côtières. Bien au contraire : les bazars et les boutiques proposaient des tissus raffinés, des bijoux, des barils d’épices aux parfums entêtants. Les habitants s’étaient abrités chez eux après le bref déchaînement d’éclairs, mais les rares passants étaient richement vêtus de soie et de velours.

Il faut dire que les kastra, les dirigeants de Venise et de Gênes, interceptaient les trafics adriatiques, et plus généralement méditerranéens, qui circulaient auparavant vers Constantinople. L’empire en ruine était assiégé par les Turcs, mais c’étaient en réalité les colonies des républiques maritimes italiennes qui l’affamaient. Ce n’était pas par hasard que leurs monnaies avaient remplacé l’hyperpere, que Jean V avait même arrêté de frapper, pour la réserver à une obscure comptabilité. Le niveau de vie qui s’affichait ainsi à Negroponte était presque fastueux et contrastait avec la misère des villes grecques où la flotte avait fait escale.

Près de la forteresse, Eymerich tressaillit. Un individu vêtu d’un élégant khiton bleu descendait vers le cortège.

— Qui est cet homme ? murmura l’inquisiteur. Je ne crois pas que ce soit le régent.

— Je l’ignore, magister, répondit Bagueny. On dirait que vous ne l’aimez pas.

— Non. Je ne l’aime pas du tout.