CHAPITRE XIV
Les veines du ciel

Eymerich put converser avec le Comte Vert à la nuit tombée, dans la forteresse de Negroponte, après des rencontres et des cérémonies que l’inquisiteur trouva inutiles et fastidieuses. Tout comme la cérémonie religieuse qu’il accepta de célébrer avec fra Bartolomeo et l’évêque de Castelrosso, venu d’une ville voisine appelée par les Grecs Karistos.

Une cérémonie en l’honneur des croisés, mais également de l’individu qui avait suscité la réaction épidermique d’Eymerich : le Génois Francesco Gattilusio, seigneur de Lesbos. Âgé d’une quarantaine d’années, il avait été pirate, faussaire et escroc. Il avait amassé sa fortune en mettant ses talents au service des Paléologues. Il les avait aidés, à grand renfort de fourberies, à arracher Constantinople à la dynastie rivale des Cantacuzènes. Il avait reçu en échange une épouse Paléologue, Marie, avec pour dot la seigneurie de Lesbos et le somptueux palais de Mytilène.

Eymerich trouvait Gattilusio vulgaire et arrogant : l’aventurier typique, mi-voyou mi-marchand, toujours prêt à sucer les derniers deniers d’un empire moribond. Les Génois et les Vénitiens avaient le même but mais ils se battaient autour d’une charogne puante pour en arracher les derniers lambeaux de chair.

Les sujets impériaux, appauvris, haïssaient à juste titre bien plus les Latins que les Turcs qui étaient pourtant leurs ennemis directs. En dehors de la religion, les musulmans cherchaient à intégrer leurs malheureux adversaires en leur accordant une autonomie administrative et la liberté de culte. Les Latins, au contraire, plumaient leurs ennemis et en gardaient la dépouille qu’ils grignotaient peu à peu.

La première confrontation entre Eymerich et Gattilusio eut lieu juste après la cérémonie solennelle. L’inquisiteur traversait rapidement la nef de Saint-Marc lorsque le Génois quitta son banc au premier rang et vint à sa rencontre.

— Je suis heureux de voir que les dominicains participent à la croisade, s’exclama-t-il joyeusement d’une voix rauque. Jusqu’à présent, dans nos régions, la vraie religion a été portée par des essaims de franciscains.

— C’est pourquoi elle n’a pas pris, commenta Eymerich d’un ton sec.

L’autre éclata de rire, comme s’il venait d’entendre la meilleure blague du monde.

— Certes, certes ! Mon bon frère, vous me paraissez en verve !

Il fit mine de tapoter l’épaule de l’inquisiteur, mais Eymerich s’esquiva promptement. Gattilusio demeura interdit. Il retrouva rapidement sa bonne humeur.

— Mon père, dit-il en baissant la voix, j’aimerais faire depuis longtemps un don à l’ordre des Prédicateurs. Histoire de vous inciter à établir un prieuré sur mes terres. Allez, dites-moi un chiffre, sans trop exagérer bien sûr. Je peux vous assurer qu’à Mytilène, en plus d’être traité avec tous les honneurs, vous jouirez des dîmes des paysans. Et je peux vous assurer d’autres prébendes, que nous déciderons ensemble.

Eymerich n’hésita pas un seul instant. Il lui tourna le dos et quitta les lieux. Bagueny, qui l’avait rejoint, ne lui posa aucune question. Ce n’était vraiment pas le moment.

Quand l’inquisiteur se retrouva en tête à tête avec Amédée de Savoie, le Comte Vert évoqua aussitôt sa rencontre avec Francesco Gattilusio.

— On m’a rapporté que vous auriez été discourtois avec le seigneur de Lesbos…

— Et alors ? Il l’a tout simplement mérité.

Le noble et le dominicain se trouvaient dans une pièce qui donnait sur les remparts les plus élevés de la forteresse de Negroponte. Les fenêtres trilobées étaient pourvues de volets à vitres transparentes, un raffinement encore rare à l’époque ; la chaleur, présente même la nuit, rendait cependant ce luxe superflu. Le bruit régulier du ressac et une odeur d’eau saumâtre parvenaient jusqu’à eux. La pièce était dominée par une énorme cheminée, bien évidemment éteinte. Il y avait également quelques chaises, des fauteuils et des divans aux velours usés et disposés au hasard. Quelqu’un avait essayé sans succès d’effacer une aigle bicéphale gravée en bas-relief sur le linteau de la cheminée.

— Vous devriez faire preuve de plus de diplomatie, père Eymerich, dit calmement Amédée. Vous vous êtes accroché avec la moitié de ma suite. Et maintenant avec Gattilusio, qui est l’équivalent d’un roi. Attention : ce n’est pas le dernier feudataire catholique que nous allons rencontrer.

Eymerich fit la moue.

— J’ai déjà pu constater que l’archipel grec était peuplé de feudataires au passé trouble : ex-pirates, noblaillons, aventuriers. Uniquement attirés par l’appât du gain.

— Ils sont tout de même catholiques, et ennemis mortels des mahométans.

— D’accord. Mais vous conviendrez avec moi, monsieur le comte, que la force des princes de ce genre n’est pas dans l’exemple.

Amédée soupira.

— Vous savez bien, mon père, que les croisades ont un double visage : la mission et les intérêts personnels. En toute franchise, je suis moi-même dans cette partie du monde pour offrir des avantages à ma famille. Je cultive cependant, avec une égale énergie, l’intention de forcer le basileus à accepter le catholicisme romain et apostolique. Je ne vois aucune contradiction entre ces deux buts.

Eymerich éprouva pour la première fois un semblant d’estime pour Amédée. Il avait l’air bien plus sincère et spontané que tous ceux qui l’entouraient. Il s’adressa à lui avec respect.

— Monseigneur, j’aspire aux mêmes objectifs que vous, je veux bien sûr parler de ceux d’ordre général, les autres ne regardent que vous et votre famille. Je me demande si la conversion de l’empereur sera suivie automatiquement par celle de tout un peuple tombé dans la spirale du schisme et du péché. Pour l’empêcher de sombrer dans l’abîme, il faudrait que l’esprit remplace l’argent au cœur du débat.

— Précisez votre pensée.

— Les chrétiens schismatiques d’Orient ont l’air de s’occuper – je suis désolé de le dire – des biens de l’âme d’une manière que les Occidentaux ont trop souvent oubliée. Les Latins comme votre Gattilusio sillonnent ces océans en purs prédateurs. Le visage de la chrétienté fidèle au pape risque de se réduire à cette image.

Amédée sourit.

— Ayez confiance en moi, père Eymerich. Les erreurs du passé ne se répéteront pas. Nous obtiendrons une victoire rapide en affirmant la suprématie de l’unique Église légitime.

— Vous me semblez bien sûr de vous, monsieur le comte, commenta Eymerich, dubitatif. Pouvez-vous m’expliquer ce qui justifie une telle confiance ? Les Turcs sont nos ennemis depuis peu…

Le comte de Savoie avait envie de parler, mais hésitait encore. Il opta pour un nouveau sourire.

— Mon père… ou magister, comme vous appellent vos disciples. Je compte en effet beaucoup sur une – comment dire – arme secrète. Mais je ne peux pas vous en dire plus. Sachez simplement qu’elle assurera notre victoire.

— Il ne s’agirait pas par hasard du feu grégeois ?

Eymerich se souvenait du siphon qu’il avait vu sur le dromon de Jehan de Vergey.

— Non. On en a d’ailleurs perdu la formule. Je parle d’une aide beaucoup plus… spirituelle.

Le Comte Vert afficha une expression qui fit comprendre à l’inquisiteur qu’il ne saurait rien de plus. Eymerich préféra donc changer de sujet.

— Monseigneur, je profite de l’occasion pour vous demander de satisfaire ma curiosité. Au milieu des croix blanches sur fond rouge vous avez fait hisser sur vos vaisseaux un étrange étendard bleu. Il affiche trois cercles de différentes tailles. On m’a rapporté qu’il représentait la constellation d’Orion. C’est exact ?

— Tout à fait.

— J’aimerais savoir ce que signifie ce symbole.

Amédée parut une nouvelle fois tiraillé entre l’envie de se livrer et la prudence.

— Mon ami, répondit-il, si vous me permettez de vous appeler ainsi. C’est un signe de chance. Vous devez sûrement savoir qu’Orion est la version grecque de Nemrod, le dieu chasseur de Babylone. Eh bien, moi aussi, je pense être un roi chasseur. Je l’ai donc pris comme exemple.

Eymerich n’était pas dupe et voyait bien que le Comte Vert était en train de mentir. Mais son mensonge était si énorme qu’il était là pour mettre un terme à cette discussion. Eymerich en tint compte et s’inclina.

— Seigneur comte, vous m’avez convoqué car vous pensez que je pourrais vous être utile, répondit-il avec respect. Dites-moi comment.

L’apparence calme d’Amédée se fissura brusquement. Il s’exprima d’une voix pâteuse.

— Magister, le compte rendu de l’eunuque, que vous avez bien voulu traduire, m’a fait réfléchir. Pour libérer Constantinople du siège musulman, il nous faut affronter directement le diable, et peut-être même une légion entière de démons. En êtes-vous capable ? En avez-vous l’énergie ?

Eymerich ne cacha pas sa perplexité.

— Défier Satan et ses sbires à visage découvert est le rôle que m’a confié le pape. Cela dit, si vous pouviez me donner un peu plus de détails, cela me faciliterait certainement la tâche.

Au lieu de répondre, Amédée se leva. Il se dirigea vers une table en marbre rose sur laquelle étaient posés une bouteille et des coupes de cristal. Il remplit deux coupes de vin et en tendit une à Eymerich.

À l’odeur, Eymerich comprit qu’il s’agissait de ce liquide nauséabond parfumé à la résine qu’adoraient les Grecs. Il posa la coupe sur ses genoux et attendit que le comte de Savoie soit de nouveau assis pour reprendre la parole.

— En dehors des propos de l’émissaire de Constantinople et des signes observés dans le ciel, y a-t-il d’autres événements qui vous permettent d’envisager une confrontation directe avec le démon ?

Amédée savoura le breuvage et lâcha un soupir de satisfaction, comme s’il goûtait la meilleure liqueur du monde. Il fit même claquer sa langue. Un geste que l’inquisiteur détestait. Le comte reprit alors le fil de sa pensée et dit :

— Des éléments, j’en ai à profusion. Le fait que nous allons mener un combat décisif pour l’unification des chrétiens. La confrontation frontale avec le monde islamique qui nous cause tant de douleur. Dans cet endroit de la Terre se déroule une guerre déterminante pour l’avenir. Il est normal que Satan s’y intéresse.

Après cette entrée en matière, Amédée lança un coup d’œil à Eymerich, peut-être pour voir s’il s’intéressait à ses propos. Mais il ne vit qu’ennui et scepticisme.

Il ajouta alors, en claquant de nouveau des lèvres, ce qui irrita un peu plus le dominicain :

— Et puis il y a le rêve. Vous croyez aux rêves, mon père ?

— Parfois oui, parfois non. La plupart sont le résultat d’une mauvaise digestion. Je sais, par exemple, que si je buvais ce vin exécrable, je ferais des cauchemars toute la nuit. Mais il existe aussi des rêves d’origine moins artificielle, et plus éloquents.

Amédée contempla la coupe qu’il tenait entre les doigts.

— Curieux que vous n’aimiez pas cette splendeur.

— Je l’apprécie autant que l’urine de singe ou de rat, ou l’arak qu’ont le droit de boire les mahométans. Poursuivez, je vous prie. Décrivez-moi vos rêves.

Amédée sirota son vin, puis posa la coupe sur la table en marbre et ferma les yeux.

— Il m’arrive de voir le ciel comme un tissu humain. Avec un réseau serré de veines palpitantes. Au-dessus de Constantinople drapée dans la nuit. Avec, tout autour, des entités titanesques qui semblent venir des étoiles. Ces visions hantent mes nuits depuis plus d’un an.

— Plus ou moins depuis que cette expédition a été mise sur pied.

— Oui. Exactement.

L’expression ordinairement puérile d’Amédée était maintenant celle d’un enfant terrorisé. Les longues rasades de vin qu’il continuait à ingurgiter devaient alimenter son effroi.

— Dites-moi, mon père, vous pensez que c’est le diable qui m’envoie ces cauchemars ?

Eymerich comprit que le moment était venu de saisir l’avantage dont il jouissait pour faire du comte une de ses créatures.

— Cela ne fait aucun doute, mais rassurez-vous, je peux apaiser vos nuits et éloigner les esprits infernaux. Je pars du principe que Dieu est toujours, par définition, plus fort que Satan. Celui qui sert Dieu, avec rigueur et conviction, est déjà du côté du vainqueur. Rien ne doit le terrifier : c’est lui qui effraie les autres.

Amédée continuait à vider la bouteille. Il était déjà à moitié saoul : ce mauvais vin n’était pas seulement fort mais probablement toxique. Eymerich, qui y avait seulement trempé les lèvres, l’avait tout de suite compris.

Le comte bredouilla en larmoyant :

— C’est le Ciel qui vous a envoyé, père Nicolas ! Sauvez-nous, je vous en conjure ! Tous ces rêves horribles sont en train de me rendre fou !

— Ayez confiance en moi, répondit l’inquisiteur. Et maintenant, allez-vous coucher. Je vous conseille de boire un dernier verre, pour pouvoir mieux dormir.

Amédée n’attendait rien d’autre. Il remplit sa coupe. Ses mains tremblantes lâchèrent la bouteille. Elle explosa sur le sol. Le liquide éclaboussa son pantalon de velours vert. Le noble ne s’en formalisa point.

— Restez près de moi, père Eymerich, je vous en supplie ! murmura-t-il, en vidant son verre d’une traite. Je vous le demande à genoux !

Il allait effectivement s’agenouiller sur les débris de verre. Au bord de la nausée, Eymerich le remit sur pied en le tirant par le coude. Il le jeta presque dans son fauteuil. La coupe tomba à son tour et se brisa en mille morceaux.

— Je vous souhaite une bonne nuit, monseigneur.

Eymerich se dirigea vers la sortie. Avant qu’il ne l’atteigne, Amédée ronflait bruyamment.

Il s’avança d’un pas rapide entre les soldats qui montaient la garde dans les quartier des invités, récupéra une des torches accrochées au mur et descendit deux volées d’escaliers jusqu’à l’étage inférieur. On avait logé là les visiteurs de rang inférieur, ainsi que tous les religieux et même l’eunuque impérial.

Il n’eut aucune difficulté à reconnaître la chambre, ou plutôt la cellule, qu’il partageait avec Bagueny. Il poussa le battant et fut surpris de trouver une bougie encore allumée sur une petite table entre deux paillasses. Le frère Pedro était réveillé et avait l’air de prier.

— Comment se fait-il que vous ne dormiez pas encore ? lui demanda sèchement Eymerich.

Il éteignit la torche en la plongeant dans la bassine qui contenait l’eau pour les ablutions.

— En réalité j’ai dormi une bonne heure. Mais j’ai fait un rêve horrible, magister, répondit le petit dominicain d’un ton geignard.

Il s’agita sur sa couche, les couvertures tirées jusqu’au menton. Vous préférez dormir dans le lit ou sur le plancher ?

— J’imagine qu’ici le sol doit pulluler d’araignées et de cafards, encore plus que dans les cales des galères. Je dormirai sur ma paillasse. Mais certainement pas sous les couvertures.

— Pourquoi pas sous les couvertures ?

— Parce qu’elles doivent grouiller de puces et de poux. Il me paraît plus prudent de rester en dehors des draps.

Bagueny commença à se gratter, comme si le simple fait d’avoir évoqué le danger le rendait réel.

Eymerich ôta ses chaussures, mais garda ses habits. Il s’allongea sur les draps et apprécia la douceur de l’oreiller. Il redressa le buste pour souffler la bougie. Avant de l’éteindre il demanda distraitement :

— Vous vous rappelez votre horrible rêve ?

— Oh oui, magister ! J’avais l’impression que le ciel était zébré d’éclairs, si serrés qu’ils formaient une toile aussi grande que l’horizon. Ils pulsaient comme des veines ou des artères. Et j’avais peur que l’une de ces ramifications ne se brise et ne déverse tout son sang sur nous… Cela vous évoque-t-il quelque présage, père Eymerich ?

L’inquisiteur préféra ne pas répondre. La bougie éteinte, il s’abandonna à sa couche en espérant qu’elle ne soit pas trop infestée par la vermine.

Il savait déjà que, contrairement à ce qu’il avait souhaité, il n’allait pas beaucoup dormir cette nuit.