CHAPITRE XV
Vers Kallipolis

Quand la flotte largua de nouveau les amarres, la position de Nicolas Eymerich, et donc de Pedro Bagueny, avait radicalement changé. Ils étaient de nouveau les hôtes du navire amiral d’Étienne de la Baume et voisins d’Amédée de Savoie. Par ailleurs, ils ne devaient plus passer la nuit sur le pont, ni au milieu des puces et des cafards des quartiers de la cale réservés à l’équipage. Ils partageaient au contraire une cabine minuscule mais correcte dans le château de poupe dont l’occupant, un petit noble valdôtain, avait été expulsé.

La nourriture était meilleure, les honneurs presque excessifs. Les premiers jours, Eymerich n’eut guère l’occasion de parler avec Amédée, qui l’évitait. Le comte avait probablement honte de s’être montré en état d’ébriété. Les conversations avec lui se firent cependant de plus en plus fréquentes. Elles révélèrent que les rêves d’un ciel gonflé de sang s’étaient répétés, bien qu’avec une moindre fréquence. Amédée pensait qu’Eymerich était responsable de ce soulagement grandissant. Quant à Bagueny, il n’avait plus rien rêvé de tel.

Par une belle matinée d’août finissant, les deux dominicains contemplaient la mer depuis la proue. Agrippés aux haubans, ils se tenaient en équilibre sur des rouleaux de cordages, savourant l’air frais qui leur fouettait le visage. On distinguait la côte, au loin, par-dessus le flanc tribord, entre une série de petites îles. Le ciel était chargé de mouettes. Les rameurs avaient adopté un rythme rapide et fluide. Ils libéraient un râle collectif chaque fois qu’ils se pliaient en avant.

— On éprouve maintenant une impression de puissance, observa Eymerich. Certes, celui qui a vu comme moi les navires aragonais au large d’Alghero peut juger ce déploiement de forces un peu limité, mais il ne s’agit plus de la ridicule flottille qui a appareillé de Venise.

— Magister, pourquoi quatre galères parmi les mieux armées naviguent-elles en permanence devant les autres ? demanda Bagueny.

— Je crois qu’il s’agit d’une vieille tactique navale vénitienne de l’époque romaine. Si nous étions soudain attaqués par des embarcations légères, les quatre unités les plus puissantes se bloqueraient l’une contre l’autre à l’aide de chaînes pour opposer aux agresseurs un mur infranchissable et protéger les treize autres galères.

— Les navires turcs ne sont-ils pas assez rapides pour contourner l’obstacle et attaquer par les flancs ?

— Les shalandi ne sont pas aussi rapides que vous le croyez. Ils trouveraient les autres galères chrétiennes en formation triangulaire, la proue en avant. La barrière laisse le temps à la flotte d’effectuer sa manœuvre.

Eymerich dressa l’index.

— Je suis le premier à critiquer les Vénitiens. Mais je dois reconnaître à contrecœur qu’en termes de stratégie navale, tout comme les Génois, ils n’ont jamais été égalés.

L’eunuque envoyé par Constantinople se joignit à eux. Le pauvre homme était totalement isolé. Personne ne lui adressait la parole, pour la simple raison que quasiment personne ne connaissait le grec. Ceux qui le parlaient le maîtrisaient à peine et le prononçaient très mal.

On savait seulement qu’il s’appelait Arsenios et qu’il assumait la charge de parakpoimenos (en latin, praepositus sacri cubicoli), avec entre autres la fonction de gardien de la garde-robe et des chambres à coucher de l’empereur et de l’impératrice. Par le passé, ce titre était synonyme de pouvoir et d’influence, mais depuis que Constantinople se réduisait à son environnement immédiat, le parakpoimenos s’était transformé en fonctionnaire à tout faire.

— Bonjour, mes religieux ! les salua l’eunuque. Je vois que vous admirez nos côtes. Elles sont splendides, n’est-ce pas ? L’empire d’Orient ne les contrôle cependant plus. Elles appartiennent aux Vénitiens, aux Génois, ou même aux Turcs.

En observant le flasque personnage aux seins proéminents, Eymerich ne put réprimer un réflexe de répulsion. Celui qu’il réservait à tous ceux dont l’intégrité physique avait été altérée, des estropiés aux Hébreux circoncis par leur rabbin d’un coup de dents. Sans parler des bossus et des boiteux, stigmatisés par Dieu pour leur comportement amoral ou celui de leurs parents.

L’inquisiteur savait bien quelle était l’histoire personnelle d’un eunuque, en Occident comme en Orient. Là où la tradition catholique romaine était restée la plus pure, on castrait occasionnellement de jeunes mâles, de préférence des esclaves, pour en faire des chanteurs à la voix suave. En Orient, au contraire, la pratique, courante, avait d’autres buts. On coupait les testicules et parfois le pénis de nouveau-nés ou de jeunes enfants afin qu’une fois adultes ils deviennent les gardiens de la chasteté féminine. On les transformait en anges en leur tranchant le sexe.

Une variante de haut rang consistait à couper les organes génitaux des aspirants au trône d’Orient dès le berceau. Aucun empereur ne pouvait accéder au trône impérial de Constantinople sans être assurément mâle et sans avoir de surcroît une vue excellente. Voilà pourquoi, au cours des siècles, les basileis orientaux avaient rendus aveugles ou émasculé ceux de leurs cousins ou de leurs frères qu’ils considéraient comme une menace.

À la lumière de ce qu’il savait sur le sujet, Eymerich n’osa pas chasser l’eunuque qui cependant lui répugnait. Il ignorait si on l’avait mutilé pour l’asservir ou par précaution dynastique. Il essaya de se montrer cordial et lui dit en grec courant :

— Je suis ravi de pouvoir discuter avec vous, monsieur le parakpoimenos. Pardonnez-moi si je vous pose quelques questions un peu naïves. Je connais votre statut par hasard, mais j’ignore comment les gens vivent à Constantinople. Je sais qu’il existe au palais des hiérarchies compliquées.

— Existait, répondit Arsenios, avec une pointe de mélancolie.

Il se laissa aller, dos contre la glissière, indifférent aux éclaboussures soulevées par les rames.

— Ce système a disparu depuis longtemps. Permettez-moi de dire que cela s’est produit quand les Latins ont décidé que les chrétiens orientaux étaient pires que les mahométans, et qu’ils devaient être éliminés.

Le visage rond et imberbe de l’eunuque était illuminé par de grands yeux noirs et profonds, privés de sourcils. Son corps massif était engoncé dans un khiton bleu surchargé de broderies dorées qui lui descendait jusqu’aux genoux, un pantalon serré bleu foncé et de hautes bottes à la pointe recourbée.

Après avoir minutieusement examiné son interlocuteur, Eymerich n’éprouvait plus autant de dégoût et d’hostilité. Il ne réagit pas à son allusion à la quatrième croisade : il ne voulait pas parler politique ou religion (ce qui revenait au même dans la région). Il demanda au contraire :

— Qui commande à Constantinople depuis que l’empereur a été fait prisonnier par les Bulgares ? Sa femme Hélène ?

— Oui, mais avec les réserves que vous connaissez visiblement mieux que moi.

Ce qui s’ensuivit fut surprenant. Arsenios joignit les mains et s’inclina. Ses yeux se firent larmoyants.

— Père Eymerich, permettez-moi de vous exprimer toute mon admiration. Je ne parle pas le provençal, mais je le comprends. La traduction que vous avez faite de mon compte rendu à Negroponte m’a énormément surpris. Vous avez expliqué aux nobles non pas ce que je disais, mais ce que je pensais et n’osais pas exprimer, redoutant de ne pas être cru. Il est clair qu’un saint vous assiste et vous rend clairvoyant.

L’eunuque se signa alors trois fois, de manière étrange, et s’inclina de nouveau.

— Joli coup, magister, ricana Bagueny.

Eymerich était trop surpris pour se préoccuper de son confrère. Il fit un commentaire sobre et solennel.

— Maître Arsenios, certaines interprétations viennent directement de Dieu.

Le parakpoimenos redressa la tête.

— Oh oui ! L’exactitude de votre description concernant la situation dans laquelle se trouve notre impératrice ne peut pas s’expliquer autrement.

Il leva les mains et les écarta lentement, comme pour suggérer l’idée d’une muraille ou d’une côte.

— Hélène a été obligée de se retirer dans le château des Blachernes, au nord-est des murs de la ville. Le palais royal est désormais quasiment en ruine. Les Turcs qui assiègent Constantinople depuis la mer ne ressemblent pas à des hommes. Ils sont très grands et entourés de brouillard. Ils avancent en émergeant lentement des flots, mais un peu plus chaque jour. Ils lancent un cri étrange, comme s’ils sanglotaient. Le sultan d’Andrinople doit avoir obtenu le soutien de Satan.

Eymerich, pourtant habitué aux plus horribles prodiges, fut parcouru de frissons. Il s’agrippa encore plus fermement au gréement.

— Cela ne fait plus aucun doute, murmura-t-il. Satan est dans les parages. Les phénomènes célestes dont nous avons été témoins suffisent à le prouver.

— Magister, dit Bagueny, soudain très pâle, ne faudrait-il pas communiquer ces informations au comte Amédée ?

Arsenios devait comprendre le catalan en plus du provençal. Il dit en grec :

— Le Comte Vert est déjà au courant de certaines choses. Il y a plusieurs mois, alors que la menace turque commençait à peine à se concrétiser, il fit parvenir plusieurs livres à l’empereur Jean. Le Testament de Salomon, l’Hygromanteia et divers autres textes. Celui dont je me souviens le mieux s’appelait l’Armadel. Je ne sais de quelle manière, mais ils devaient aider lebasileus et la basilissa à se protéger du danger. Naturellement, les gens de la cour n’en surent rien de plus.

— Armadel, lâcha Eymerich rêveur, du bout des lèvres. Puis il se ressaisit :

— Avez-vous remarqué d’étranges inscriptions gravées sur les murs du palais ? Des flèches, des éclairs, des signes insolites ?

— Dans le Grand Palais, non. Mais aux Blachernes, il y en a plein. Et ce n’est pas Jean qui a voulu ces décorations, mais bien l’impératrice Hélène. J’ai pensé qu’ils n’avaient qu’une fonction purement décorative, malgré leurs étranges motifs.

— Je comprends.

Eymerich se tourna vers Bagueny.

— Pour répondre à votre question, je ne révélerai rien au Comte Vert jusqu’à ce qu’il fasse preuve à mon égard d’une réelle sincérité. Il est encore un peu trop énigmatique sur bien des points, à commencer par le drapeau aux trois cercles qui flotte à la poupe.

Bagueny joignit les mains sur sa poitrine et s’inclina.

— Je sais bien, magister, que vos intuitions se vérifient la plupart du temps.

— Ce « la plupart du temps » ne me plaît pas, mais admettons.

Eymerich reprit sa conversation avec l’eunuque.

— Monsieur, permettez-moi une dernière question. Vous êtes apparemment au courant des lectures de la famille impériale. Il paraît qu’un manuscrit intitulé Kyrani Kyranides circule avec l’Armadel.

Arsenios était perplexe.

— Je n’ai jamais entendu ce titre. Mais je n’ai découvert l’existence de l’Armadel qu’après avoir reçu le messager qui livrait les manuscrits. Pour avoir des informations sur les lectures de la basilissa il faut vous adresser au grand chartophylax. C’est le secrétaire du patriarche, mais surtout le bibliothécaire de la basilique Sainte-Sophie.

— Un homme important…

Arsenios secoua la tête.

— La seule personne qui a aujourd’hui de l’importance à Constantinople est Demetrios Kydones, le Premier ministre. Avant d’être séquestré, l’empereur était sous ses ordres. Alors, figurez-vous l’impératrice.

Eymerich réfléchit un court instant, puis lâcha le gréement et fit un signe de salut.

— Je vous remercie, noble parakpoimenos. Cette conversation était très éclairante. Nous allons maintenant devoir nous retirer dans notre cabine car c’est l’heure de la prière. Dominus vobiscum.

— Qu’il soit également avec vous, répondit l’eunuque, en inclinant son crâne chauve.

L’inquisiteur s’avança en titubant, à cause de la gîte de la galère, entre les rangées de rameurs ruisselants de sueur.

Bagueny se joignit à lui, en essayant de suivre le rythme. À hauteur du mât principal dont la voile était baissée par manque de vent, il observa :

— Chartophylax. Ils sont vraiment spécialistes des charges absurdes aux noms compliqués.

— Ils l’étaient, répondit Eymerich distraitement. À une certaine époque, les titres indiquaient de véritables fonctions. Il ne s’agit plus maintenant que des vestiges d’un empire fantôme.

Bagueny crut pouvoir profiter de la faconde momentanée de son maître.

— Mais de grâce, pouvez-vous me dire ce qu’est cet Armadel ? Vous le savez ?

Eymerich fit un geste de lassitude.

— Bien sûr. Nous en parlerons là où personne ne pourra nous entendre.

— Après la prière ? Je ne savais pas qu’il était obligatoire de prier à cette heure, magister.

L’inquisiteur se retourna sèchement.

— Ce n’était qu’un prétexte pour quitter ce dégoûtant personnage, ni mâle ni femelle. Ce fut pour moi un sacrifice que d’en supporter la présence. Il est tellement gras qu’il sue par tous les pores de sa peau et sent très fort. Je ne supporte pas les gens qui transpirent. Maintenant, je vous prie de vous taire et de me suivre. Vous êtes en train de devenir pénible.

Bagueny acquiesça. À la poupe, l’amiral de la Baume les accueillit avec un large sourire. Le gentilhomme ôta son chapeau emplumé d’un geste élégant, libérant une cascade de cheveux blonds.

— Mon bon père, dit-il à Eymerich, nous allons pénétrer en terre musulmane. Notre prochaine escale sera Kallipolis, qui est sous la coupe des Turcs. Le seigneur de Savoie nous a donné l’ordre de la conquérir. On n’aura le droit de piller qu’une journée seulement, au lieu de trois habituellement. Amédée exige également que nous épargnions les vierges et les vieillards. Je pense qu’il s’agit là des directives d’un bon chrétien, digne d’être roi.

Eymerich fronça les sourcils.

— Vous m’avez l’air bien certain de conquérir rapidement Kallipolis. On m’a dit que la ville était protégée par de très hautes murailles. Comment comptez-vous les franchir ?

— Ça, vous devez le demander au comte Amédée, répondit l’amiral. Je sais seulement que la garnison turque n’est pas si fournie, et qu’elle n’a pas suffisamment de navires pour se permettre un affrontement maritime. Ce qui ne signifie pas pour autant que la conquête sera facile.

L’inquisiteur acquiesça.

— Je l’imagine bien. Par chance, Dieu est de notre côté.

— Si c’est vous qui le dites, nous pouvons le croire.

De la Baume sourit et fit une petite révérence.

Eymerich ne sourit pas du tout.

— Vous pouvez le croire.

Peu après, dans la minuscule cabine qui avait été réservée aux dominicains, il expliqua à Bagueny, étendu sur le sac rempli de paille qui faisait office de matelas :

— L’Armadel est associé à un auteur inconnu auquel on attribue d’autres textes de nécromancie. Il pourrait s’agir d’un Arabe : Al-Madel, ou quelque chose dans le genre. La première version latine connue fut saisie en 1201, et s’intitulait Verae claviculae Salomonis. Elle a ensuite subi de très nombreuses réécritures, jusqu’à ce que le nom de l’auteur présumé, déformé, en devienne le titre.

— Il s’agit donc de magie arabe.

— L’inspiration générale en est cependant chrétienne. Elle concerne non seulement l’évocation des démons, mais également celle des anges.

— Dans votre traité Contra daemonum evocatores vous avez jugé qu’évoquer les puissances infernales était une intention coupable, observa le frère Pedro, qui explorait des doigts l’herbe sèche qui recouvrait les lattes du plancher.

— Oui, et j’affirme de nouveau cette condamnation dans le Directorium Inquisitorum.

Debout au centre de la cabine, les bras croisés, face à l’air marin qui pénétrait par le hublot, Eymerich regarda à son tour le plancher.

— Invoquer des créatures angéliques pourrait être considéré comme un péché léger. En réalité, adresser des ordres au monde spirituel est le symptôme d’une ambition démesurée, et incite tôt ou tard celui qui tente l’expérience à évoquer des entités plus malignes. Qu’un comte de Savoie envoie un traité de cette nature à…

Une exclamation de Bagueny l’interrompit.

— Le voilà !

Le petit religieux bondit de sa paillasse et se mit à taper férocement le sol de ses sandales. Eymerich le regarda avec étonnement, puis il vit avec horreur un cafard courir dans tous les sens sous les brins d’herbe jaunâtre. Bagueny eut finalement gain de cause et sa semelle s’abattit sur l’insecte. Il dut frapper deux ou trois fois de suite pour avoir raison de l’animal.

— Qu’en dites-vous, magister ? demanda Bagueny d’un air triomphal. Un de moins !

— Je pense que cette nuit j’irai dormir de nouveau sur le pont, répliqua Eymerich d’une voix grave. Et à Kallipolis, je descendrai à terre avec la troupe. Rester à bord de cette maudite galère m’est devenu insupportable.