Les remparts de Kallipolis n’étaient pas imposants, mais vus de la mer ils paraissaient tout de même hauts et robustes. La ville comptait a priori trente mille habitants et, vu son étendue, c’était tout à fait possible. Les chemins de ronde et la côte grouillaient de guerriers. On pouvait distinguer leurs turbans et leurs boucliers circulaires. Le soleil faisait miroiter les casques pointus qu’arboraient de nombreux soldats turcs. Les lances et les hallebardes étaient aussi serrées que les barreaux d’une grille.
À bord des galères, les comites hurlaient des salves d’ordres et les hommes armés couraient en tous sens. Sur le navire amiral, le comte de Savoie était apparu en haut du château de poupe, dans son habit vert le plus élégant. Un manteau de velours de même couleur lui recouvrait les épaules. Il y avait à ses côtés l’amiral de la Baume et Francesco Gattilusio qui, pour l’occasion, étaient également vêtus de vert. Les fantassins testaient le poids des échelles construites par les charpentiers pendant le voyage. Sur les passerelles latérales, les archers étaient prêts à décocher leurs flèches.
Fra Bartolomeo observait la scène depuis le pont bâbord en compagnie d’Eymerich et de Bagueny.
— Le débarquement va être difficile, commenta ce dernier.
— Le rythme des rameurs s’est intensifié, alors qu’il aurait dû ralentir, répondit Eymerich, soucieux. Je crois que le comte veut faire échouer les galères sur le sable du rivage. Préparons-nous à un choc violent.
Bagueny était blanc comme un linge.
— Je vais descendre sous le pont, marmonna-t-il. Je n’aime pas trop les collisions, magister.
— Pas d’affolement, nous n’atteindrons pas la plage avant une demi-heure au moins, dit Eymerich en souriant.
Et il ne put s’empêcher d’ajouter avec une certaine perfidie :
— Je vois que les défenseurs de Kallipolis ont des flèches incendiaires. Il y a toujours le risque que le navire prenne feu, et dans ce cas je préfère me trouver sur le pont.
— Oh mon Dieu !
Bagueny se mit à trembler et parut renoncer à l’idée de descendre en cabine.
Fra Bartolomeo, indifférent à la conversation des deux dominicains, observait les remparts de la ville, qui se faisaient de plus en plus nets.
— Vous savez qui gouverne Kallipolis, frère Eymerich ?
L’inquisiteur esquissa un geste vague.
— Je peux le supposer. Un beg, un chef turc, ou bien un ameras, un amiral. Et vu la région dans laquelle nous nous trouvons, j’imagine qu’il dépend du sultan Murad Ier. Nous voyons les Turcs comme une seule entité, mais ils obéissent en fait à huit sultans et autant d’émirs, même s’ils se soumettent tous à l’ikhan des Mongols.
Bartolomeo était perplexe.
— Ce sont donc les Mongols que nous allons affronter ?
— Non. La domination de l’ikhan n’est que théorique, comme celle de l’empereur des Francs sur les royaumes chrétiens. Je pense qu’elle ne durera pas longtemps. Beg, sultans et émirs sont unis par la religion mahométane. Malgré leurs rivalités, ce ne sont pas de véritables ennemis. Contrairement à ce qui se passe dans notre camp quand les royaumes sont divisés, les ghazis se battent toujours avec fanatisme.
— Les ghazis ?
— Oui. Les « combattants de la foi ». Ceux qui nous attendent sur la plage et derrière les remparts.
Les soldats turcs qui attendaient le débarquement ne semblaient pourtant pas si redoutables. Peut-être à cause de leurs longues chemises, ou bien parce qu’ils se tenaient accroupis, en tenant à deux mains lance, hallebarde ou cimeterre entre leurs jambes écartées. Les officiers à cheval n’étaient pas nombreux et se déplaçaient continuellement le long des lignes de défense. Le gros des troupes musulmanes se tenait en haut des remparts, desquels dépassait un grand nombre de clochers et de minarets.
Quand les begs gagnaient un avant-poste, ils n’essayaient pas d’imposer leur religion aux chrétiens ou aux Hébreux. Ils ne commettaient même pas de massacres si l’ennemi acceptait de se rendre (dans le cas contraire, ils se montraient particulièrement féroces). C’était peut-être une des raisons de leur succès et de leur constante progression. C’était également une des raisons pour lesquelles les chrétiens orientaux craignaient plus les Latins que les Turcs. Les catholiques d’Occident fêtaient leurs conquêtes par la destruction des temples, qu’ils soient mahométans, juifs ou chrétiens orthodoxes. Et ils obligeaient ensuite les vaincus à se convertir pour éviter la peine de mort. Une pratique qu’ignoraient les adeptes du Coran, beaucoup plus intéressés par de beaux jeunes hommes ou de belles jeunes filles qu’ils gardaient en vie pour leur plaisir.
— Père Eymerich, je sais que Kallipolis fut pendant longtemps une base catalane. D’une certaine manière, vous rentrez chez vous, dit-il en souriant.
— Vous voulez sûrement parler de la Grande Compagnie catalane de Roger de Flor, devenu ensuite grand duc d’Athènes.
— Oui. Ses mercenaires expulsèrent par la force les Génois de Constantinople, si je me souviens bien. Il y a environ une cinquantaine d’années, Kallipolis était le repaire de De Flor et de son armée.
Eymerich s’assombrit.
— De Flor était en fait allemand. Oui, son armée était catalane, et il faisait croire qu’il l’était aussi. Après le massacre des Génois, il se consacra pendant des années au pillage, jusqu’à ce qu’il s’empare d’Athènes et s’y installe. J’ignore s’il vit encore. Il avait clairement le même but que les vautours de Gênes et de Venise. Ramasser les miettes d’un empire moribond.
Le père Bagueny oublia un instant sa peur pour exprimer sa stupeur.
— Magister, permettez-moi d’insister. J’ai l’impression que vous éprouvez de la sympathie pour un empire schismatique, donc hérétique. Vous critiquez assidûment ses ennemis, indépendamment de leur fidélité à la papauté. Depuis quand la complaisance pour des idées différentes est-elle devenue une valeur plutôt qu’un péché ?
Eymerich ne se formalisa point. Il tapota au contraire fugacement l’épaule de son confrère. Un geste qui ne lui ressemblait pas. Il réussit presque à sourire.
— Vous vous méprenez, frère Pedro. Comment pourrais-je admettre l’idée que l’on puisse se soustraire à la suprématie de la seule Église qui puisse se dire sainte !
L’inquisiteur ménagea une pause, comme s’il réfléchissait.
— J’essaie cependant de penser à l’avenir. Si les conditions actuelles persistent, tôt ou tard Constantinople tombera, j’en suis convaincu. Je crains que ramener les mahométans à la vraie foi soit plus difficile que ça ne l’est aujourd’hui avec les schismatiques. D’où mon indulgence.
Ce qu’il pouvait admettre de Bagueny, c’est-à-dire une légère critique, il ne l’acceptait certainement pas de fra Bartolomeo, qui eut l’insouciance de demander :
— L’indulgence envers les hérétiques n’est peut-être pas un péché, mais ce n’est pas pour autant une bonne chose.
Eymerich, déjà passablement énervé, s’avança brusquement vers le servite la main levée, comme s’il voulait le frapper.
— Comment osez-vous, frère indigne ? lança-t-il. Comment osez-vous m’accuser de tolérance ? Ne savez-vous donc pas à qui vous avez affaire ?
Bartolomeo baissa la tête.
— Excusez-moi, père Eymerich, je me suis mal exprimé…
— Apprenez à parler, alors ! On ne vous a peut-être pas prévenu que j’avais fertilisé la moitié de l’Europe avec les cendres des hérétiques !
Bartolomeo se courba encore plus. Il se recroquevilla presque.
— Je vous prie de m’excuser, magister ! Je ne voulais pas vous accuser de quoi que ce soit !
Eymerich se radoucit. Il éprouva même un vague sentiment de faute, comme à chaque fois qu’il perdait son sang-froid. Ce qui ne le rendit pas plus aimable. Il croisa les bras et adressa au servite un regard noir.
— Pour l’instant je vous pardonne. Vous verrez par vous-même, lorsque nous serons confrontés aux chrétiens schismatiques, si je suis tolérant envers leurs stupides croyances. Si ce n’était pour des considérations purement stratégiques, je les jetterais en pâture aux Turcs, c’est-à-dire au diable.
Bartolomeo leva finalement les yeux.
— Père Eymerich, tout le monde connaît votre rigueur. Croyez-moi, je suis sincèrement désolé.
— Parfait. Maintenant ôtez-vous de mon chemin. Il y a sur cette galère d’autres gens avec qui discuter.
Le servite, humilié, s’éloigna. Tout en l’observant, Eymerich constata qu’une certaine perplexité régnait au sein des rameurs. Ils avaient pour habitude, à proximité des côtes, de lever les rames et de confier la galère au vent, jusqu’à ce que les ancres soient descendues. Les sous-comites les haranguaient au contraire à pleins poumons. Le rythme des tambours était frénétique.
Et toute la flotte était soumise au même régime. Certains nobles avaient fait amener leurs chevaux sur le pont et, alourdis par leurs armures, se faisaient aider par leurs écuyers pour les monter. Des passerelles dépassaient déjà des flancs, au ras de l’eau. Les trébuchets, les catapultes et les mangonneaux étaient chargés. Les archers étaient accroupis derrière les boucliers accrochés aux bastingages. Certains d’entre eux étaient équipés de l’arme redoutable, condamnée en vain par l’Église, appelée arbalète.
Eymerich s’agrippa à l’un des haubans qui tenaient le grand mât.
— Tenez-vous bien, dit-il à Bagueny terrorisé. Le choc est imminent.
Il s’avéra bon prophète. La galère planta sa proue dans le sable. Le choc se répercuta jusqu’à la poupe. Les rameurs s’affalèrent les uns sur les autres, de nombreuses rames se brisèrent. Les trompettes et les flûtes retentirent. Une première pluie de flèches jaillit du rivage mais quasiment aucune ne les atteignit. Les archers chrétiens se levèrent alors au-dessus des boucliers et ripostèrent. Au même moment les passerelles se plantèrent dans le sable.
— En avant, soldats du Christ ! hurla le Comte Vert qui venait juste de grimper sur son cheval.
Il brandissait son épée. C’était le seul noble qui ne portait pas d’armure.
Un hurlement et le piétinement des sabots sur les lattes de bois lui répondirent. Guidés par leurs seigneurs, deux mille fantassins et cent cavaliers jaillirent des galères en direction de l’ennemi. De nouvelles flèches les accueillirent, faisant de grands vides dans leurs rangs.
Les survivants continuèrent à courir en vociférant. Certains chantaient faux une version confuse du Vexilla regis prodeunt.
Il n’y eut aucun contact. Après une énième volée de flèches, les ghazis se replièrent rapidement vers la ville. Il ne s’agissait manifestement pas de lâcheté, mais d’un choix assumé. Les commandants turcs devaient avoir décidé que la résistance principale aurait lieu de l’autre côté des remparts.
Quand les portes de la ville se furent refermées derrière les musulmans, les assaillants chrétiens réfrénèrent leur ardeur. Amédée de Savoie, furieux, fit amener les échelles portées par des soldats qui se protégeaient des volées de flèches en s’abritant derrière des boucliers carrés. Sur les galères, les balistes lançaient des projectiles enflammés en direction des remparts, dans l’espoir de les franchir. Les trébuchets déjà chargés de pierres furent débarqués en dernier, faisant pencher les navires sous leur poids. Une fois plantés dans le sable, ils projetèrent vers Kallipolis des rochers, des braises rougeoyantes et des boules de poix enflammées.
Émerveillé par le spectacle et rendu sourd par les hurlements, Eymerich contemplait la scène avec excitation. Il pinça le bras de Bagueny.
— Je ne m’attendais pas à un tel élan des catholiques. C’est très bon signe. La victoire me paraît proche et accessible.
Le petit dominicain avait cessé de trembler. Il s’extirpa des griffes de son supérieur.
— Reste à prendre effectivement la ville, objecta-t-il. Kallipolis est remplie de ghazis. Qui sait quelles machines de guerre ils cachent derrière les remparts ?
— Aucune machine ne peut rivaliser avec la conviction. Je ne faisais pas confiance à Amédée. Je dois reconnaître que je m’étais trompé.
Le Comte Vert était déjà sous les remparts, en compagnie des autres chevaliers. Ils galopaient pour éviter les flèches qui les frôlaient occasionnellement. Un groupe de porte-drapeaux protégé par des boucliers brandissait l’étendard de la Savoie et le lion de Venise sur fond rouge, en plus du fanion bleu aux trois cercles jaunes. Le drapeau génois exhibé par les soldats de Lesbos flottait également au vent, ainsi que les armoiries fleurdelisées du roi de France. Sur la plage, ou à bord des galères ensablées, les trompettes, les flûtes et les tambours se démenaient pour donner au combat un élan sonore.
Les soldats qui portaient les échelles s’avancèrent, boucliers levés au-dessus de leurs têtes, à la manière de l’ancienne tortue romaine. Nombre d’entre eux périrent sous les flèches, mais les survivants réussirent leur manœuvre. Les seigneurs et les soldats firent la course pour grimper en tête. À la proue du vaisseau amiral plantée dans le sable, Eymerich se disait que l’on pouvait accuser la noblesse croisée de tous les maux, mais certainement pas de lâcheté.
Plusieurs échelles furent abattues, mais d’autres résistèrent le temps suffisant pour permettre aux assaillants de grimper. Les ghazis réagirent de manière habituelle. Jets d’huile bouillante, flèches, pluies de pierres. Les Turcs jetèrent même des troncs d’arbre du haut des remparts. Plusieurs commandants en furent les victimes : Roland de Vaissy, Gérard Maréchal, Jehan d’Iverdan, Simon de Saint-Amour. Pendant ce temps, Amédée de Savoie avait réussi à passer.
Voir un chevalier chrétien faire tournoyer son épée et abattre un tas d’ennemis était réjouissant.
Le spectacle ne dura cependant pas longtemps. Tout en continuant à se battre, le comte de Savoie fut acculé au bord des créneaux. Il bascula en arrière et tomba dans le vide. Son épée tournoya et vint se planter dans le sable. Le noble eut la chance de heurter une des échelles encore plaquées contre les remparts. Il s’agrippa aux barreaux d’une main, puis des deux. Les soldats qui étaient en train de grimper l’aidèrent à descendre, sans trop de dommages. Une fois sur la plage, il dépoussiéra ses genouillères.
— Ça ne va pas fort, fit observer Eymerich du pont de la galère en cale sèche. Peu de soldats ont réussi à franchir l’enceinte, et ils tombent l’un après l’autre, comme des poires pourries.
Bagueny acquiesça.
— Oui, magister, c’est un bien triste spectacle. Si on ne prend pas Kallipolis, il sera difficile d’atteindre Constantinople. On aurait besoin d’un miracle.
Eymerich songea qu’en ce moment Dieu paraissait aider les ghazis plutôt que les chrétiens. Il repoussa avec horreur cette pensée blasphématoire. Il était cependant persuadé que même s’ils parvenaient à dresser de nouvelles échelles contre les remparts, peu d’assaillants seraient capables d’atteindre les créneaux. Les Turcs devaient avoir d’importantes réserves d’huile, car les jets bouillants étaient de plus en plus soutenus. Au bout d’une demi-heure, plus aucun soldat ni aucun chevalier n’osait tenter l’escalade. Par ailleurs, les nuées de flèches et les jets de pierres des catapultes et des trébuchets ne produisaient pas de grands dommages. Trompettes, flûtes et tambours cessèrent de jouer des rythmes guerriers. Lentement, l’assaut s’éteignit.
Amédée était remonté à cheval, un peu meurtri, mais encore plein de vigueur.
— Repliez-vous ! lança-t-il, en ne faisant qu’officialiser ce qui se produisait déjà. On va dresser le camp pour la nuit. On remet ça demain matin !
Eymerich constata avec étonnement que le comte était de bonne humeur. Contrairement à son armée. Il se dit qu’il l’avait vraiment sous-estimé. Il ne faisait plus aucun doute qu’il était courageux.
Ils montèrent les tentes derrière une haie d’étendards plantés dans le sol pour défier la ville-forteresse. Avec en première ligne, sans raison apparente, les drapeaux bleus aux trois cercles. De leur côté, les ghazis n’explosèrent pas de joie comme on aurait pu s’y attendre. Ils paraissaient même plutôt perplexes et n’avaient pas l’air de vouloir tenter une sortie. Comme si leur victoire les étonnait plus que quiconque.
L’après-midi fut consacré à soigner les blessés et enterrer les morts. Eymerich passa la nuit dans la petite cabine, le seul endroit de la galère entièrement dépourvu de cafards et autres animaux répugnants, grâce à la poix déversée dans chaque fissure.
L’inquisiteur se levait en général avant le frère Pedro. Ce matin-là, ce fut cependant son confrère qui le réveilla.
— Père Eymerich ! hurla-t-il. Magister ! Il s’est produit !
Agacé et encore ensommeillé, Eymerich grommela :
— Il s’est produit quoi ?
— Le miracle ! Nous avons gagné !
L’inquisiteur, qui avait dormi à même le plancher, se redressa d’un bond.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Nous avons gagné ! Venez, venez voir ! Kallipolis est tombée ! Vous n’allez pas en croire vos yeux !
Eymerich se leva en affichant une moue sceptique.