Phil Rodriguez était abasourdi. Il fixait les écrans pour se convaincre qu’il ne rêvait pas.
— Ils ont disparu, s’exclama-t-il. Pouf ! Plus un seul géant. Juste au moment où ils allaient abattre notre colonne.
Whitney ne dit rien. Elle n’avait aucune explication. Ross non plus. Ses doigts couraient sur le clavier pour récupérer des données, faisant un bruit étrange. Un membre de l’Euroforce, au crâne de bronze et au menton allongé, observa :
— C’est l’aube. Nous n’avons jamais vu de géants à l’œuvre en plein soleil. Ils viennent la nuit et disparaissent avec la lumière.
Rodriguez secoua la tête.
— Le soleil ne s’est pas encore levé. Évitons de les prendre pour des vampires. Ils choisissent l’obscurité pour paraître plus impressionnants. Ils allaient nous détruire. Qu’est-ce qui a bien pu les convaincre de se retirer ? Je ne comprends pas.
Ross fit tourner son fauteuil.
— Je te le dis, colonel. Les Mosaïques ignorent les géants. Elles se dirigent vers la chair vivante. Elles sont encore dehors à la recherche de proies. Elles feraient même peur à un Polyploïde.
— Rappelle-les. Nous en avons trop peu. On les perdrait en cas d’assaut.
— À vos ordres. Mais il faut en faire d’autres.
— Je dors un peu, puis je descends m’en occuper.
Rodriguez quitta la pièce. Whitney le suivit. Quand ils furent dans le couloir, la jeune femme lui dit avec une pointe de malice :
— Tu m’avais fait une proposition. Pas tellement romantique, mais une proposition tout de même.
Rodriguez s’immobilisa.
— Je suis mort de fatigue. Tu en as vraiment envie ?
— Non, moi aussi j’ai besoin de dormir.
— Eh bien, alors ?
— C’est juste une réservation. Tu es le seul mâle, ici, entièrement fait de chair et de sang. Enfin, c’est ce que je crois.
— Et tu es la seule femme, enfin, c’est ce que je crois.
Rodriguez sourit.
— Réservation acceptée, si le temps nous le permet.
Dans l’ascenseur, il alluma un cigare, et elle une cigarette, sans tenir compte des panneaux d’interdiction.
— Pourquoi les Mosaïques ne voient-elles pas les géants ? Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas chez elles, ou bien c’est nous qui avons un problème ? demanda Whitney.
— Comment le savoir ? répondit Rodriguez. Je pense que les Mosaïques ont une mauvaise vue. Elles ne sont pas vraiment aveugles comme des taupes, vu qu’elles filent droit sur leurs objectifs et sont capables d’éviter les obstacles. J’imagine cependant qu’elles ne sont pas capables de faire la mise au point sur leur environnement. Ce n’est bien sûr qu’une supposition.
Whitney s’appuya contre une des parois de la cabine.
— Je ne comprends plus ce monde. Les vaisseaux psytroniques voyagent par la seule force de la pensée, et pourtant leurs bombardements sont bien réels. Les colonnes dans lesquelles nous sommes enfermés tels des rats dans une cage m’apparaissent comme les seuls éléments concrets. J’ai parfois l’impression que tout ça n’est qu’un rêve. Ou plutôt un cauchemar.
Rodriguez caressa son menton carré et rasé de près, puis toucha l’image de la Sainte Morte (un squelette habillé comme la Sainte Vierge) qu’il portait autour du cou. Vestige de son héritage mexicain.
— L’avantage de la RACHE c’est qu’elle a tout misé sur la psyché, et nous avons eu tort de rester polarisés sur la technologie. Je ne sais pas très bien ce qu’il y a là dehors, à part une guerre éternelle. Nous ne découvrirons la vérité que lorsqu’un des deux camps l’aura emporté.
Les chambres de Rodriguez et de Whitney étaient au troisième étage des soixante que comptait la colonne. Mais pas dans le même secteur : une requête du prêtre Joyce, septième successeur du révérend Mallory à la tête de l’UAS.
Les hommes et les femmes combattaient ensemble mais devaient vivre séparément. Les autres fédérations américaines avaient accepté cette exigence.
Avant de quitter Whitney, Rodriguez fut tenté de l’embrasser. Un geste inhabituel depuis que le métal avait envahi l’espèce humaine et que l’hygiénisme était devenu une valeur. Il redouta une réaction de dégoût et s’en abstint. Il se contenta de dire :
— Bonne nuit.
— Bonne nuit, répondit-elle, vaguement déçue.
La chambre de Rodriguez ressemblait à celles qui accueillaient les morts, dans cinquante-six des cinquante-sept étages qui se dressaient au-dessus d’eux. Il n’y avait bien sûr pas de réfrigérateurs, ni de réservoirs superposés avec liquide de conservation. La lumière froide du néon éclairait un lit, des étagères, une petite table en aluminium qui faisait office de bureau et un fauteuil. Il y avait également une radio, des micros, des haut-parleurs, un ordinateur et quelques appareils. Il n’y avait pas de fenêtres. L’installation d’air ionisé et trop raréfié finissait par irriter la gorge. Dans le passé, on avait dû y entreposer des cadavres car on sentait encore leur puanteur. Rodriguez s’y était habitué. Il bâilla et se dévêtit. Avant de se jeter nu sur son lit, trop petit mais sans montants, il appela les autres tours.
— Tout va bien, les gars ? Ici Colonne 2.
Le lieutenant Reileigh, responsable de la colonne 3, lui répondit le premier.
— Tout va bien, Phil. Aucune activité hostile.
Aussitôt après, le colonel Morris, de la colonne 1, aussi importante que la 2, lui répondit.
— Tout est tranquille. Il n’y a ni géants, ni Polyploïdes, ni quoi que ce soit d’autre. Ils dorment tous et ne se réveilleront qu’au lever du soleil.
La quatrième colonne, basse et trapue, située à la lisière de Nimrod et loin de Ninive, était la moins importante. Privée de cadavres, elle servait avant tout à observer les autres. Une femme de l’Euroforce la commandait, un obscur sergent de la Légion étrangère française du nom de Clarisse Lévy.
— Quoi de neuf, Clarisse ? demanda Rodriguez.
— Rien de spécial, colonel. Calme plat. Comme chez vous, je pense.
— Tu plaisantes ? On vient d’essuyer un assaut de géants d’une violence inouïe.
Il y eut un long silence. Puis Clarisse répondit d’une voix troublée :
— Je n’ai rien vu. J’ai rembobiné les enregistrements puis les ai rapidement parcourus. Il n’y a rien de rien. Aucun géant. Juste une sortie de nos Mosaïques. Avec pour l’instant un repli de la RACHE.
Rodriguez bâilla de nouveau.
— Trésor, fais comme moi. Va dormir.
— Je vois maintenant un ciel bleu foncé strié de veines écarlates. Qu’est-ce qui se passe ?
— Je n’en sais strictement rien, ma petite. J’ai un sommeil de trois ou quatre heures qui m’attend. Laisse-moi tranquille.
Rodriguez coupa le haut-parleur. Il aplatit son oreiller et s’étendit sur le matelas, les pieds en dehors du lit. Il sombra rapidement dans le sommeil. Il fit des rêves horribles en rapport avec les morts qui s’empilaient au-dessus de sa tête, étage après étage. Avec les cadavres entassés dans trois des quatre colonnes de Nimrod.