L’entrée du château de Kallipolis se poursuivait par un sentier pavé qui grimpait entre deux murs de briques. Le frère Bagueny regarda depuis la porte entrouverte le Comte Vert et les croisés qu’ils laissaient derrière eux.
— Pourquoi nous, magister ? se lamenta-t-il. Nous ne sommes pas armés. Qu’allons-nous faire si nous sommes attaqués ?
— C’est une éventualité peu probable, répondit Eymerich qui regardait autour de lui. Cette forteresse m’a l’air d’être déserte. Et si les Turcs s’étaient vraiment cachés ici, ils n’auraient aucun intérêt à s’attaquer à deux religieux envoyés en éclaireurs. Ils ne feraient qu’attirer l’attention de leurs ennemis et s’ils avaient l’intention de rester cachés ce serait alors manqué.
Bagueny ne paraissait pas vraiment convaincu.
— Comme d’habitude, vous minimisez les dangers.
— Au contraire. J’en envisage de bien plus dangereux que ceux que vous redoutez. Notre problème n’a rien à voir avec les soldats turcs. Jusqu’à présent nous avons seulement entrevu les forces maléfiques qui nous entourent. Nous avons juste senti leur souffle, le frémissement de leurs ailes, les petits miracles qui signalent leur présence. J’ai le sentiment qu’à partir de maintenant, la confrontation va devenir directe. Nous sommes sur le point d’ouvrir la porte des ténèbres.
Ils étaient arrivés au pied de la tour, presque aussi large qu’un donjon, mais beaucoup moins haute.
Frère Bagueny fit le signe de la croix.
— Raison de plus pour envoyer les soldats, magister !
Eymerich mit les poings sur ses hanches et fixa son confrère d’un air sévère.
— Quand il s’agit de combattre le démon, il n’y a pas de meilleurs soldats que nous, frère Pedro ! Nous, les dominicains ! Et quels soldats ! Notre fondateur était une fine lame et il écorcha presque un hérétique à coups de fouet. Mon maître, Dalmau Moner, déjoua des prodiges diaboliques et renvoya dans leurs ténèbres des créatures infernales. Nous avons été formés pour n’avoir aucune pitié envers le mal, ainsi qu’à la plus totale intransigeance. Rien ne peut nous effrayer, rien ne peut nous amadouer, rien ne peut nous pousser à la conciliation. Personne ne peut rivaliser avec nous sur ce terrain-là : ni les faibles franciscains, ni ces poltrons de cisterciens. Ai-je raison ?
Le frère Bagueny baissa la tête.
— Vous avez raison, magister.
— Alors suivez-moi sans rechigner. Ne me faites pas regretter mon vieux compagnon, le père Corona, qui était bourrelé de scrupules humanistes mais qui n’hésitait pas à frapper lorsque le moment était venu. Nous n’avons pas peur des démons. Ce sont les démons qui doivent avoir peur de nous, car nous appliquons l’inflexible justice divine.
Sur ces mots, Eymerich franchit d’un pas décidé la porte sans battants de la tour. Il n’essaya pas de voir si Bagueny le suivait : il en était absolument certain.
Le hall était plongé dans l’obscurité, seulement éclairé par une haute fenêtre à meneau. Il n’y avait aucun meuble : juste quelques tapis, de facture probablement turque, étalés sur le sol recouvert de paille. Un escalier en colimaçon sans rambarde, aux marches assez larges, conduisait à l’étage supérieur.
— Magister, dit Bagueny d’une voix un peu plus assurée, vous n’avez pas l’impression qu’il y a de la fumée ?
— Vous avez raison. Une fumée inodore. Il ne s’agit donc pas des encens chers aux mahométans, ni de bougie ou de feu de bois.
— J’ai également l’impression d’entendre… mais oui, les pleurs d’un nouveau-né. Très, très éloigné. Il y a quelqu’un ici, magister !
— Pas obligatoirement. Les chats font parfois des bruits semblables à ceux d’un enfant. D’autres animaux aussi. Il ne nous reste plus qu’à aller le vérifier.
Eymerich s’engouffra dans l’escalier en colimaçon, suivi par Bagueny. La fumée qu’ils avaient repérée planait en fines volutes transparentes, aux formes changeantes. Elle faisait penser à un brouillard qui se dissipait en s’enroulant sur lui-même. Elle était absolument inodore.
Elle paraissait un peu plus dense à l’étage supérieur et s’élevait dans une salle bien éclairée par une grande fenêtre sur laquelle était suspendu le portrait qu’ils avaient vu de l’extérieur.
Eymerich ne put réprimer un frisson en voyant se confirmer ses pires suppositions.
— Cela ne fait aucun doute, murmura-t-il. C’est Némésis. La même que celle de la Sala Virorum Illustrium. Les quatre colonnes, la ville détruite, le désert…
— Et également l’oie et le rémora, compléta Bagueny. Vous savez ce qui est vraiment étrange, magister ?
— Oui, je le sais. Il ne s’agit pas d’une autre variation du thème que nous connaissons déjà, de Némésis ou de Sémiramis. Cette toile représente la même scène que la fresque d’Altichiero. Une copie identique jusque dans ses moindres détails, comme s’ils avaient décroché l’original du mur. Je reconnais même les coups de pinceau.
Le courage de Bagueny s’était rapidement dissipé. Sa voix était de nouveau chevrotante.
— Cette peinture n’a pas pu être transportée de Padoue aussi rapidement… Et puis elle était sur un mur et là nous la voyons sur une toile… Si ce n’est pas de la nécromancie…
— On se calme !
Eymerich leva la main droite et en profita pour éparpiller les filets de fumée qui se condensaient autour de son visage.
— On peut trouver plusieurs explications rationnelles. Altichiero pourrait avoir peint Sémiramis deux fois. Celui-ci était peut-être l’original. Ou bien il aurait pu nous cacher qu’il avait travaillé à Kallipolis. Que savons-nous de lui, finalement ? Avant de tirer des conclusions rapides, mieux vaut…
Eymerich fut interrompu par les gémissements aigus d’un nouveau-né. Au même instant, la lumière du soleil disparut. Un ciel sombre sillonné d’éclairs pulsant comme des artères apparut derrière la fenêtre. D’autres bruits s’y ajoutèrent, assourdissants et cacophoniques. On entendait des voix, le clapotis des vagues, des mugissements. Mais les pleurs déchirants du nouveau-né invisible dominaient les autres sons.
Eymerich frissonna. Il saisit le bras de Bagueny.
— Agenouillez-vous ! Priez avec moi ! hurla-t-il dans l’oreille de son confrère.
Dès qu’ils furent à genoux, Eymerich psalmodia :
— Pater noster, qui es in coelis, sanctificetur nomen tuum, adveniat regnum tuum…
Il se passa alors une chose hallucinante. À l’extérieur, les quatre éléments parurent se déchaîner. Des tremblements de terre grondèrent, des colonnes d’eau s’élevèrent rageusement, l’air se fit incandescent, le feu des éclairs gagna toute la voûte céleste.
— … et dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris…
Eymerich et Bagueny priaient de manière totalement différente. Le second le faisait sur un ton suppliant, tandis que le premier, la tête haute, récitait sa prière d’un timbre puissant et métallique. Comme si ses mots étaient des flèches décochées contre un obscur ennemi.
Ce fut seulement au « libera nos a malo » qu’ils obtinrent un résultat. Les phénomènes atmosphériques cessèrent brusquement et le soleil pénétra de nouveau par la fenêtre, comme si rien ne s’était passé. Les gémissements du nouveau-né se poursuivirent, mais diffus et lointains. La fumée se dissipa.
Eymerich se redressa.
— Sortons d’ici.
Il aida Bagueny à se relever.
— L’entrée n’est plus là ! s’exclama-t-il un instant plus tard, en atteignant l’extrémité de la pièce.
— Vous avez raison, confirma Bagueny angoissé. Et que faisons-nous, maintenant ?
La où se trouvait précédemment l’escalier en colimaçon, il n’y avait plus aucune ouverture ni aucune rambarde. Rien qu’un plancher nu, avec quelques paillasses posées ici et là. On avait l’impression qu’il en avait toujours été ainsi. Des volutes de fumée blanche dansaient, se dissociaient, se recombinaient.
Eymerich se pencha pour explorer du bout des doigts les interstices entre les lattes du parquet, à la recherche de leviers ou d’un mécanisme capables d’ouvrir une trappe. Il y renonça aussitôt.
— Inutile de chercher un dispositif de nature humaine. Nous sommes encore prisonniers d’esprits du mal exceptionnels. Nous devons trouver une autre issue.
— Il n’y en a pas, magister ! gémit Bagueny. Je ne vois aucune porte et la fenêtre est trop haute !
— Je suis pourtant certain qu’il existe un passage. Et je crois même savoir où il se trouve.
Eymerich se dirigea d’un pas assuré vers le tableau. Ce qui lui confirma une sensation déjà éprouvée : la toile tremblait légèrement. Il tendit l’oreille. Les pleurs ininterrompus du nouveau-né étaient beaucoup plus clairs.
L’inquisiteur essaya de déplacer le cadre, sans succès. Il planta alors ses ongles dans la poitrine de Sémiramis. La toile céda sans trop de résistance. Il en arracha des lambeaux entiers. Une cavité sombre et enfumée, pouvant laisser passer un homme, apparut. Les pleurs s’amplifièrent.
— Il faut passer par là, dit Eymerich.
— Vous plaisantez, magister ?
Bagueny affichait une pâleur cadavérique.
— Qui sait où va nous conduire ce boyau ? Mieux vaut appeler le comte Amédée par la fenêtre et attendre qu’il vienne nous sauver.
— Il ne pourrait rien faire. Il compte sur nous pour lui ouvrir la route, pas le contraire.
— Mais, magister, le démon qui nous tourmente cherche probablement à nous attirer dans cette galerie !
— Et alors ?
Eymerich esquissa un sourire.
— N’ayez pas peur, frère Pedro. Les démons n’ont pas le pouvoir de tuer les humains, à moins que les victimes soient des enfants non baptisés. Ils peuvent nous tourmenter, bien sûr, provoquer des hallucinations, nous impressionner. Mais le meurtre ne figure pas dans leur arsenal.
— Si vous le dites… Vous n’avez donc jamais peur, magister ?
Eymerich évita de répondre. La crainte, l’effroi, l’angoisse ne lui étaient pas inconnus. Sa mère, doña Luz, avait tout essayé pour les lui inculquer. Mais ce genre d’émotion, comme n’importe quelle autre, disparaissait quand l’inquisiteur se trouvait confronté à un danger. Il devenait alors une pure machine de guerre, un mélange de raison, d’instinct et d’agressivité. Il en hériterait une profonde fatigue, mais seulement une fois la bataille remportée.
En pénétrant dans la galerie, Eymerich fut saisi par un courant d’air chaud. Il se rendit compte que ses pieds étaient plongés dans un liquide visqueux. Il avança en tapotant les parois humides pour apprécier la largeur du boyau.
Ce dernier paraissait suivre une trajectoire courbe, sans fin. Si le phénomène pouvait paraître insolite au cœur d’un bâtiment carré, il le devint encore plus lorsque les dominicains empruntèrent toute une série de virages.
— On dirait que nous descendons, mais la pente est faible, observa Eymerich à voix basse. En attendant, le niveau du liquide qui nous baigne les pieds est en train de monter.
— Je n’essaie même pas de suggérer un repli, hasarda Bagueny.
— Vous avez raison, ce serait une perte de temps… Attendez, je vois une lumière !
Eymerich s’arrêta si brusquement que son confrère s’écrasa contre son dos. L’inquisiteur, qui ne supportait d’ordinaire aucun contact humain, ne s’en formalisa point. Il fixait une lueur lointaine, faible mais suffisante pour éclairer le tunnel dans lequel ils se trouvaient : une galerie irrégulière de section circulaire, sans aspérité, dépourvue des stalactites et des toiles d’araignée qu’on trouvait habituellement dans ce genre d’endroit. Le liquide qui coulait au niveau du sol, sans produire le moindre clapotis, avait un aspect blanchâtre.
Eymerich se remit en marche, tandis que Bagueny s’agrippait à son manteau. Quelques minutes plus tard, ils s’immobilisaient au-dessus d’une gigantesque caverne, paralysés par le plus incroyable des spectacles.
Les parois rosâtres et phosphorescentes éclairaient l’abîme. Des rigoles de liquide blanc et visqueux ruisselaient de tous les côtés vers les profondeurs. Là où le fluide formait comme un lac, on voyait émerger une gigantesque forme palpitante, de nature manifestement organique, ressemblant au dos d’un crapaud cyclopéen, violacé et irisé d’un réseau serré de veines rouges. Il n’y avait pas de fumée, ni dans la grotte ni autour de la créature. Le vagissement était toujours présent et paraissait venir des profondeurs de la mare blanchâtre.
— Mon Dieu, quelle est cette chose ? s’exclama Bagueny, horrifié.
Eymerich essayait de conserver sa lucidité. Il avait tellement froid que le sang s’était retiré de son épiderme.
— Je ne sais pas, mais c’est vivant… Regardez, ça bouge !
La masse palpitante tournait sur elle-même en agitant le liquide qui l’entourait. Un instant plus tard, deux yeux enflés et aveugles, plantés dans un crâne chauve et écrasé, émergèrent du lac et fixèrent le vide. Le vagissement devint lancinant.
— Un fœtus ! s’exclama Eymerich, abasourdi.
Ce fut le seul mot qu’il put dire. Une vague de purée blanche remplit brusquement le conduit où ils se trouvaient et les projeta dans le vide. Ils plongèrent vers le corps violacé de la créature monstrueuse et son placenta ruisselant.